Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Quelles perspectives pour les relations Europe-Russie ?

Les tensions grandissantes entre l'UE et la Russie sont notamment visibles dans l'augmentation des exercices militaires russes et otaniens de grande ampleur. (© BelkaG/Shutterstock)
Depuis la crise ukrainienne, la relation UE-Russie s’est tendue dans tous les domaines. Elle est aussi devenue complexe, puisque Paris et Berlin se sont instituées interlocuteurs privilégiés de Moscou.

Les relations entre Europe et Russie semblent dans l’impasse à tous les niveaux. Avec les sanctions et contre-sanctions, les échanges commerciaux se sont effondrés. La situation entre l’Ouest et la Russie à la frontière balte de l’Union européenne (UE) a été prise en main par l’Otan et on ne voit pas comment l’UE pourrait la reprendre, les cadres de discussion entre l’Union et Moscou étant gelés. L’incertitude sur la nouvelle politique de Washington ajoute encore au trouble. Néanmoins, l’analyse géopolitique permet de discerner un certain nombre d’éléments tangibles.

Les relations commerciales UE-Russie sont structurellement atteintes

L’UE reste un partenaire essentiel pour la Russie

Avec la chute des cours du pétrole, le volume des exportations russes – le pétrole en représentant à lui seul 54 % – s’est effondré, passant de 543 milliards de dollars en 2013 à 343 en 2015 (1). Ce volume est à 60 % destiné aux pays membres de l’UE. Le marché mondial ne pouvant se passer de l’apport russe, sauf à voir flamber les cours, la Russie restera un grand exportateur de matières premières.

Une mutation importante affecte toutefois le marché du gaz (11 % des exportations russes). Avec la multiplication des usines de gaz naturel liquéfié (GNL), l’UE pourra bientôt s’approvisionner sur tous les continents. La Russie dépend, elle, du marché européen : sur 186 milliards de mètres cubes exportés en 2015, 153 étaient destinés à l’UE. Mais en 2020, sa capacité de liquéfaction atteindra 60 milliards de mètres cubes. Elle pourra elle aussi diversifier sa clientèle, surtout vers les marchés asiatiques, plus rémunérateurs.

L’UE et les États-Unis ont imposé des sanctions économiques à la Russie à partir de juillet 2014. La Russie a répliqué par un embargo sur les produits agro-alimentaires occidentaux en septembre. Les sanctions économiques étaient sans risque pour les États-Unis, dont les exportations vers la Russie s’élevaient à 16 milliards de dollars en 2013. Ce n’était pas le cas pour l’UE, qui avait exporté pour 134 milliards de dollars vers la Russie en 2013. En 2015, ce volume est inférieur de 48 %, alors que les importations de la Russie en provenance du reste du monde n’ont baissé que de 38 %.

Les exportations vers la Russie peuvent-elles se rétablir ?

Moscou a profité des sanctions pour adopter une stratégie de substitution : frapper les importations pour inciter à une production nationale. L’agro-alimentaire, notamment les produits d’élevage, dont les pays de l’UE étaient de grands fournisseurs, représentait 16,3 % des importations russes en 2013 (85 milliards de dollars). C’est ce secteur qui a été ciblé. Les résultats sont déjà tangibles : les importations de viande des pays hors CEI sont tombées de 1,6 million de tonnes (t) en 2013 à 700 000 t en 2015. La production russe est passée de 8,5 à 9,5 millions de tonnes. Les importations russes de fromage sont tombées de 452 000 t en 2013 à 201 000 t en 2015. Depuis 2015, les entreprises occidentales du secteur multiplient les investissements en Russie, car pour rester présent sur ce marché, il faudra produire et transformer sur place. Les exportations en fruits et légumes frais pourraient en revanche se rétablir, à l’instar des exportations turques qui ont pu reprendre à partir du dégel des relations entre Moscou et Ankara, à l’été 2016.

