Blog de Joseph HENROTIN Magazine DSI

Libye : Quels paramètres pour une opération lancée sans filet ?

Extraits du dossier conacré à Harmattan et paru dans DSI n°70, mai 2011.

Le 19 mars à 17 h 45 heure locale, près d’un mois après l’émergence d’une insurrection apparaissant comme le volet libyen des « révolutions arabes », un Rafale largue une bombe sur un blindé libyen dans un contexte marqué par des négociations diplomatiques intenses sur l’opportunité d’une intervention militaire en Libye. L’opération « Harmattan/Aube de l’Odyssée/Protecteur unifié » vient de commencer. Retour à chaud sur une opération dont l’issue est encore incertaine.

La frappe se produira moins rapidement que prévu par plusieurs observateurs, soit plus de 36 heures après l’adoption de la résolution des Nations Unies accordant la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Celle-ci autorise les forces coalisées à « prendre toutes mesures nécessaires […] pour protéger les populations et les zones civiles menacées ». Pour autant, l’opération a soulevé nombre de questions, de sa légitimité à celle du partage des commandements politique et militaire, en passant par celles concernant la stratégie à l’œuvre.

Des premiers mouvements de foule à l’improbable définition des objectifs

Si les premiers mouvements sociaux en Libye remontent à la mi-janvier, il faut attendre un mois pour voir se développer une insurrection et la prise de contrôle, peu à peu et dans un climat relativement pacifique, de plusieurs villes. Les revendications en faveur d’un abandon du pouvoir par Kadhafi se développent ensuite. Après avoir bloqué les communications et fait procéder à des arrestations de dissidents, Tripoli riposte plus massivement dès le 6 mars, engageant des opérations contre les villes prises par les insurgés : Ras Lanouf, Brega, Zawyiah, ses forces poussant ensuite vers Benghazi. Au passage, Kadhafi fait tirer sur les insurgés, mais également sur la population civile dont ils sont issus, à l’artillerie et l’aviation, dont les tirs sont très peu précis. Dans les villes, les dégâts sont souvent considérables. Dans les médias occidentaux, la pression monte peu à peu et l’éventualité d’une intervention se pose au niveau politique, dans plusieurs États. À ce stade, nul ne sait encore quelle sera la forme prise par l’intervention ou son champ d’action : le consensus finira par s’établir autour d’une intervention aérienne, moins invasive qu’une intervention terrestre dont les risques politiques ne sont pas négligeables (« zéro mort », perception des pays arabes, perception d’un risque d’enlisement). Certes, les états-majors font leur travail quotidien de planification en prenant le cas libyen en considération, mais l’officialisation de ces planifications n’interviendra que plus tard.

Les choses s’accélèrent lorsque Nicolas Sarkozy rencontre les dirigeants du Conseil National de Transition (CNT) libyen par l’intermédiaire de Bernard-Henri Lévy. Surprise : le président reconnaît le CNT comme le seul interlocuteur le 10 mars. Au 31 mars, seul le Qatar (qui, entre-temps, a été chargé par le CNT de gérer les ressources pétrolières) a également reconnu le CNT comme seul interlocuteur légitime. Les réticences européennes vis-à vis de cette reconnaissance sont nombreuses et ne manquent pas de peser sur la suite des opérations : le lendemain, l’accueil au Conseil européen de Bruxelles est glacial – manifestement, l’opération ne pourra pas se faire sous drapeau européen. Une légitimité internationale est recherchée, à travers l’ONU, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et la Ligue arabe, rencontrant un succès mitigé (1). In fine, la résolution 1973 combine liberté de manœuvre militaire et modération des craintes des uns et des autres : aucune force d’occupation au sol ne sera déployée et il s’agit uniquement de protéger les populations civiles et non d’aider les insurgés à démettre Kadhafi du pouvoir. Les objectifs de l’opération et de sa planification à long terme restent néanmoins obscurs.

Plusieurs remarques, ici, s’imposent quant au contexte de la prise de décision. Premièrement, l’engagement des forces est d’ordre compassionnel : la pression médiatique est suscitée par la crainte de massacres. Deuxièmement, la pression est également individuelle et met en lumière les faiblesses du système français de prise de décision : lorsque BHL effectue son compte rendu à l’Élysée, il est reçu par le président et son conseiller spécial ; les ministres de la Défense et des Affaires étrangères ne semblent guère au courant de ce qui se passe. Le président connaît-il seulement les options militaires possibles ? Apparemment, des options ont été présentées et l’on pressent, en creux et une fois de plus, l’importance du poste de chef de cabinet militaire de l’Élysée. Troisièmement, un double faisceau d’intérêts doit être distingué pour comprendre les décisions prises ensuite tant par la France que par les autres États de la coalition :

– Le premier est compassionnel, réagissant aux principes de la vision idéaliste des relations internationales : des massacres se produisent, la population civile est visée et Kadhafi est unanimement perçu – avec raison (2) – comme psychologiquement instable. La possibilité d’emploi d’armes chimiques de sa part contre les populations n’est pas totalement écartée – si la Libye est partie de la Convention sur les armes chimiques et qu’elle ne dispose plus officiellement de stocks, des précurseurs resteraient toutefois à sa disposition.

