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La Chine face au défi de la connexion mobile

La Chine face au défi de la connexion mobile ; article de la revue Orients
À l'image de Shanghai, les grandes métropoles chinoises sont hyperconnectées. (© shutterstock/tcharts)
En partenariat avec la revue Orients, éditée par l'association des anciens élèves de l'Inalco (Inalco Alumni), nous publions ici un article paru dans son dernier numéro thématique (janvier 2017) - "Cultures sur internet, Géopolitique, langues et société" - qui aborde le développement du numérique en Chine. L’auteure montre comment les innovations dans ce domaine transforment les relations sociales, culturelles et le rapport entre société et État.

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En Chine, l’explosion des technologies numériques bouscule aujourd’hui même les traditions les plus ancestrales : 8 milliards de hóngba-o, les enveloppes rouges que l’on offre au Nouvel An à ses proches, ont été échangées en format électronique pour célébrer l’entrée dans l’année de la Chèvre. Ce n’est pas étonnant si l’on pense que cette puissance mondiale de l’internet compte aujourd’hui 710 millions d’internautes, soit 51,7 % de sa population. Les chiffres de la connexion mobileen Chine ont suivi une courbe vertigineuse : alors qu’en 2007 seuls 24 % des internautes naviguaient sur la Toile à partir de leur téléphone portable, en juin 2016 93 % d’entre eux accédaient à l’internet par leur mobile, ce qui constitue plus de 650 millions de mobinautes (1).

Cette croissance exponentielle est le fruit d’une politique nationale volontariste, menée par les dirigeants chinois dans l’axe de développement du numérique et des télécommunications au sein du 13e Plan quinquennal (2016-2020). La mise en avant de ces secteurs – née d’une pure vision stratégique économique – a rencontré un vif succès auprès de la population générant un incroyable ferment social sur le Net. Forums, blogs, réseaux sociaux et applications ont fleuri très rapidement en ligne. Il existe, toutefois, une immense fracture numérique entre villes et campagne : plus de 67 % des urbains ont accès à internet, contre seulement 31,7 % de la population rurale. De même, la connexion mobile a d’abord grimpé dans les principales villes jusqu’à atteindre une certaine saturation et un ralentissement relatif à partir de 2013. La croissance est à présent attendue dans les villes et les bourgs puis dans les campagnes au fur et à mesure que les infrastructures seront mises en place.

Le raz-de-marée mobile

On assiste aujourd’hui en Chine à une réelle transformation des modes et des habitudes de connexion. Le paysage numérique est dominé par l’explosion mobile : la consultation de sites Web par le téléphone augmente de façon régulière, + 136 % en 2015 par rapport à 2014, contre une diminution de la navigation sur ordinateur, – 29 % selon le rapport de We Are Social d’août 2015.

Dans un pays où l’ordinateur n’est pas entré dans la quasi-totalité des foyers comme cela a été le cas en Europe ou aux États-Unis, les téléphones portables ont pu d’emblée séduire le public chinois. Par leur ergonomie d’utilisation, leur moindre coût et le foisonnement de services qu’ils proposent, ils ont été adoptés très rapidement par les nouvelles générations, mais pas seulement. Les appareils mobiles en Chine dépassent le milliard, dont 780 millions sont des smartphones connectés à la Toile.

Le dynamisme du secteur numérique mobile en Chine tient également à la vivacité des entreprises chinoises, qui ont su et continuent d’investir massivement dans la recherche de nouveaux services pouvant correspondre aux besoins des utilisateurs. Les grands géants du Web chinois, tels que Tencent, Baidu ou Alibaba, innovent constamment et savent se réinventer afin de conquérir de nouveaux clients. Ainsi le moteur de recherche Baidu a lancé une ribambelle d’applications allant du service de géolocalisation à l’assistant médical à distance. Le géant du commerce en ligne Alibaba a quant à lui mis en place un système de paiement, « Smile to Pay », reposant sur la technologie de reconnaissance faciale.