Dans le domaine des technologies, l’embargo occidental a frappé trois domaines essentiels pour la Russie : le forage en mer, l’exploitation du pétrole de schistes, les technologies duales (civiles mais pouvant avoir un usage militaire). Cette stratégie repose sur le constat que pour la Russie, d’Ivan III au XVe siècle, jusqu’à la Russie soviétique du XXe siècle, les techniques sont toujours venues de l’Ouest, légalement ou par espionnage. L’erreur est qu’au XXIe siècle, la technologie n’est plus un monopole occidental. Différents pays d’Asie ont développé des compétences et la Russie également, certes incomplètes, mais bien réelles.

Les sanctions ont démontré à la Russie que, dans aucun domaine stratégique, elle ne peut dépendre de pays susceptibles de la frapper d’embargo. Des priorités nationales de recherche ont donc été décrétées, pour le forage notamment, mais leur aboutissement prendra quelques années. La coopération avec la Chine, hésitante depuis des années, a subi un coup d’accélérateur dès 2014. Les deux États ont procédé à des échanges dans le domaine spatial : puissants moteurs russes pour les fusées chinoises, pièces chinoises se substituant aux occidentales pour l’industrie spatiale russe. Un projet de construction en commun d’un long-courrier, appareil que la Russie ne sait plus concevoir et que la Chine ne sait pas encore concevoir, est sur les rails pour rompre le monopole Boeing-Airbus. Alstom et Siemens étaient en concurrence pour la grande vitesse ferroviaire russe, le plus important marché mondial des décennies à venir dans ce secteur. En juin 2016, le premier appel d’offres du TGV Moscou-Kazan a été attribué à un consortium chinois. D’autres suivront.

Lors de cet appel d’offres, le concurrent chinois était financé par des banques chinoises. Les sanctions, en fermant les marchés financiers occidentaux, ont nui gravement aux entreprises russes, qui ne peuvent plus s’y financer, mais là encore, le bloc euro-atlantique n’est plus en situation de monopole. Dans les transports, l’abondance des crédits chinois, dans le cadre des « routes de la Soie », est connue. Dans les hydrocarbures, on voit les investisseurs chinois, mais aussi indiens, se placer sur le marché russe. Exxon a d’ailleurs refusé de rompre ses partenariats dans l’Arctique russe, arguant que les Occidentaux ne pouvaient se permettre d’être évincés de cet eldorado.

La politique de substitution aux technologies occidentales a cependant des limites : le Kremlin ne souhaite certainement pas tomber de Charybde – une dépendance à l’Occident – en Scylla – une dépendance à la Chine.

Y a-t-il encore une relation UE-Russie ?

Le cadre institutionnel est gelé

L’Union européenne, à travers la Commission, avait d’importantes attributions dans les relations avec la Russie. Elle avait été chargée d’élaborer un Accord de partenariat et de coopération (APC), mis en place en 1998. Il instituait un sommet bisannuel UE-Russie. L’APC devint la Stratégie commune à l’égard de la Russie (SCR) en juin 1999.

La SCR est arrivée à échéance en 2007. Depuis, les négociations sont bloquées par la Pologne, la Suède et les trois pays baltes, mais elle était prorogée tacitement d’année en année (voir encadré ci-dessous). Depuis l’action russe en Crimée en 2014, elles sont suspendues. Le Conseil européen (CE) (2) a annulé le sommet UE-Russie dès juin 2014. Il n’y a donc formellement plus de cadre de discussion avec la Russie au niveau de l’UE.

Cette situation est-elle durable ? Le mémorandum diffusé par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) (3) explique que les sanctions sont liées à ce que « l’UE ne reconnait pas l’annexion illégale de la Crimée ». Cela signifie qu’elles ne peuvent être levées que par le retrait russe. Elles seraient alors définitives, car la Russie n’abandonnera jamais la Crimée, qui a toujours été russe depuis que l’armée de Catherine II l’a prise aux Tatars.

