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La propagation des murs anti-immigration : un « nouveau » défi pour les migrants

Une barrière marque la frontière entre la ville de Tijuana au Mexique (à droite) et celle de San Diego aux États-Unis (à gauche). Courant sur plus de 1200 km (sur 3200 km de frontière commune), cette barrière, qui existe depuis une vingtaine d’années et qui devait mettre fin à l’immigration illégale, puis au trafic de drogue, aurait un coût (incluant l’entretien) d’environ 6 milliards de dollars. (© DoD/Gordon Hyde)
Parfois construits dans le but d’éviter un conflit ou de réduire les trafics et la contrebande, la majorité des murs frontaliers existant aujourd’hui dans le monde ont été érigés dans le but de stopper ou de réduire l’afflux des migrants. Mais ces cicatrices géographiques détournent les flux ou figent la situation, bien plus sûrement qu’elles n’y remédient.

L’année 2015 restera celle où l’Autriche, la Slovénie, l’Estonie, la Hongrie, le Kenya et la Tunisie ont entamé la fortification de leurs frontières. Celle où la Bulgarie, l’Arabie saoudite et la Turquie ont décidé d’entreprendre la réfection ou la consolidation des barrières qu’elles avaient déjà érigées. Celle où les pays baltes et la Macédoine ont laissé flotter l’idée qu’ils allaient à leur tour murer leurs frontières. Celle où deux candidats à l’investiture républicaine aux États-Unis auront jonglé avec l’idée d’un mur frontalier, nouveau au nord (Scott Walker) et renforcé au sud (Donald Trump). Cette année restera le point d’orgue d’une décennie au cours de laquelle six États démocratiques d’Europe auront choisi de remonter le temps et de se joindre aux quatre démocraties qui y avaient déjà succombé (États-Unis, Espagne, Israël, Inde). Ainsi, alors qu’une dizaine de murs subsistaient à l’issue de la guerre froide, ils sont désormais plus de 65 construits ou en passe de l’être, le long de 40 000 km de frontières, pour les trois-quarts érigés au cours des deux dernières décennies (1).

En effet, à la chute du mur de Berlin, le monde paraissait avoir changé : tout en consacrant la fin de la guerre froide, la décennie des années 1990 amenait avec elle l’idée d’une paix durable et globale. Le monde s’affirmait sans frontières, les souverainetés étaient dépassées, les États obsolètes. Les théoriciens des relations internationales ont alors prédit la fin des territoires, des États, de l’Histoire, de la Géographie, et l’essor des régions, des espaces et des réseaux – contredits parfois, mais de manière guère audible, par les géographes spécialistes des « border studies  » (2). Malgré les obstacles et les réticences que générait la mondialisation, le mouvement paraissait quasi inexorable. Pourtant, les événements du 11-Septembre ont mis abruptement un terme à ces aspirations, ranimant les États et les frontières (3). Compte tenu de la vitesse à laquelle s’est opérée cette révolution, on peut considérer que ces événements n’ont fait que révéler une tendance qui était déjà en marche comme un effet collatéral de la mondialisation. Dans ce cadre, les frontières ne sont plus souples et poreuses, mais dures et agressives ; elles ne sont plus seulement étanches, mais aussi pixellisées (4), s’étirant jusqu’au cœur du territoire d’autres États, dans les aéroports, les zones frontalières, loin de la ligne de démarcation (5). Fortifiées, elles sont de plus en plus souvent délimitées par des clôtures, des barbelés tranchants, des murs, bordées de chemins de garde et de miradors, ourlées de capteurs et de senseurs, de caméras infrarouges et de dispositifs d’éclairage. Dans cette nouvelle configuration, les frontières n’ont plus vocation à canaliser les flux – comme le faisaient l’ensemble des murs de la Rome antique : murs d’Hadrien ou d’Antonin, Fossatum Africae, limes –, mais à les bloquer.

Des murs en réponse à l’instabilité internationale

Parmi les murs existants, sept ont été réalisés dans l’objectif de figer une ligne de démarcation et de pacifier une zone frontalière contestée (entre les deux Corées, à Chypre, au Sahara occidental, entre le Koweït et l’Irak, entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan, entre l’Inde et le Pakistan, entre Israël et le Liban), en marquant la fin d’un conflit, mais aussi la fin des échanges. Dans cette optique, le mur définit le périmètre de la souveraineté de l’État et l’établissement d’une frontière de fait, susceptible à terme de se muer en frontière de droit. Ces murs se font rares.