L’exemple de l’application mobile WeChat – connue sous le nom de Weixin en Chine – est à ce titre éclairant. Avant qu’elle ne voie le jour en 2011, une autre application de messagerie instantanée de la même entreprise Tencent dominait le marché, QQ. Originellement un logiciel de messagerie pour ordinateur inspiré du software nord-américain ICQ, QQ avait été adapté en 2003 pour pouvoir être utilisé sur les téléphones. Mais, alors que Tencent aurait pu tout tabler sur QQ et ses centaines de millions d’utilisateurs, l’entreprise a décidé de repartir de zéro en créant une nouvelle application, pensée et adaptée aux smartphones, en s’affranchissant de l’héritage de l’ordinateur PC. Ce choix à la fois risqué et drastique illustre la dynamique d’innovation du secteur numérique chinois : plutôt que de s’accrocher aux gains passés, les entreprises privilégient souvent la prise de risque. Dans le cas de Tencent, cela a abouti à un double bénéfice : WeChat et QQ Mobile sont aujourd’hui les leaders des applications mobiles en Chine, avec respectivement 806 et 667 millions d’utilisateurs actifs au printemps 2016 (China Internet Watch, août 2016).

<strong>Héxiè</strong>

« Crabe de rivière », héxiè, se prononce presque comme « harmonie », héxié. Une seule variation de ton différencie les deux mots à l’oral. Les internautes utilisent ce terme pour parler de la censure : lorsqu’un mot ou un message est « harmonisé », bèi héxié, cela signifie qu’il a été bloqué sur la Toile chinoise.

Grâce à ce développement remarquable des entreprises du numérique, ayant suivi le boom de la connexion mobile, les services se sont multipliés : jeu en ligne, messagerie, vidéo, musique, e-commerce, toutes les solutions sont proposées, notamment aux jeunes internautes urbains connectés et assoiffés de nouveautés. On peut aujourd’hui en Chine prendre un rendez-vous avec son médecin, dialoguer avec ses enfants par un nounours connecté, ou encore se géolocaliser pour savoir dans quel restaurant des environs on ne fera pas la queue, tout cela à partir de son portable. Résultat : l’utilisation du téléphone mobile pour payer des factures, passer des commandes, regarder des vidéos ou faire des rencontres est bien plus fréquente en Chine qu’ailleurs dans le monde.

Utilisation massive des applications : les tendances

Certaines tendances sont à remarquer dans les usages des Chinois sur la Toile. Près de 92 % des internautes utilisent des applications de messagerie instantanée telles que WeChat et QQ Mobile, qui permettent non seulement d’envoyer des messages écrits et audio, mais aussi de passer des appels, effectuer des vidéos-conférences, ou partager des vidéos et des photos. Actuellement, l’application de rencontre Momo BB se trouve également sous le feu des projecteurs. Avec près de 80 millions d’utilisateurs, elle propose de rechercher des personnes à proximité, intégrer des groupes de discussion ou regarder d’autres utilisateurs en streaming. Wangxin BI§ a aussi rencontré un franc succès en faisant le lien entre vendeurs et acheteurs du site de vente en ligne Taobao, le premier site de e-commerce en Chine, appartenant au groupe Alibaba.

Il faut noter que ces applications mobiles vont bien au-delà du simple service de messagerie. En premier lieu WeChat, qui consiste plutôt en une plate-forme permettant d’accéder à de nombreux services. L’application obtient l’essentiel de ses profits des jeux vidéo qu’elle relaye, mais elle propose également une multitude d’autres fonctions allant du porte-monnaie numérique, à la lecture des QR codes (2) pour effectuer des achats, au GPS pour trouver une boutique, jusqu’aux services de bourse en ligne, la prise de rendez-vous, ou encore la traduction d’un texte en anglais à partir d’une photo.

Le succès de WeChat vient aussi de son modèle de fonctionnement : en s’abonnant à des « comptes officiels », gongzhong pingtai, l’utilisateur peut bénéficier de leurs services. Dépassant les 10 millions, ces comptes, qui fonctionnent comme des applications à l’intérieur de WeChat – selon le fameux concept app-within-an-app – peuvent être liés à des médias, des célébrités, des hôpitaux, des banques, des marques de vêtements, des constructeurs d’automobiles, des écoles, etc. En intégrant un compte officiel donné, l’on peut payer par téléphone à la caisse d’un supermarché, réserver une place au cinéma, commander un plat ou encore vérifier comment s’est passée la journée de son enfant à la crèche. De par leur inclusion dans la vie quotidienne, les applications comme WeChat tentent de devenir un tout-en-un indispensable aux mobinautes chinois. WeChat est d’ailleurs en tête des usages avec 35 % du temps passé en ligne sur mobile (3).