Le même document explique cependant aussi que l’UE peut revenir sur ses décisions dès que la Russie « commencera à contribuer, activement et sans aucune ambigüité, à l’élaboration d’une solution à la crise ukrainienne ». Cette formulation ne fait pas du retrait de Crimée une condition préalable, mais se mettre d’accord au niveau du Conseil européen sur ce qu’est une participation russe « active et sans ambigüité » risque d’être très difficile.

C’est en effet le CE qui serait habilité à lever les sanctions. La Pologne, la Suède et les trois pays baltes l’accepteraient-ils sans retour de la Crimée à l’Ukraine ? Ils sont très loin de disposer de la minorité de blocage (soit quatre pays représentant au moins 35 % de la population de l’UE). Mais les questions de politique étrangère requièrent quoi qu’il en soit l’unanimité. La seule voie pour fléchir leur opposition serait donc celle de très fortes pressions, difficilement envisageables dans le contexte présent. Par ailleurs, après les élections américaines, la vigueur des positions antirusses au sein du CE risque d’être entamée.

La Commission est de facto exclue de la relation avec la Russie depuis 2014

C’est la Commission Barroso qui a mené les négociations sur le Partenariat oriental (PO). Adopté en 2009 à l’instigation de la Pologne, de la Suède et des trois pays baltes, il propose une association aux États de l’ex-URSS (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), sauf la Russie puisque celle-ci fait l’objet d’un partenariat spécifique… que les cinq initiateurs du PO bloquent depuis 2007.

Alors que la Russie souhaitait discuter de la possibilité pour les pays concernés de s’associer à la fois à l’Union européenne et à l’Union eurasiatique qu’elle-même proposait, la Commission s’est toujours montrée intraitable. Elle s’en est tenue jusqu’au bout à une vision exclusive : le lien avec Bruxelles excluait celui avec Moscou, et inversement.

Manuel Barroso n’a cessé de le dire : « L’Ukraine doit choisir ». Or, si Moscou pouvait admettre de voir Bruxelles étendre son influence sur l’Ukraine, un espace où celle-ci n’a pourtant jamais eu la moindre légitimé historique, à côté du maintien de liens avec la Russie (double accord d’association, avec Moscou et avec Bruxelles), elle ne pouvait admettre d’être exclue (association exclusive avec Bruxelles) d’un espace avec lequel elle partage un lien millénaire sur le plan culturel et religieux.

L’intransigeance de la position de l’UE a été le fait de la Commission Barroso. Lors de la tournée caucasienne de François Hollande, en mai 2014, son entourage répète avec insistance « qu’il n’est bien entendu pas question de demander [aux pays visés par le PO] de choisir entre l’Europe et la Russie » (4). Prise de conscience bien tardive, elle s’inscrit dans une analyse largement répandue : la Commission Barroso et les milieux diplomatiques des grands États auraient sous-estimé l’importance de l’Ukraine pour la Russie. La diplomatie russe a une autre analyse. Pour elle, la construction européenne provoque un rejet croissant dans les corps électoraux. Donc, « la consolidation interne de l’Union nécessite une menace externe, comme c’était le cas à l’époque de la guerre froide. La Russie est le meilleur candidat pour ce rôle » (5). Il s’agirait donc d’une stratégie de l’exutoire extérieur, très classique dans l’histoire.

Lorsque la situation devint dramatique à Kiev, Paris et Berlin prirent enfin la situation en main. Les ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais se sont rendus à Kiev et ont obtenu un compromis entre gouvernement et opposition. La Commission a de fait été mise à l’écart du règlement : Paris et Berlin ont-ils jugé que la Commission sous-estimait la crise ? Qu’elle contribuait à l’envenimer ?

Puis, France et Allemagne, à l’occasion des commémorations du Débarquement en juin 2014, ont mis sur pied un « Format Normandie », seule instance de négociation sur la crise ukrainienne, devenue la clef de la relation UE-Russie. Il inclut la Russie et l’Ukraine. La Commission est restée en dehors, comme en février à Kiev. La Pologne a été exclue.

Mais aux marges entre Russie et UE, de la mer Noire à la mer de Barents, d’autres acteurs, extérieurs à l’Union, interfèrent dans l’évolution de la situation.