Les « autres » murs, eux, se multiplient, qui servent à prévenir des menaces : ils sont « anti ». Dans ces cas, l’immigration illégale (par exemple au Maroc avec Ceuta et Melilla, à la frontière mexicano-américaine, entre le Zimbabwe et le Botswana, entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan, entre la Chine et la Corée du Nord, entre Israël et l’Égypte, en Europe orientale), la lutte contre la contrebande (bien souvent corollaire de la lutte contre l’immigration clandestine, comme entre l’Iran et l’Afghanistan), ou encore la lutte contre le terrorisme (comme dans le cas d’Israël, entre le Brunei et la Malaisie, entre la Thaïlande et la Malaisie, entre l’Arabie saoudite et le Yémen) vont légitimer l’érection des murs – parfois les trois simultanément, comme dans le cas de la barrière entre l’Inde et le Bangladesh. En ce sens, les barrières frontalières constituent une réponse asymétrique à l’instabilité générée par le système international. En effet, lorsqu’un mur est érigé le long d’une frontière, il s’inscrit en opposition à elle : alors que le tracé de la ligne frontalière est en principe bilatéral, régi par des conventions, l’érection d’un mur frontalier est unilatérale – c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il est construit à l’intérieur du territoire de l’État prescripteur.

Dès lors, la construction de murs frontaliers traduit le glissement de la politique frontalière vers un monde de menaces. Enjeu classique et local, la frontière devient progressivement un enjeu de « sécurité nationale », tendance qui s’accompagne logiquement de sa militarisation. Ce faisant, cette dimension de la frontière murée va prendre deux aspects. D’une part, la gestion de la frontière devient plus militaire : on va y voir le déploiement de soldats actifs – comme la brigade d’ingénierie de l’armée de l’air d’Alaska venue en Arizona à Nogales pour construire une route de patrouille le long du mur avec le Mexique. D’autre part, le recours aux technologies duales, à la fois civiles et militaires (caméras, senseurs, capteurs, drones) et, ce faisant, l’implication de gros consortiums liés à l’armement et à la défense (EADS, Boeing, Elbit) dans les chantiers frontaliers, font bondir le marché de la sécurité frontalière, désormais évalué à 14 milliards d’euros en 2015 (6).

Une réponse inadéquate

Pour autant, ce réflexe de repli des États derrière des remparts d’une autre époque ne permet pas de répondre aux problèmes contemporains pour lesquels ils ont été érigés. Les murs génèrent presque automatiquement des transgressions. C’est en tout cas ce que voulait dire la gouverneure d’Arizona, Janet Napolitano, en 2005, en critiquant une proposition législative visant à étendre le mur le long de la frontière mexicaine : « Montrez-moi un mur de 15 mètres et je vous montrerai une échelle de 15,5 mètres » (7).

En effet, dans la lutte contre les trafics, les murs ne sont pas véritablement un succès. C’est d’ailleurs en Arizona que les trafiquants de drogue ont utilisé en 2013 un canon à air comprimé pour propulser 33 boîtes de conserves contenant plus de 40 kilos de marijuana par-dessus le mur. Dans la même région, un tunnel passant sous la frontière a été découvert en juillet 2012 : long de 230 mètres, creusé 18 mètres sous la surface, il reliait un commerce mexicain à un commerce américain de San Luis en Arizona et a été opérationnel pendant six mois – pour transporter armes et drogue. Ainsi, que ce soit avec des drones, des sous-marins (pour contourner Tijuana et arriver au large de San Diego), ou des ULM, les trafiquants parviennent à se jouer des murs.

De surcroît, comme l’évolution des trajectoires migratoires vers l’Europe en témoigne, les murs ne parviennent pas à enrayer l’immigration clandestine, ils la déplacent. Les opérations de contrôle des frontières au cours des deux dernières décennies, tant par les États que par Frontex, se sont enchaînées. Mais le système espagnol SIVE, les barrières de Ceuta et Melilla ou d’Evros, la création de Frontex et la mise sur pied des opérations maritimes et terrestres (« Gate of Africa », entre le Maroc et l’Espagne, « Hera » autour des Canaries et « Nautilus », entre la Libye, Malte et l’Italie en 2006 ; puis « Poseidon » dans la région de la Grèce en 2007 ; « Indalo », dans la zone allant de l’Afrique subsaharienne à l’Espagne en 2009 ; « Hermès » entre le Maghreb et les îles de Lampedusa, de la Sicile et de la Sardaigne en 2011 ; « Aeneas », dans la mer Ionienne en 2012 ; « Triton » en Méditerranée en 2014…) n’ont pas interrompu les routes migratoires, ils n’ont fait que les redessiner, plus dangereuses certes, mais toujours aussi fréquentées (8). L’arrivée de migrants syriens à la frontière américaine en novembre 2015, après un long détour par la Colombie puis la (très hostile) jungle panaméenne ou encore leur passage par le cercle arctique pour accéder au territoire norvégien (via la ville de Nickel en Russie) témoignent de la plasticité de ces trajectoires.