– Le deuxième relève des classiques de la vision réaliste des relations internationales. Pour Paris, il s’agit de reprendre en main la gestion des révolutions arabes qui a été, jusque-là, douteuse, sinon catastrophique. Au demeurant, il ne s’agit pas uniquement de reprise en main, mais aussi d’acquisition d’un leadership sur fond de partenariat euro-méditerranéen qui n’a jamais véritablement suscité l’enthousiasme sur la rive sud de la Méditerranée. Mais, au-delà, il s’agit également, peu ou prou, d’une démonstration de force de la part de la France : à l’égard de l’OTAN et de partenaires européens dont les aptitudes à peser dans les coalitions se réduisent avec leurs budgets de défense ; à l’égard, aussi, de clients potentiels de l’industrie d’armement (3).

Mais si les raisons de l’intervention peuvent être isolées assez facilement, la problématique des objectifs poursuivis est nettement moins claire. En déclenchant des opérations contre les forces aériennes et terrestres de Kadhafi et en mettant en place un embargo maritime, la coalition reste, certes, cohérente avec la résolution 1973. Les forces se sont dès lors engagées à la poursuite de ces objectifs dans la guerre. Leur réalisation signifierait alors la réussite de l’opération et le désengagement des forces. Mais plusieurs prises de position viennent parasiter ce qui apparaît a priori simple et posent la question de l’objectif de la guerre. Plusieurs leaders occidentaux se sont ainsi positionnés en faveur d’un départ de Kadhafi et d’une transition politique de la Libye vers la démocratie. La conduite des opérations, dans ce cadre, se complique :

– ce qui apparaît comme une prise de position contre Kadhafi et un rangement de facto aux côtés des insurgés n’est fondamentalement pas prévu par la résolution 1973 dont le leitmotiv principal est la protection des civils – dans un contexte où le droit des conflits armés ne reconnaît pas les insurgés comme des civils ;

– ce qui ne manque pas de poser, en retour, la question de la finalité des frappes : sont-elles uniquement destinées à la protection des civils ou favorisent-elles de facto le camp insurgé qui avait appelé à leur conduite et qui, par la suite, insistera pour que telle ou telle zone soit frappée ?

On pourrait ici constater un dépassement du cadre légal de compréhension des conflits ; en clair, la seule lecture juridique des opérations est insuffisante pour comprendre la dynamique des opérations sur le terrain, qui est dépendante de la nature particulière, de la morphologie, de ce qui est, d’abord, une guerre civile. Concrètement, qu’une position anti-Kadhafi ait ou non été prise par les dirigeants politiques occidentaux n’est finalement qu’un détail : dès lors qu’il s’agissait de réduire les capacités militaires de Kadhafi, les forces de la coalition apportent de facto un soutien, fût-il indirect, aux insurgés. La question reste cependant de savoir dans quelle mesure les frappes sont effectuées dans une interprétation étroite ou maximaliste de la résolution 1973 et si, d’emblée, elles ont été conçues pour participer à la destitution de Kadhafi. Au vu de la nature des frappes, en particulier sur les postes de commandement libyens, il y a là une certaine forme d’ambiguïté, qu’ont renforcée les débats sur la question de l’armement/encadrement des insurgés.

Cette ambiguïté transparaît également lorsque sont évoquées les suites à donner à l’opération. Suivant une interprétation stricte de la résolution 1973, « Aube de l’Odyssée » se terminerait lorsque les civils seraient définitivement protégés. Or il n’est nullement fait état de la possibilité de participer à la reconstruction ou de mettre en place une force de stabilisation – autant d’options qui pourraient certes être validées par une nouvelle résolution de l’ONU mais qui trahiraient, à certains égards, la rationalité de l’opération. Au départ, il était question d’une opération limitée, tant dans les ambitions que dans le temps. Le glissement de rationalité vers une opération moins limitée dans le temps – pour ne pas dire potentiellement illimitée – et dans les moyens ferait passer d’une opération coûtant peu et rapportant beaucoup au plan politique a une opération qui coûterait beaucoup (y compris en termes de soutien des pays arabes) et qui rapporterait peu, toujours d’un point de vue politique. À ce stade cependant, et à l’heure où sont écrites ces lignes, nous en sommes réduits aux conjectures.