Qui contrôle les tensions à la limite orientale de l’UE ?

L’enjeu ukrainien est explosif

L’opposition non pro-occidentale étant quasi interdite de campagne en Ukraine, la Rada issue des élections législatives d’octobre 2014 est dominée par les nationalistes (27 % des voix, 101 sièges ; People’s Front, Batkivshchyna) et les ultranationalistes (25 %, 62 sièges ; Samopomich, Radical Party, Svoboda, Right Sector). Le parti du président Petro Porochenko n’a obtenu que 22 % des voix (mais 132 sièges). La Rada comptant 423 députés (6), ce dernier doit s’appuyer sur 96 députés « indépendants », peu sûrs. Ainsi, pour les nationalistes, emmenés par Arseni Iatseniouk et Ioulia Timochenko, l’abandon de la Crimée est inacceptable. Sur ce point, ils feraient l’unanimité dans la population de l’Ouest de l’Ukraine, partisans locaux de Porochenko inclus.

Sur le terrain, des activistes essaient de faire monter la tension avec la Russie. En novembre 2015, ils font sauter les pylônes acheminant l’électricité d’Ukraine vers la Crimée, plongeant la péninsule dans le noir. En février 2016, ils arrêtent le transit de camions entre Russie et Europe centrale. À chaque fois, le président Porochenko est en situation délicate, obligé de négocier l’arrêt d’une action inspirée par le patriotisme, donc sans pouvoir la désapprouver clairement.

Côté russe, le Kremlin, avec le soutien massif de la population, est tout aussi déterminé. L’Ukraine centrale et orientale partage l’histoire de la Russie depuis plus de trois siècles, depuis sa demande de rattachement à l’Empire russe en 1654, sur les bases d’une orthodoxie partagée et d’un rejet de l’occupant catholique polonais. Souvenir récent, mais essentiel en Russie, en 1941, Kiev et Kharkov ont durement résisté aux nazis, quand, dans l’Ouest de l’Ukraine, Lviv les accueillait dans la liesse. L’Est et le Sud de l’Ukraine, majoritairement russophones, se sentent proches de la Russie. Les liens économiques avec elle sont très forts (7). Le sort de 13 millions de citoyens ukrainiens se déclarant de langue maternelle russe ne laissera inerte aucun gouvernement russe.

L’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, demandée par la Rada, serait un casus belli pour la Russie. Le cœur du pays, avec Moscou et Saint-Pétersbourg, serait complètement enveloppé, rendant sa défense très difficile. On peut certes regretter qu’un pays ne puisse être libre de ses alliances militaires, mais la géographie est une réalité incontournable : ce qui se passe en Ukraine concerne forcément la sécurité de la Russie. Imagine-t-on la réaction américaine si le Mexique entrait dans une alliance militaire avec la Chine prévoyant dans son article 5 une entrée en guerre automatique en cas d’agression extérieure et commençait à recevoir armes et conseillers militaires chinois ? 

La situation économique de l’Ukraine se dégrade

La rupture avec la Russie a plongé dans le marasme l’un des piliers de l’économie ukrainienne : son industrie de pointe, qui fonctionnait en symbiose avec l’industrie aérospatiale russe (8). À part quelques investisseurs militants comme George Soros, les investissements directs à l’étranger (IDE) évitent un pays menacé de guerre. Tant que cette situation perdurera, l’Ukraine ne pourra exploiter ses réels atouts (matières premières, main-d’œuvre de qualité, situation géographique).

Son commerce extérieur s’effondre. Ses exportations sont passées de 62,3 milliards de dollars en 2013 à 38,1 en 2015 (- 39 %), ses importations de 75,8 milliards de dollars à 37,5 (- 51 %). Avec la Russie, le commerce évolue vers le gel complet : les exportations sont tombées de 14,8 milliards de dollars en 2013 à 4,8 en 2015 (- 68 %) ; les importations, de 23,1 milliards de dollars, à 7,5 (- 68 %). Le volume du commerce entre les deux pays, passé de 37,9 à 12,3 milliards de dollars, est ainsi réduit en 2015 à 32,5 % de ce qu’il était en 2013. Pour les six premiers mois de 2016, les statistiques russes indiquent une réduction supplémentaire de 40 %. Le commerce Ukraine-UE a lui aussi chuté, de 43,4 milliards de dollars en 2013 à 28,3 en 2015 (9).