Les applications de paiement sont un autre domaine en plein essor en Chine : en 2015, les Chinois ont réalisé près de la moitié de leurs achats en ligne à partir d’un appareil mobile, notamment par Alipay, le service de paiement d’Alibaba. Dans les grandes villes, ces applications se posent en alternative pour la distribution de biens et services. On retrouve ainsi partout les QR codes pour effectuer un paiement : au restaurant, devant la machine à café, dans les magasins ou pour acheter un ticket de métro. Les applications de réservation de taxis, en plein essor, offrent une panoplie de services, allant des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) jusqu’au covoiturage. La principale application chinoise de services de transports, Didi Chuxing, a même acheté les activités de l’entreprise Uber, qui représentait à l’époque du rachat sa rivale sur le gigantesque marché chinois.

La croissance du commerce numérique a également suivi une courbe vertigineuse avec 377 milliards d’euros en 2015, soit 10 % du commerce total en Chine. Les villes moyennes, lower tiers, occupent une part grandissante dans ce secteur du panorama économique : 60 % du trafic sur Tmall, une des principales plateformes de e-commerce chinoises, provient de ces villes. À la suite du déplacement de l’activité numérique de l’ordinateur vers le smartphone, le passage du monétaire au numérique a été fulgurant. Des applications hybrides réussissent à tirer parti de ce contexte bouillonnant où les start-ups fleurissent les unes après les autres. Il y a quelques années, les collectes de fonds s’effectuaient sur les microblogs tels que Sina Weibo, comme lors d’un séisme au Sichuan en avril 2013. Aujourd’hui, ce type d’action passe plutôt par des applications comme Youni qui conjugue la messagerie et le commerce mobile en proposant à ses utilisateurs de transférer des petites sommes d’argent pour effectuer des prêts personnels ou des donations.

<strong>Ni guó</strong>
Les Chinois appellent souvent leur nation « mon pays », woguó en un seul mot. Les internautes expriment leurs critiques envers le régime de façon voilée par l’invention du terme « ton pays », ni guó.

Un changement de barycentre pour les médias

Les médias traditionnels – télévision, radio et presse écrite – sont eux aussi défiés par le numérique. Bien qu’ils gardent encore aujourd’hui une place importante en Chine, l’émergence des nouveaux médias constitue une réelle menace à leur stabilité. On assiste de fait à un changement d’usages et de supports. En effet, si 75 % des internautes continuent de faire confiance aux médias traditionnels, ils sont nombreux à se tourner vers la sphère numérique pour y puiser des informations : moteurs de recherche, sites en ligne et réseaux sociaux atteignent quasiment le même degré de confiance auprès du public.

À cet égard, il n’est pas anodin qu’entre 2012 et 2016, les Chinois aient regardé la télévision en moyenne 2 heures et demie par jour, alors que le temps consacré aux médias numériques a bondi à plus de 3 heures. L’utilisation du smartphone a doublé, en passant d’une à deux heures par jour selon eMarketer (avril 2016). La télévision, qui dominait large- ment le paysage, est actuellement à la traine au sein des nouvelles générations (15-30 ans) : 91 % des personnes possédant un PC détiennent aussi un appareil mobile, alors qu’ils ne sont que 53 % à avoir une télévision (iResearch China, août 2016).

L’information est toujours contrôlée et censurée par l’État, mais internet a introduit une ligne de rupture dans la mainmise de la censure d’État, en repoussant les limites en place auparavant, et ce, notamment grâce à la diffusion d’informations en temps réel, à la rapidité de publication et d’interaction entre internautes. Alors qu’au début des années 2000, une majorité de personnes consultaient les journaux ou regardaient la télévision pour s’informer, à l’aube des années 2010 une partie de la population se tourne vers les moteurs de recherche et les portails internet, et aujourd’hui ce sont les réseaux sociaux sur téléphone mobile qui assument de plus en plus le rôle de relais d’information. Ainsi, en 2015, les Chinois ont passé plus de la moitié de leur temps à consulter des médias sur un support numérique, spécialement à partir d’un téléphone.

On peut dire que les mobinautes ont une vraie soif d’information, car 80 % des internautes utilisent désormais des applications pour suivre l’actualité et 41 % d’entre eux s’abonnent aux « comptes officiels » d’information hébergés par WeChat pour s’informer, notamment sur des questions citoyennes et locales qui concernent leur vie courante, mais aussi pour connaître l’actualité internationale. Ils recherchent entre autres des nouvelles personnalisées, surprenantes, qui les inspirent et qui montrent des points de vue affirmés. Pour continuer de s’informer, ils regardent aussi des vidéos, notamment en streaming, consultent des liens trouvés sur les microblogs ou partagent des nouvelles à leurs contacts par les applications de messagerie.

