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Publication de la Revue stratégique : le défi du caractère de la guerre et de l’adaptation des forces

Si la rapidité avec laquelle l’exercice de la revue stratégique mettra sans aucun doute à l’épreuve l’équipe chargée de sa préparation, il n’est pas certain qu’une focalisation sur les questions d’environnement international soit la plus pertinente, contrairement à une analyse stratégique stricto sensu.

Tout exercice du type de celui de la prochaine revue stratégique est par définition délicat, notamment parce qu’il conduit à l’adoption d’objectifs difficiles à atteindre. Il l’est plus encore lorsqu’il définit des contrats opérationnels et des enveloppes en fonction de circonstances conjoncturelles liées à l’état de la « géopolitique » (1) et des relations internationales. Outre qu’elles ressortissent surtout des affaires étrangères, elles sont par définition variables : les livres blancs de 2008 et 2013 n’avaient anticipé ni la guerre de Géorgie, ni – plus significatif – l’annexion de la Crimée et le saccage corrélatif du système de sécurité européen post-guerre froide (2). On peut s’interroger également sur la question de la prise en compte de la menace djihadiste au vu de la fébrilité qui s’était emparée du gouvernement précédent, dont les mesures prises ont déjà été largement critiquées.

Surtout, la vision adoptée dans les précédents livres blancs apparaît comme « subjective » : en se calant sur le contexte international à un moment précis, les documents perdaient leur valeur de « documents-cadres de la stratégie intégrale française » à laquelle ils aspiraient (3). Or le propre de la stratégie intégrale française, depuis le début de la Ve République, est d’assumer une vision « objective » de la situation stratégique, que traduit très bien la rhétorique adoptée à propos de la dissuasion, qui n’a jamais cessé d’être « tous azimuts ». Dans pareille logique, la circonstance stratégique importe plus que la conjoncture internationale, l’ambition étant d’offrir au chef de l’État un maximum de liberté de manœuvre, élément clé de la souveraineté. Mais comment pourrait-on traduire cette circonstance stratégique ?

Deux concepts et trois points clés

Plus que par une analyse du contexte international, c’est par une analyse du contexte stratégique – au sens premier – que la gageure pourrait être réalisée. En la matière, il nous semble qu’il est possible de cerner la situation stratégique actuelle selon deux concepts, trois points clés et deux corrélats. Le premier concept renvoie à la guerre elle-même, dont la nature est invariable – pour paraphraser Beaufre, « la dialectique des volontés opposées utilisant la force pour résoudre leur différend » – et qui est éminemment politique. À l’instar de l’analogie du caméléon utilisée par Clausewitz, si la nature de l’animal ne change pas, ce n’est pas le cas de ses couleurs, soit son caractère. La principale difficulté, en matière de planification ou de conception de nouveaux matériels, est bien de comprendre quelles seront les « couleurs » qui vont apparaître.

Le deuxième concept n’a, lui non plus, rien de nouveau. Le « spectre des conflits » postule que toute force armée est capable de s’engager dans une gamme d’opérations plus ou moins larges. Pour la France, puissance moyenne, les ambitions politiques impliquent de maîtriser ce spectre, depuis la conduite d’opérations d’assistance aux populations en cas de catastrophe jusqu’à la conduite de frappes nucléaires. Entre ces deux extrêmes se situent une foule de missions potentielles : aide et formations aux alliés, interventions ponctuelles ou durables, guerre régionale, etc. La question qui se pose donc aux rédacteurs de la future revue stratégique est de savoir si la France doit continuer de pouvoir répondre, seule ou avec l’aide d’alliés, à l’intégralité de ce spectre.

Reste que la conduite de ces opérations reste soumise à un contexte bien particulier : par définition, la stratégie comme la guerre sont des dialectiques où « l’ennemi a le droit de vote ». À cet égard, l’environnement stratégique est complexe, ce qui conduit à trois points clés. D’abord, le durcissement des problématiques militaires : la puissance de feu déployée par les groupes armés et les États tend à s’accroître historiquement et à rendre les opérations militaires plus risquées. Cette tendance devrait perdurer, mais également « s’accélérer » par le biais de logiques de guerre hybride. L’accès des groupes combattants à des technologies relativement avancées se double ainsi de l’adoption par les États de modes de guerre irréguliers (4). Ce durcissement passe également par une série d’évolutions : prolifération navale (navires et sous-marins) et aérienne en Asie-Pacifique, renouvellement des forces russes, accroissements capacitaires en Afrique et au Proche-Orient.

Ensuite, la dérégulation stratégique. La conduite des opérations militaires par l’adversaire probable devrait de moins en moins répondre aux règles classiques de l’art de la guerre régulier, pour lesquelles les États européens sont entraînés, équipés et organisés. Mode de guerre historiquement utilisé en appui d’objectifs politiques ponctuels ou symboliques, le terrorisme devrait ainsi se généraliser, au sein de groupes utilisant dans le même temps d’autres types d’actions irrégulières (guérilla, guerre hybride) ou conventionnelles. Les attaques subies en 2015, de ce point de vue, ne sont pas un accident de l’histoire. De même, l’utilisation d’armements chimiques « improvisés » par des groupes irréguliers, et donc non soumis aux traités internationaux, observée depuis une dizaine d’années, devrait s’accroître (5) alors que le respect des logiques liées au droit international s’effrite.