L’Ukraine a décidé de se passer du gaz russe en 2016. Elle couvre ses besoins en important du gaz d’Allemagne, à travers la Slovaquie et la Pologne. Il s’agit de gaz russe en l’occurrence, mais il est fourni par Berlin (Bruxelles subventionne l’achat de gaz par Kiev). L’Ukraine reste en revanche fondamentale pour le transit du gaz russe vers l’ouest, ce qui lui rapporte quelques milliards de dollars. Préserver cette manne est essentiel pour les soutiens occidentaux de Kiev. C’est la raison pour laquelle, en juin 2014, la Commission Barroso et l’administration Obama ont imposé à la Bulgarie de renoncer à accueillir le gazoduc russe South Stream, qui devait acheminer 63 milliards de mètres cubes vers l’Europe occidentale. Il aurait permis à Moscou de contourner l’Ukraine. La Commission a dû considérer au passage que la Bulgarie n’avait pas besoin d’un milliard de dollars de droits de transit, le contribuable européen pourvoyant à ses besoins (voir encadré ci-dessous).

Gazprom a répondu en proposant au printemps 2015 le doublement de Nord Stream, gazoduc sous-marin qui achemine le gaz russe vers l’Allemagne. En 2018, Nord Stream 1 et 2 offriront une capacité de 110 milliards de mètres cubes par an. L’Europe occidentale ayant acheté 141 milliards de mètres cubes à Gazprom en 2015, avec les capacités (30 milliards de mètres cubes) du gazoduc Yamal, qui traverse la Biélorussie et la Pologne, ils permettront de contourner totalement l’Ukraine. Gazprom affirme qu’à l’échéance du contrat, en 2019, il n’y aura plus de transit par l’Ukraine.

Tout cela va conduire les États-Unis et l’UE à s’engager financièrement encore plus pour soutenir Kiev, faute de quoi de nouveaux rebondissements sont à craindre.

La tension à la frontière balte

Dans cet espace, c’est l’Otan qui est à la manœuvre. L’UE n’est pas partie prenante de ce qui se passe à sa frontière. Ces dernières années, l’aviation russe a multiplié les « tutoiements » des espaces aériens baltes et scandinaves. L’Otan a décidé en juillet 2016 de mettre en place quatre bataillons dans les trois pays baltes et en Pologne. Le matériel d’une brigade blindée américaine sera par ailleurs pré-positionné dans les pays baltes et pourra recevoir son personnel rapidement par pont aérien. Dans les plans, ces forces sont destinées à retarder l’avancée des troupes russes, le temps que l’armée polonaise entre en force par la trouée de Suwalki, entre Kaliningrad et la Biélorussie, et que les renforts arrivent par la Baltique (10).

Ce premier déploiement dans les pays baltes pourrait être suivi par d’autres. Or, on se trouve à 150 kilomètres de Saint-Pétersbourg, poumon vital de la Russie. La Russie a donc haussé le ton de ses avertissements : en 2016, à cinq reprises, les espaces aériens baltiques ont été cette fois-ci ouvertement violés par la chasse russe (11).

Les décisions sur ce qu’il convient de faire à la frontière entre UE et Russie en Baltique sont prises par l’Otan. Or, à ce niveau, le rapport de forces n’est pas celui du Conseil européen. Paris et Berlin n’y sont pas en mesure de s’imposer pour arrêter la montée des tensions.