Les opérations aériennes : classiques mais efficaces 

Les prémisses de la campagne aérienne ne datent pas du 19 mars – jour de l’engagement de huit Rafale par la France – mais bien du 9 mars, avec le déploiement d’AWACS évaluant la situation aérienne au-dessus de la Libye. Un vol de Rafale Marine doté d’une nacelle de reconnaissance aurait également eu lieu, au départ du Charles de Gaulle qui rentrait alors de son déploiement « Agapanthe ». Curieusement, les appareils du GAN repartiront ensuite vers la Bretagne, leur logistique étant débarquée du porte-avions. De fait, à ce moment-là, les États s’interrogent encore sur la pertinence d’une action aérienne. Une fois son principe validé par les Nations Unies, celle-ci prend rapidement une apparence classique. Si la France s’engage en premier dans l’espace aérien libyen le 19 mars, elle est rapidement suivie par d’autres États, à commencer par les États-Unis, qui disposent dans le golfe de Syrte du porte-avions Enterprise. La morphologie des opérations à cette étape est intéressante.

Alors que des CAP (Combat Air Patrol) sont rapidement menées, mettant concrètement en place la zone d’exclusion aérienne, les premières frappes au sol interviennent de façon simultanée. Il ne s’agit pas alors tant de dégager Benghazi – à portée de canons des troupes libyennes – que de faire étalage de la détermination à vouloir et pouvoir frapper les véhicules libyens. Concomitamment, des opérations SEAD (Suppression of Enemy Air Defense) sont menées dès le 20 mars, essentiellement par des forces américaines et britanniques qui génèrent une corrélation des forces en couplant l’utilisation d’EA 18G, de frappes air-sol et le lancement de 124 missiles de croisière Tomahawk. Les sites fixes de SA 2/3/5 sont prioritairement visés ; les SA 6 et 8, mobiles, continuant d’être traqués durant la campagne. Ce couplage entre CAP, BAI (4), CAS (5) et SEAD sera de plus en plus marqué. Dès le 20 mars, également, intervient une première OCA (Offensive Counter Air – destruction des bases aériennes adverses) lorsque trois B 2, directement venus de Whiteman, sont engagés, larguant 40 bombes JDAM sur la base aérienne de Ghardabia.

Le dispositif de la coalition ne monte en puissance que graduellement : aux appareils français et américains s’adjoignent assez rapidement les Britanniques. Si des Typhoon et des AWACS sont positionnés sur les bases de la RAF à Chypre – sans autorisation du gouvernement local ! –, des Tornados sont engagés le 20 mars directement depuis Marham. Les appareils de combat britanniques seront ensuite repositionnés en Italie (Gioia Del Colle). Les appareils français eux-mêmes peuvent opérer depuis Nancy, Saint-Dizier, Avord ou, de façon plus pratique (mais encore faut-il que la logistique suive), Solenzara. Les jours suivants verront l’engagement progressif des forces belge, danoise, norvégienne, qataries (deux Mirage 2000 5 étant engagés avec deux appareils français du même type le 25 mars), la Suède et les Émirats étant les derniers à engager leurs forces. L’essentiel des frappes a visé les forces terrestres libyennes, suivant des règles d’engagement limitant strictement les possibilités de tir. Plusieurs tirs ont ainsi été annulés du fait de la présence de civils et/ou d’insurgés à proximité.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, il est difficile de donner un décompte des pertes subies par les forces terrestres lors des sorties CAS et BAI mais ces dernières ont prioritairement visé les systèmes SAM mobiles, l’artillerie et les chars. Le sentiment qui prévaut aussi bien chez les pilotes que dans les médias est celui d’une efficacité extrême qui peut se comprendre. Les conditions d’engagement sont en effet idéales : les forces terrestres libyennes sont relativement peu mobiles et sont engagées dans un désert assez plat, qui limite les possibilités de C3D2 (Cover, Camouflage, Concealment, Denial, Deception). Dans le même temps, l’efficacité des raids sur les batteries SAM fixes comme, pour certaines, leur manque d’entretien ont réduit les possibilités libyennes d’opposition aux frappes. Dès le 27 mars, les opérationnels estiment que les 47 batteries antiaériennes libyennes ne sont plus en mesure de constituer un danger. Le risque de tir fratricide de la part des insurgés, s’il est bien réel – dès le 18 mars, un MiG-23 insurgé est abattu au-dessus de Benghazi –, tombe ensuite à zéro dès lors que la force aérienne libyenne n’est plus opérationnelle.

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