Puisque les murs complexifient des itinéraires clandestins, qui deviennent plus aléatoires, les migrants ont de plus en plus recours aux passeurs, qui ont la capacité de redéfinir les routes migratoires en fonction des obstacles qu’ils rencontrent. Et les groupes criminels sont ainsi, de facto, invités à organiser le passage de la frontière. Le passage frontalier se mue alors en trafic de personnes avec les phénomènes qui y sont associés (extorsion, kidnapping, détention, agressions, prostitution). Cette dynamique est particulièrement documentée à la frontière mexicano-américaine (9). Les femmes sont particulièrement vulnérables. La plupart de celles qui font le trajet depuis l’Amérique centrale prennent une pilule contraceptive – et sont incitées à le faire par les ONG qui travaillent avec elles – tant le risque d’être agressée est intégré dans leurs trajectoires de migrations (10). Ce faisant, les murs ont pour effet de normaliser la violence à la frontière et de vulnérabiliser les migrants.

Et parce que les murs alimentent l’économie souterraine, ce qui rend les flux plus difficiles à contrôler, ils ont parfois l’effet opposé à celui qui était recherché : aux États-Unis, le mur a mis un terme au cycle migratoire saisonnier, pérennisant l’installation des clandestins sur le territoire américain, tandis qu’en Europe, les camps provisoires (comme à Calais) s’inscrivent dans la durée.

Enfin, les murs ne contribuent pas à pacifier la zone frontalière et finissent par limiter les options d’un traitement concerté de problèmes transfrontaliers. Pis, ils ne réduisent pas le niveau d’insécurité : même l’exemple israélien n’est pas probant en la matière, puisque ce sont plus des facteurs exogènes qui ont contribué à la diminution du nombre d’attentats, qu’un mur dont la porosité est manifeste (11). De même, lorsque l’Inde a amorcé l’érection d’un mur le long de sa frontière avec le Bangladesh, elle a invoqué la pression migratoire et les questions de contrebande, tout en subissant des pressions politiques (le parti Bharatiya Janata instrumentalise la barrière pour surfer sur la vague populaire anti-musulmane). Pour autant, les 2824 kilomètres de barrière murés le long de la frontière bangladaise n’ont pas résolu les difficultés économiques de son voisin, ni l’afflux d’immigrants illégaux (qui ne tarit pas). Pis, le Bangladesh est, en raison de son altitude, particulièrement exposé aux changements climatiques et à la hausse du niveau des mers. Ce faisant, l’absence de coopération a des conséquences réelles sur la sécurité de la région, car le mur a posé une chape de plomb sur un problème qui va aller croissant (12).

Des cicatrices durables

Dans le même temps, ces structures murées déforment les zones frontalières, influent sur les sociétés locales qui doivent se recomposer, altèrent les écologies locales, et portent atteinte à la sécurité humaine.

Les murs scarifient le tissu local. Ils isolent des populations dans des enclaves entre le mur et la frontière – par exemple au Bangladesh, au Cachemire, en Cisjordanie ou encore au Texas. Ils vont contribuer à la déstructuration de sociétés agraires : la mise en place de barrières qui rendent difficile voire impossible l’accès aux services publics, aux champs, le limitant à des périodes de récoltes, ou compliquent les procédés d’irrigation et d’accès aux ressources naturelles, sont bien documentés par les institutions internationales (13). Alors qu’une étude récente de l’université de Princeton montre que le différentiel économique serait un facteur clé pour expliquer la construction des murs frontaliers (14), force est de constater que les murs tendent à leur tour à exacerber ces inégalités – ce qu’illustre par exemple particulièrement bien la ville frontalière de Nogales, où, côté mexicain, l’économie est désormais moribonde.

De plus, les murs affectent des écosystèmes au point de menacer la survie de nombreuses espèces (15) ou de les altérer irrémédiablement, comme l’affirme en 2003 une équipe de l’université de Pékin, qui a documenté les mutations génétiques dissociées de la flore de part et d’autre de la grande muraille de Chine (16). Les effets des murs perdurent donc bien au-delà de leur utilité politique.

