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Showdown : De la Crimée et du rôle de la force dans la politique contemporaine

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A propos de l’affaire de Crimée, deux nouvelles se sont succédées à quelques heures d’intervalles. D’une part, elle annonçait son indépendance (à 78 voix pour sur 81 au Parlement de Crimée) et sa volonté de rejoindre la fédération de Russie. Ces mouvements doivent être validés par un référendum populaire, dont personne ne doute de l’issue. D’autre part, le président ukrainien par intérim indiquait qu’il n’enverrait pas les troupes reprendre l’entité sécessionniste.

Pour lui, « Nous ne pouvons pas nous engager dans une opération militaire en Crimée, ainsi nous dénuderions la frontière Est et l’Ukraine ne serait pas protégée, les militaires russes comptent là-dessus« . Concrètement, l’Ukraine n’a pas d’autre choix : ce n’est pas tant qu’elle craigne une poussée russe sur sa masse continentale. En fait, au terme des grands exercices-surprise du début du mois, les forces russes – qui auraient été nécessaires pour attaquer – ont effectivement regagné leurs casernes, la Russie s’empressant de le faire savoir.

Plutôt, il s’agit d’une affaire bien entendue. Les Russes ont tiré les leçons de la « stratégie paradoxale » d’E. Luttwak : il faut savoir ne pas aller trop loin. Leurs bases navales sont définitivement sanctuarisées ; la Crimée sera reliée par un pont de quelques kilomètres au kraï de Krasnodar qui désenclavera Kerch ; la marine ukrainienne est pour une bonne part passée aux mains russes. De facto, les Ukrainiens n’ont rationnellement pas d’autre choix que de reconnaître le fait établi :

– la configuration géographique de la Crimée rend coûteuse sa reprise ;
– sa configuration ethno-politique rendrait son maintien en Ukraine, dans le long terme, encore plus délicat ;
– à supposer qu’elle en soit capable, lancer l’armée ukrainienne en Crimée l’auto-détruirait : pas tant du fait de la confrontation aux forces russes et pro-russes que sous la pression de ses propres divisions politiques ;
– même si ces obstacles n’étaient pas dissuasifs en soi et qu’ils étaient dépassés, la sanction russe – une nouvelle prise de gage territoriale – sanctionnerait l’aventurisme de Kiev.

L’affaire semble donc se solder par une annexion en bonne et due forme. Semble, seulement : le 25 mai 2014, des élections présidentielles se tiendront en Ukraine et toutes les parties ont plus de deux mois pour travailler les opinions. Il n’en demeure pas moins que plusieurs leçons peuvent être tirées de l’affaire – ne prétendant pas à l’exhaustivité, nous ne nous en tiendrons qu’à quelques-unes.

Premièrement, il y a un antagonisme, majeur et insolvable entre :

– un système postmoderne fondé sur le droit international, la diffusion des normes de bonne gouvernance, la vision de la force (son emploi ou la menace de son emploi) non comme une composante de la stratégie intégrale mais comme une mesure de dernier recours et ;

– une puissance moderne où la force, raisonnée et maîtrisée en l’occurrence, occupe une place plus importante dans la stratégie intégrale et où le droit international n’est pas une norme suprême mais un instrument utilisé pour valider des choix politiques impliquant justement la violation de ce droit.

Au final, c’est évidemment le moderne qui l’emporte sur le postmoderne : ce dernier cherche à maintenir un ordre voire à le faire évoluer de manière douce ; le premier à le changer suivant ses intérêts définis en termes de puissance, au besoin en imposant des ruptures. A ce jeu, la force ou sa menace peut certes paraître brutale, il n’en demeure pas moins que c’est dans l’initiative que réside l’efficacité stratégique. Moscou a obtenu ce qu’elle voulait ; l’Ukraine pourra s’estimer heureuse si au 26 mai 2014, elle n’aura perdu que la Crimée.

Deuxièmement, si le moderne l’emporte sur le postmoderne, c’est aussi que les formes alternatives de puissance apparaissent comme bien inopérantes. Nombre d’auteurs ont déjà examiné la question de l’efficacité des mesures de rétorsion économique en tant que moyen de coercition, par exemple – j’ai souvenir d’un Que Sais-Je du début des années 1990 l’évaluant à 33 % d’efficacité.

Ici, il est clair que leur instrumentalisation par l’Union européenne n’a abouti qu’à des effets marginaux : certes, une baisse des cours à Moscou mais aussi sur les places européennes. Dans des économies interdépendantes – pour ne pas dire mondialisées – les « armes » économiques sont à double tranchant et le principe de sureté, bien connu des stagiaires en école de guerre, semble totalement oublié.

Troisièmement, ces formes alternatives de puissance ne remplacent pas la puissance. Dès lors que l’on parle de la dissuasion – en l’occurrence, en faveur du maintien de l’ordre international établi – comme d’une fonction stratégique (ce qui est exact du point de vue théorique dans une perspective de stratégie intégrale) cela implique une crédibilité.

Or, cette dernière ne peut manifestement pas être atteinte sur base d’une stratégie déclaratoire (1) fondée sur des éléments de langage tels que « la puissance douce » ou cette aberration qu’est « la primauté des options politiques sur les options militaires ». Dans ce dernier cas, les mouvements russes ont une fois de plus montré, si besoin il était, que les options militaires SONT des options politiques.

In fine, pour paraphraser le secrétaire général de l’OTAN – mais surtout la plupart des penseurs réalistes – la puissance douce n’est pas la puissance. Elle n’en est qu’une composante – et certainement pas la plus importante face à un Etat disposant d’une stratégie intégrale qu’il est déterminé à mettre en œuvre.

Joseph Henrotin

(1) La stratégie déclaratoire est la troisième composante de la stratégie militaire, avec la stratégie opérationnelle et celle des moyens.

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

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