La transition numérique de l’information et l’émergence de leaders d’opinion

Les grandes chaînes de télévision et les groupes de presse sont prêts à tout pour être présents sur ces nouveaux supports. En créant des comptes sur WeChat, les médias officiels souhaitent conserver une position dominante dans le paysage médiatique, mais aussi atteindre une audience plus jeune. Et c’est un pari réussi : le journal officiel Quotidien du Peuple et la chaîne de télévision nationale CCTV ont réussi à rester populaires grâce à leurs comptes d’information sur l’application mobile (4).

Il faut noter que les réseaux sociaux (Qzone, RenRen, Pengyou), les microblogs (Sina Weibo, QQ Weibo) et les applications de messagerie instantanée (WeChat, QQ Mobile, Momo) ont une double fonction : si d’une part ils diffusent les informations par les « comptes officiels » des médias et des organes gouvernementaux, d’autre part ils facilitent la communication entre individus, ainsi que l’émergence de leaders d’opinion extrêmement influents. Perçus comme des experts sur des sujets spécifiques, ces bloggeurs publient des articles qui sont souvent lus par des centaines de milliers d’internautes.

Un printemps de personnalités émergentes et un réseau alternatif d’information ont ainsi vu le jour. Cette exposition médiatique encourage de plus en plus de personnes à lancer leur propre émission en ligne, parfois avec grand succès, comme c’est le cas de LUO Zhenyu, un ancien producteur de la télévision d’État qui diffuse ses propres webisodes, épisodes Web, sous le nom de Luoji Siwei, La pensée logique. Portant sur des questions de société, l’émission a été valorisée à plus d’un milliard de yuans en 2015 et son compte WeChat rassemble plus de 5 millions d’abonnés. Des plateformes comme Weibo ou WeChat permettent aussi aux utilisateurs de publier des informations, des vidéos ou des photos concernant des événements auxquels ils ont assisté, comme un accident de voiture ou une manifestation. Ils peuvent diffuser des informations d’intérêt général, comme une catastrophe naturelle, un scandale alimentaire ou des faits divers.

<strong>Nào tài tào</strong>
L’expression nào tài tào est une interprétation phonétique de la phrase anglaise « not at all », il n’y a pas de quoi, qu’on retrouve dans la chanson « One World, One Dream ». Interprétée par huang Xiaoming lors des Jeux olympiques de Pékin en 2008, l’expression anglaise ressemblait plutôt aux paroles « bruyant », nào, « trop », tài et « couvrir », tào, n’ayant aucun sens ensemble. Elle a fini par prendre le sens de perdre la face ou d’avoir l’air bête alors qu’on essaye d’impressionner quelqu’un.

Au sein de ce réseau alternatif d’information, il arrive également que les internautes diffusent des informations sans les vérifier, ce qui mène parfois à la divulgation de rumeurs sans fondement. Or, cet effet collatéral de désinformation ne concerne pas uniquement l’information relayée par des individus. Ainsi, l’entreprise Baidu s’est retrouvée au cœur d’un scandale en mai 2016 suite à la mort d’un jeune étudiant atteint d’une forme rare de cancer. Ce jeune homme, WEI Zexi avait suivi un traitement expérimental dont il avait pris connaissance par le moteur de recherche chinois, Baidu. Il accusait l’hôpital d’avoir exagéré l’efficacité du traitement, et en même temps il dénonçait Baidu de classer les résultats en fonction des revenus publicitaires provenant des hôpitaux.

Il s’agit là d’un aspect problématique qu’on retrouve aussi en Occident sur les réseaux sociaux, où circulent de nombreuses informations qui ne sont pas toujours exactes. Mais il faut reconnaître que ce phénomène prend en Chine une ampleur particulière de par la spécificité du paysage numérique et médiatique chinois, qui se trouve encore fortement dominé par la censure, comme nous allons le voir.

La difficile relation entre pouvoir et internautes : censure et contournements

Les autorités chinoises ont développé depuis longtemps une politique de contrôle très complexe et capillaire, reposant principalement sur un puissant arsenal technique de censure et sur l’incitation à l’autocensure. L’ensemble de ces mesures vise autant à empêcher la diffusion de fausses rumeurs qu’à étouffer les critiques du régime, ainsi que toute forme de contestation politique.