Dès lors, la banalisation de la réponse murée en relations internationales est en soi un paradoxe, puisque les murs finissent toujours par tomber physiquement (comme le mur de Berlin) ou symboliquement (comme la Grande Muraille de Chine) et grèvent substantiellement les finances publiques de l’État qui les construit (de 900 000 à 4,1 millions d’euros par kilomètre (17) – sans compter l’entretien). Naturellement, avec des populations de plus en plus anxieuses face aux effets non maîtrisés de la mondialisation et un électorat de plus en plus volatile, le mur peut représenter une stratégie populiste efficace… À court terme ! En effet, les murs s’articulent le long d’une ligne de faille économique, entre le Nord et le Sud, sans y remédier. À plus long terme, ils ne permettront pas d’enrayer les migrations que les changements climatiques ont commencé à générer. Ainsi, les murs ne sont qu’un bandage sur une blessure plus profonde : ils apportent une solution nationale et stato-centrée à des problèmes de nature « inter-nationale » dont l’ampleur supposerait un engagement multilatéral et concerté, un investissement substantiel dans la sécurité alimentaire, écologique et la résolution de conflit. À défaut, si la crise syrienne doit être vue comme un cas d’école, l’industrie du mur a encore de beaux jours devant elle.

Notes
(1) Données de : Élisabeth Vallet, Zoé Barry, Josselyn Guillarmou, Chaire-Raoul-Dandurand, UQAM, 2015.
(2) David Newman et Anssi Paasi, « Fences and Neighbours in the Postmodern World : boundary narratives in Political Geography  », Progress in Human Geography, vo. 22, n2, avril 1998, p. 186-207.
(3) Jean-Jacques Roche, « Murs et frontières à l’heure de la mondialisation ou la reterritorialisation du monde », in Cahiers de la sécurité spécial « Immigration et sécurité », INHESJ, no 17-18, juillet-décembre 2011.
(4) Didier Bigo et Elspeth Guild, « The Transformation of European Border Controls », in Bernhard Ryan et Valsamis Mitsilegas (dir.), Extraterritorial Immigration Control : Legal Challenges, Boston et Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2010, chapitre 9, p. 13.
(5) Voir Anne-Laure Amilhat-Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, Paris, PUF, 2015.
(6) VisionGain, Border Security Market Report 2015-2025, 6 août 2015, 364 p. ; Elisabeth Vallet, « Des murs d’argent. Et la frontière devint un marché prospère et militarisé », Visions cartographiques, 29 novembre 2013.
(7) « More fence doesn’t make sense  », Tucson Citizen, 22 décembre 2005 [trad. auteur].
(8) Voir les travaux de Migreurop, Atlas des migrants en Europe : géographie critique des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, 2012.
(9) Notamment par des photographes comme Susan Harbage Page.
(10) Sylvanna Falcon, « Rape as a Weapon of War : Advancing Human Rights for Women at the U.S.-Mexico Border », Social Justice Journal, vol. 28, no 2, 2001, p. 34.
(11) David Newman, « Don’t blame the gap in the wall », The Guardian, 2 septembre 2004.
(12) Amarjyoti Borah, « Assam’s border farmers fenced in by changing climate conditions  », Reuters, 22 décembre 2015.
(13) United Nations – OCHA PT, Five years after the International Court of Justice advisory opinion– A summary of the Humanitarian Impact of the Barrier, Jérusalem-Est, OCHA PT, juillet 2009.
(14) David B. Carter et Paul Poast, « Why do states build walls ? Political Economy, Security and Border Stability  », Journal of Conflict Resolution, 1er septembre 2015, en ligne : http://www.princeton.edu/~dbcarter/David_B._Carter/Research_files/walls_JCR_final.pdf.
(15) Jesse R. Lasky, Walter Jetz et Timothy H. Keitt, « Conservation Biogeography of the US-Mexico Border : a transcontinental risk assessment of barriers to animal dispersal  », Diversity and Distributions, no 17, 2011, p. 673-687.
(16) H. Su, L.-J. Qu, K. He, Z. Zhang, J. Wang, Z. Chen, H. Gu, « The Great Wall of China : a physical barrier to gene flow ?  », Heredity, no 90, 2003, p. 212 – 219.
(17) USGAO, Secure Border Initiative Fence Construction Costs, GAO-09-244R, 29 janvier 2009.

Article paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 31, février-mars 2016.

À propos de l'auteur

Élisabeth Vallet

Directrice de l’Observatoire de géopolitique et chercheure en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand (Université du Québec à Montréal).

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