Mais en juillet 2016, le ministre allemand des Affaires étrangères a publiquement critiqué l’Otan, qui « envenime la situation avec des cris guerriers et des bruits de botte ». On peut en effet s’interroger sur son dernier exercice. Plus importantes manœuvres de l’organisation depuis 1989, elles ont mis en œuvre 31 000 hommes (dont 12 000 Polonais et 14 000 Américains) en Pologne et dans les pays baltes, contre un ennemi appelé « l’Union des rouges ». Elles ont débuté le 6 juin 2016 (date anniversaire de la mise en place du « Format de Normandie »). Leur nom, choisi par les Polonais, est « Anaconda ». Or, en Russie, ce qu’on perçoit comme un encerclement par les extensions successives de l’Otan est souvent appelé « stratégie de l’anaconda ». La direction de l’Otan réaffirme constamment qu’elle n’a pas de stratégie d’encerclement de la Russie. Le nom de l’exercice semble alors bien mal choisi, à moins d’avoir voulu persuader Moscou de la réalité de ses craintes et de la duplicité de l’Otan. Son sens ne pouvait pourtant échapper ni à la direction de l’Otan, ni à Washington, principal contributeur de l’exercice. Mais une tension entre Europe et Russie peut peut-être faire sens. Si l’Europe, désarmée, se sent menacée, elle n’aura d’autre choix que de s’en remettre totalement à la sujétion américaine.

Obliger l’Ukraine à choisir ne pouvait conduire qu’à une crise. C’est pourtant ce qu’a fait une Commission à laquelle Paris et Berlin avaient confié la relation avec la Russie. L’impasse y est déjà totale, la réintégration de la Crimée étant non négociable, et pour Kiev, et pour Moscou. Déléguer la gestion de la frontière balte de l’UE à une autre organisation – l’Otan, dirigée par Washington – est-il prudent ? De la mer de Barents à la mer Noire, la tension est à son comble. Les administrations Barroso et Obama y ont joué un grand rôle. On aurait dû percevoir qu’à ses portes, Moscou ne cèderait rien. Un retour à l’apaisement ne pourra être que progressif, sauf coup de théâtre.

<b>Quelques raisons à l’opposition de la Pologne, des pays baltes et de la Suède à l’égard de la Russie</b>

Estonie et Lettonie sont de petits pays, en fort déclin démographique, abritant une forte minorité russophone. Occupées par la Hanse au XIIe siècle, puis par la Suède, puis la Russie, elles ont été indépendantes de 1920 à 1944, avant d’être intégrées de force à l’URSS jusqu’en 1991. Porte du commerce Eurasie-Europe depuis le Moyen Âge, elles redoutaient de ce fait une volonté expansionniste de la Russie, mais celle-ci a maintenant ses propres ports. En revanche, si elles accueillaient des armées occidentales, à 150 km de la fenêtre vitale de Saint-Pétersbourg, elles deviendraient une cible militaire prioritaire pour Moscou.

La Pologne et la Lituanie catholiques sont en guerre avec la Russie orthodoxe depuis six siècles. Appuyés sur des factions russes, les Polonais ont occupé Moscou en 1610. La Russie a occupé la Pologne à partir de 1795, et ne l’a vraiment quittée qu’en 1989. Dans la mentalité polonaise, le rêve de la Grande Pologne du XVIIIe siècle demeure*. Les Slaves orthodoxes, conquis à partir du XIVe siècle, formaient les deux tiers de sa population. C’est leur révolte et leur ralliement à Moscou en 1654 qui a fait basculer le rapport de forces. Pour Varsovie, restaurer aujourd’hui une influence sur la Biélorussie et l’Ukraine impose d’en éradiquer l’influence russe et orthodoxe.

La Suède a toujours regardé vers les pays baltes, dont la Russie l’a chassée en 1721. Géographiquement, on comprend qu’une offensive russe vers l’Atlantique nord viserait la Scandinavie. Sa route passerait forcément par la Suède, qui se sent menacée dès que la tension monte entre l’Ouest et l’Est. P. M.

*Voir Daniel Beauvois, Les confins de l’ancienne Pologne : Ukraine, Lituanie, Biélorussie, XVIe-XXe siècles, Lille, PUL, 1973.