Le contrôle fonctionne notamment grâce à un système permettant de bloquer les sites étrangers jugés dangereux – car ils véhiculent des informations dangereuses pour la stabilité du système en place – et à un dispositif de filtrage extrêmement sophistiqué, qui évolue dans le temps, selon les circonstances et les lieux. Les messages peuvent être effacés automatique- ment en fonction de leur auteur, de leur longueur, du site sur lequel ils apparaissent, ou encore sur la base de certains mots-clés. Ainsi, certains termes peuvent devenir sensibles du jour au lendemain en raison d’événements liés au flux incessant de l’actualité. À titre d’exemple, le mot « démissionner » est devenu sensible, suite à un accident de train à Wenzhou, dans la province côtière du Jiangsu, en juillet 2011. Les nombreux messages appelant à la démission du ministre des Chemins de fer ont été bloqués. À ce dispositif technique, s’ajoute un réseau de censure manuelle effectuée par plus de deux millions de censeurs professionnels employés par l’administration et par les entreprises internet, à son tour doublé d’une forte réglementation.

En retour, les utilisateurs trouvent des moyens de contourner ce contrôle, en faisant preuve d’une inépuisable créativité linguistique (5). Des nouveaux termes sont régulièrement inventés pour continuer les échanges sur les thèmes sensibles, ainsi fleurissent calembours et jeux de mots en utilisant des homophones dès qu’un mot est bloqué (voir encadrés présentant certains de ces néologismes). Lors de l’affaire BO Xilai (6) en 2012,

après que le nom de l’ancien secrétaire du Parti communiste de la ville de Chongqing a été bloqué, les internautes ont créé de nouvelles expressions pour éviter la censure, comme les termes « fin », báo, qui s’écrit graphiquement comme le nom Bo tout en se prononçant différemment, ou l’appellatif Píngx¯ı Wáng, « Roi du Sud-Ouest », et le mot x¯ıhóngshì, « tomate », pour leur ressemblance phonétique au prénom Xilai. La créativité des internautes n’a pas de limites, ils savent par exemple aussi faire usage des images, qui sont plus difficilement censurées. Cela avait été le cas lors de l’arrestation de l’avocat XU Zhiyong en 2009 : son nom étant censuré, des bloggeurs avaient publié une photo de lui sur la Toile afin d’afficher leur soutien au juriste – blogueur très actif, fondateur du Mouvement des citoyens, XU a été emprisonné à plusieurs reprises par les autorités chinoises pour son engagement dans la défense des droits constitutionnels.

<strong>Wang hóng</strong>
Mettez ensemble les mots « réseau », wang, et « rouge », hóng, et vous obtiendrez le terme « célébrités du Web » en chinois. Le terme décrit des personnes qui deviennent connues après avoir publié des vidéos en ligne. Qu’elles parlent de mode, de maquillage, ou qu’elles soient humoristes, ces célébrités peuvent attirer l’attention des annonceurs et gagner même plus que les meilleurs acteurs de cinéma. 

Quel avenir pour l’internet chinois ?

Face à la vivacité et à la créativité des internautes, les autorités cherchent sans cesse de nouvelles solutions pour conserver la mainmise sur le Net. Dans ce jeu du chat et de la souris, tous les supports numériques sont soumis l’un après l’autre au contrôle du Parti : après la plateforme de micro-blogging Weibo en 2013, c’est WeChat qui a été la victime en 2014 de mesures très fortement restrictives. Par la suite, cela a été le tour des applications mobiles, comme Zaker et Chouti, qui ont été menacées de fermeture pour avoir diffusé des services d’information sans autorisation du gouvernement. Et enfin en juillet 2016 tous les médias en ligne ont reçu l’interdiction de reproduire toute information provenant des réseaux sociaux sans approbation préalable. Comparant l’internet à un champ de bataille idéologique, l’actuel président XI Jinping a mis en avant une vision stratégique du domaine numérique qui témoigne d’une volonté politique de contrôle sur cet espace d’interaction sociale potentiellement néfaste. Les autorités chinoises considèrent à cet égard que les médias officiels ont un rôle important à jouer sur le Web pour assurer le maintien du régime.