Enfin, la situation stratégique actuelle montre des logiques de « glocalisation ». Les acteurs stratégiques hostiles ne travaillent plus uniquement selon des logiques locales. Celles-ci deviennent globales et visent notamment les États européens, dont la France. Elles passent notamment par des stratégies adaptées de guerre de l’information (action cyber, propagande et influence), des actions de recrutement, mais aussi, potentiellement, de déstabilisation, de renseignement et de frappe sur le sol européen. Cette glocalisation est également, qu’on le veuille ou non, le reflet d’une mondialisation telle qu’il n’est plus possible de rester isolé du monde : un conflit en Asie ne manquerait ainsi pas d’avoir des incidences non seulement sur la sécurité mondiale, mais aussi sur les approvisionnements et le commerce français.

Deux corrélats et une interrogation

À ces constats, il faut ajouter deux corrélats permettant d’optimiser les efforts de défense. D’une part, si la conduite des opérations militaires se résoudra toujours sur le plan terrestre (soit les espaces qualifiés de « solides »), d’autres enjeux majeurs sont liés aux espaces « fluides » – maritime, aérien, spatial, cyber (6). Ils ont un caractère de risque permanent. On notera que l’accès à ces espaces fluides, longtemps l’apanage des États, est appelé à devenir également le fait de groupes armés, renforçant la problématique. La maîtrise des flux devrait ainsi être au moins aussi déterminante à l’avenir qu’aujourd’hui, remettant directement en cause le mode de vie et la santé économique des pays européens et de leurs citoyens. Ainsi, 90 % des biens vendus dans le monde transitent par voie maritime, dans un contexte de densification/prolifération des menaces navales. La sécurité maritime est aussi celle des approvisionnements énergétiques européens, mais aussi la garante des processus d’importation/exportation et de la santé économique des pays et des ménages.

La diffusion des technologies cyber dans le civil (« objets connectés », commerce, domotique) est corrélative d’un accroissement d’activités hostiles, voire criminelles – sans encore compter les activités subversives ou de renseignement. La maîtrise des espaces aérien (7) et spatial restera également essentielle. Or, ces espaces fluides sont aujourd’hui à la fois contestés et emblématiques de positionnements plus offensifs d’États ou de groupes irréguliers. Glocalisation faisant, ces acteurs peuvent également pénétrer la sphère nationale pour y manœuvrer stratégiquement. Dans pareil cadre, la maîtrise des flux passe également par la sécurisation de ce qui permet ces flux, ce qui pose la question de la mise en œuvre effective – et pour l’instant déficitaire – d’une résilience comprise d’abord et avant tout comme la recherche de la cohésion nationale la plus forte possible.

D’autre part, deuxième corrélat, la dissuasion nucléaire restera un facteur politico-militaire structurel à l’échelle mondiale, en particulier dans un contexte de durcissement et de dérégulation des opérations. Toutes les puissances actuelles modernisent qualitativement leurs arsenaux (seule la Chine le faisant également quantitativement) pour les faire perdurer au-delà de 2040. Par ailleurs, plusieurs États sont susceptibles de se doter d’un armement nucléaire. Si la nécessité de maintenir de la dissuasion se confirme ainsi – elle ne faisait pas réellement l’objet de débats –, elle invite également à un questionnement sur la corrélation, traditionnellement importante en France, entre forces conventionnelle et nucléaire, qui se renforcent mutuellement.

Incidemment, poser la question de la corrélation des forces revient également à poser la question de l’action en coalition – devenue systématique – et de ses modes d’action. Or les États occidentaux devraient rester dans l’« impuissance de la puissance » (8). Ce phénomène est essentiellement dû à une mauvaise compréhension ou application des élémentaires stratégiques. La multiplication d’opérations aux enjeux mal cernés par les opinions publiques, ou les décideurs politiques, doublée d’une réduction des moyens budgétaires et humains est ainsi problématique. Aussi, si la gouvernance des coalitions est un véritable enjeu, ceux liés aux forces nationales ne sont pas moins importants. Pratiquement toutefois, interroger les deux concepts, les trois points clés et les deux corrélats permet d’affiner les besoins des forces, mais aussi d’en revenir aux fondamentaux de la politique de défense.

Article paru dans Défense & Sécurité Internationale, hors-série n°55, août-septembre 2017.

Notes

(1) Le terme, fréquemment utilisé, nous paraît inapproprié à plusieurs égards. D’une part, parce qu’il recouvre un secteur bien précis, qui n’est pas celui des relations internationales ou de la politique étrangère à laquelle il est souvent réduit. D’autre part, parce que la « géopolitique » est une politique déterminée par la géographie, alors que le propre de toute politique – a fortiori stratégique – est de dépasser les déterminismes.
(2) Lequel reposait sur un maillage d’institutions (Conseil de l’Europe, OSCE, partenariat OTAN-Russie) permettant le dialogue en cas de conflit avant d’en arriver à l’usage de la force.
(3) La stratégie intégrale (Poirier) ou générale (Castex) d’un pays consiste à définir ses objectifs de puissance et à articuler les moyens nécessaires pour les atteindre.
(4) Voir Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.
(5) Dix-sept attaques chimiques ont été comptabilisées en Irak de 2004 à 2008, d’autres ont eu lieu en Syrie et en Irak depuis 2011.
(6) Sur cette distinction et leurs interrelations : Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux, Wiley, Londres, 2017.
(7) Voir notamment l’accroissement du nombre de pénétrations russes dans les zones d’identification aériennes – voire les espaces aériens – européennes.
(8) Voir notamment Stéphane Chalmin (Dir.), Gagner une guerre aujourd’hui ?, Economica, Paris, 2013.

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