<b>South Stream</b>

Ce projet de gazoduc sous la mer Noire, lancé en 2007, devait aboutir en Italie via la Bulgarie et la Grèce. Il évolua très vite en tracé via la Bulgarie et l’Autriche.

L’UE s’est opposée à ce projet car son volume (63 milliards de mètres cubes) aurait permis à Moscou de contourner l’Ukraine. Sous pression, Sofia a renoncé, en juin 2014. En décembre de la même année, Poutine annonçait sa transformation en Turkish Stream, aboutissant à Istanbul. Mais les discussions se sont enlisées, la Turquie exigeant de forts rabais sur son gaz, puis ont cessé après l’incident aérien de novembre 2015. Gazprom, lassé, avait d’ailleurs décidé en avril 2015 de doubler Nord Stream (de 55 à 110 milliards de mètres cubes) à la place.

L’action de Bruxelles a déclenché une crise avec Rome (1), qui refuse de recevoir son gaz russe par la Baltique et l’Allemagne. Depuis mars 2016, la Bulgarie demande à Bruxelles d’accepter un South Stream réduit (16 milliards de mètres cubes). Les élections dans ce pays en novembre 2016, le réchauffement entre Moscou et Ankara, la mise en chantier de Nord Stream 2, rendent l’issue de l’imbroglio de la mer Noire imprévisible.

Point essentiel cependant, Gazprom a renoncé en juillet 2015 à construire le gazoduc Sibérie-mer Noire, indispensable pour alimenter un projet South ou Turkish Stream à 63 milliards de mètres cubes. P. M.

Notes

(1) Sources pour les quatre paragraphes à suivre : Goskomstat (Moscou).

(2) Le Conseil européen (CE) réunit les chefs d’État ou de gouvernement des 28 ainsi que le président du Conseil européen et le président de la Commission. Le Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité y est également convié lors des réunions relatives à son domaine. Le CE définit les orientations et les priorités politiques générales de l’UE et ne doit pas être confondu avec le Conseil de l’Union européenne, qui adopte les lois et coordonne les politiques.

(3) SEAE, « Sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie concernant la situation en Ukraine », Europa​.eu, consulté le 7 juillet 2016.

(4) « La tournée à risques de Hollande dans le Caucase du Sud », Les Échos, 12 mai 2014.

(5) Mark Entin, « Relations entre la Russie et l’Union européenne : hier, aujourd’hui, demain », Géoéconomie, no 43, automne 2007, p. 35-58.

(6) 27 des 450 sièges ont été réservés pour la Crimée et le Donbass, quand l’autorité de Kiev y sera rétablie. Source : Early Parlementary Elections, final report, ODIHR, décembre 2014.

(7) Pascal Marchand, « Le conflit ukrainien, des enjeux géopolitiques et géoéconomiques », EchoGéo, 31 octobre 2014. 

(8) Ibid.

(9) Sources : Ukrstat (Kyiv), Goskomstat (Moscou).

(10) Pour aller plus loin sur ce sujet : Philippe Langloit, « La Joint Forcible Entry face à la trouée de Suwalki », Défense et Sécurité Internationale hors-série n° 48, juin-juillet 2016.

(11) Défense et Sécurité Internationale, no 126, septembre-octobre 2016, p. 3.

Article paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36, décembre 2016-janvier 2017.

À propos de l'auteur

Pascal Marchand

Agrégé de géographie et docteur d’État, Pascal Marchand est professeur à l’université de Lyon II et chargé de cours à Sciences Po Lyon.
Spécialiste de la Russie, russophone ayant acquis une excellente connaissance du terrain au cours de nombreux séjours d'études en Russie et dans plusieurs autres pays de l'Est, il a déjà publié plusieurs ouvrages sur cette zone, dont "Atlas géopolitique de Russie, la puissance retrouvée" (Autrement, 2012), "Géopolitique de la Russie, une nouvelle puissance en Eurasie" (PUF, 2014).

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