Cette position sur le numérique et l’espace social qu’il engendre est en revanche bien plus tempérée lorsqu’il s’agit d’innovation technologique, où le secteur numérique est mis en avant comme une des principales forces motrices pour la modernisation du pays, notamment dans le cadre du 13e Plan quinquennal. La Chine s’est fortement engagée dans le développement des technologies de l’information de nouvelle génération, notamment les objets connectés et le cloud computing, informatique en nuage. Du point de vue du déploiement matériel de la connexion au Net, les autorités ont pour objectif de couvrir avec le réseau 4G toutes les régions, urbaines comme rurales, d’ici à 2018, tout en développant la fibre optique en parallèle. Il est également prévu, d’ici 2025, qu’un réseau de communication mobile national soit mis en service, afin de ne plus dépendre des technologies étrangères. Cette préoccupation pour l’indépendance est un enjeu de taille pour les autorités chinoises au sein de leur vision stratégique globale, comme pour de nombreux autres pays qui sont également lancés dans la « course » à l’équipement numérique (7).

Enfin, le pouvoir, conscient de l’importance économique de l’industrie numérique et du e-commerce, compte sur ces secteurs pour soutenir la croissance économique interne. Selon les dernières estimations du Boston Consulting Group, 40 % de la consommation chinoise passera par l’internet d’ici 2020.

Les internautes et les mobinautes sauront-ils mettre à profit les immenses richesses et les nombreux outils fournis par la Toile malgré les restrictions imposées par l’État ? Ce dernier pourra-t-il obtenir les résultats qu’il attend de l’économie 2.0 en jugulant le ferment social qu’enclenchent les échanges sur le Net ? L’avenir des citoyens chinois sera déterminé dans une certaine mesure par cette tension entre contrôle et liberté, fermeture et vitalité.

Notes

(1) À titre de comparaison, l’Inde compte 460 millions d’internautes, les États-Unis 286 millions et la Russie 103 millions. Les données sur la Chine proviennent du 37e rapport (juin 2016) du China Internet Network Information Center, organisme officiel chinois qui analyse le Web.

(2) Les QR codes sont des codes-barres à deux dimensions que l’on peut scanner grâce à l’appareil photo d’un smartphone. Vous les retrouverez dans ce numéro d’Orients.

(3) Mary Meeker, « Internet trends 2016 », Kleiner Perkins Cauield Byers (KPCB).

(4) LianG Chen, « How has China’s home- grown social media Wechat changed the traditional media landscape ? », Reuters Institute Fellowship Paper University of Oxford.

(5) Pour d’autres formes de créativité langagière que l’on retrouve sur la Toile, voir Vold Lexander – Alcón lóPez page 109 dans ce numéro d’Orients.

(6) Étoile montante du Parti communiste, Bo Xilai est démis de ses fonctions de chef du parti de Chongqing et exclu du Comité central en 2012, après l’inculpation de son épouse Gu Kailai pour le meurtre d’un homme d’affaires britannique, Neil Heywood. Bo est également accuse de corruption, détournement de fonds et abus de pouvoir.

(7) Cette politique rejoint par exemple celle des États d’Asie centrale, d’Asie du Sud-Est et la Russie (cf. les articles de Poujol page 51, Tran Dai page 41 et Nocetti page 31 dans ce numéro d’Orients).

<strong>Bibliographie</strong>

Delisle Jacques, Goldstein Avery, Yang Guobin (dir.), The Internet, Social Media, and a Changing China, University of Pennsylvania Press, 2016, 296 p.

Chu Wai-chi Rodney, Fortunati Leopoldina, Law Pui-lam, Yang Shanhua (dir.), Mobile communication and greater China, Routledge, Londres, New York, 2012, 233 p.

Ma Winston, China’s Mobile Economy : Opportunities in the Largest and Fastest Information Consumption Boom, Wiley, 2016, 368 p.

Chen Wenhong, Reese Stephen D., Networked China : Global Dynamics of Digital Media and Civic Engagement : New Agendas in Communication, Routledge, 2015, 256 p.

Aguado Juan Miguel, Feijoo Claudio, Martinez Inmaculada J., Emerging Perspectives on the Mobile Content Evolution, IGI, Hershey, 2015, 438 p.

Article paru dans la revue Orients, « Cultures sur internet, Géopolitique, langues et société  »janvier 2017.

À propos de l'auteur

Anna Zyw Melo

Chercheure associée à Asia Centre, Anna Zyw Melo est diplômée en Master d’études chinoises à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO). Ses recherches portent sur le développement d'Internet en Chine, les médias et la société civile chinoise.
Sur ces sujets, elle a également collaboré avec différents médias et organisations (Courrier international, France 24, Europe-China Research and Advice Network).

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