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Conquête spatiale de demain : quel rôle pour le secteur privé ?

En spécifiant que « les citoyens américains peuvent entreprendre l’exploration et l’exploitation commerciales des ressources spatiales », le Space Act adopté en novembre 2015 renie les principes fondamentaux de non-appropriation de l’espace par un État ou par des intérêts privés portés par le Traité de 1967. (© NASA/Jim Grossmann)
La présence écrasante des gouvernements dominera le marché des produits et des services spatiaux au cours des années à venir, mais la tendance globalement croissante des financements privés est importante et ne saurait être négligée ou ignorée. Elle est à la source de nouvelles idées et inventions comme de l’innovation.

Les sociétés privées ont toujours été très impliquées dans tous les domaines liés à la recherche et au développement, à l’exploration et à l’utilisation de l’espace. Depuis sa création en 1958, la NASA a consacré près de 80 % de son budget annuel au financement de sociétés privées à des fins de R&D, de construction, de lancement et d’exploitation de véhicules spatiaux (1). Le fait que la couverture médiatique des activités spatiales développées et financées par des entreprises privées ait, récemment, connu une envolée témoigne d’un changement progressif de la politique gouvernementale. Ce changement a transformé, en partie et de façon sélective, la manière dont le gouvernement américain contractualise avec des sociétés privées et a introduit de nouvelles incitations pour les investissements privés dans le domaine spatial.
Le terme de « NewSpace  » (2) reflète cette évolution dans la contractualisation afin d’encourager le gouvernement à acquérir des services privés et à s’engager dans un plus grand nombre de projets de coopération avec l’industrie. Il est très rare qu’une société lève du capital, effectue la R&D et déploie avec succès des véhicules spatiaux sans une forme de partenariat avec un organisme gouvernemental. Et, même lorsque les entreprises créent elles-mêmes de nouvelles capacités spatiales, le budget public et les intérêts multidisciplinaires des agences gouvernementales contribuent souvent à constituer l’essentiel des revenus des sociétés spatiales privées.
Il est peu probable que cette situation change dans un avenir proche, compte tenu des dizaines de milliards de dollars que les gouvernements dépensent chaque année (bien plus de 70 milliards de dollars par an, selon les estimations (3)) par comparaison avec les investissements privés dans l’espace dont le total, au cours des cinq dernières années, s’approcherait des trois milliards de dollars par an (4).
L’objectif du gouvernement dans le développement de la technologie spatiale est de répondre à ses propres besoins. Historiquement, les facteurs d’incitation économique se sont situés du côté de l’offre – construire à des fins gouvernementales et espérer qu’« ils » (les consommateurs) finiront par se présenter. À la différence des entreprises, les gouvernements ne sont pas orientés principalement vers les revenus et les profits (5). Et, malheureusement, l’ouverture de vastes marchés de consommation pour l’utilisation directe de l’espace a été très lente, peu de nouveaux marchés importants s’étant développés pour une demande exclusivement privée. Parmi les exemples de potentielles demandes des consommateurs pour des produits et des services spatiaux reposant sur des investissements en R&D et ayant bénéficié de tests de prototype sur la navette spatiale, la station spatiale internationale et autres charges utiles spatiales, on peut citer : la culture des cristaux de haute qualité en microgravité, la fabrication de nouveaux médicaments et produits chimiques à travers un processus d’électrophorèse dans l’espace, la production et la transmission efficace de l’énergie et de l’électricité dans l’espace et même le tourisme spatial. Aucune de ces activités ne s’est encore avérée rentable pour une entreprise privée à travers des ventes à des clients non gouvernementaux.
L’exception tient aux services de communications, dont la transmission directe de la radio et de la télévision. Selon le dernier rapport de la Satellite Industry Association, les revenus des services par satellite se sont élevés, en 2015, à près de 127 milliards de dollars, 1,8 milliard provenant des ventes de systèmes de télédétection. En l’absence d’une forte demande des consommateurs pour des biens et des services spatiaux, il est peu probable que les opérations purement privées survivent ; ce n’est qu’au travers de partenariats et un partage du risque que les entreprises spatiales du secteur privé peuvent rester viables.
La structure de l’économie spatiale est unique. Elle s’est construite en prenant appui sur des programmes gouvernementaux, sur la R&D gouvernementale et avec des personnels formés par le gouvernement. La dimension commerciale de l’espace est aujourd’hui en croissance du fait, d’une part, des réductions d’emplois gouvernementaux dans le domaine spatial qui ont créé une masse critique d’experts techniques disponibles et, d’autre part, de la maturité de la technologie spatiale, de l’inévitable diffusion des capacités techniques au niveau mondial et de la récente adoption par l’industrie et les consommateurs du monde entier des applications spatiales comme la navigation et la synchronisation du temps, le suivi des catastrophes et la télédétection.

Initiatives majeures du secteur privé
Les deux investissements privés récents les plus importants dans le secteur spatial visent le développement de nouveaux lanceurs ainsi que la construction et le lancement de nombreux satellites de très petites dimensions sur l’orbite terrestre basse (6). Le développement des lanceurs est le plus important des nouveaux investissements et, aspect intéressant, il présente également des risques élevés. Une question persiste donc : pourquoi les entreprises risqueraient-elles un capital privé en développant de nouveaux véhicules alors qu’aucun nouveau marché de consommation avéré n’apparaît à l’horizon ?
Deux facteurs majeurs encouragent les nouvelles initiatives de lancement : 1°) répondre aux exigences gouvernementales à court terme en matière de lancement et 2°) la sécurité nationale. La frénésie des États-Unis pour développer de nouveaux véhicules est principalement stimulée par la nécessité d’approvisionner la station spatiale internationale au cours des huit prochaines années. De nouveaux véhicules, comme le SpaceX Falcon, pourraient satisfaire cette demande à court terme mais donnent peu d’indications sur les nouvelles utilisations de l’espace qui exigeront des lancements fréquents. (Des possibilités non éprouvées existent comme la plate-forme spatiale gonflable de Bigelow, l’exploitation minière des ressources spatiales, l’entretien des satellites et les voyages sur la Lune et sur Mars, éventuellement avec des humains.) La sécurité nationale est la raison pour laquelle nombre de pays mettent en place de nouvelles capacités de lancement ; elle reflète également les questions politiques qui sous-tendent la nécessité de remplacer le moteur RD-180 de fabrication russe utilisé pour le lanceur américain Atlas V.
L’argument selon lequel le développement de nouveaux véhicules permettant un lancement « à bas coûts » générera une demande massive des consommateurs est un mythe. Tant que la technologie de propulsion sera chimique, les lancements continueront à être coûteux. Il n’existe aucune technologie alternative fiable éprouvée, mais l’efficacité de la fabrication et une plus forte concurrence pourraient conduire à de modestes réductions du coût d’un lancement. Il est improbable que ces facteurs engendrent des réductions de taille, ce que certains ont affirmé possible et d’autres nécessaire pour le développement d’une activité privée bien plus soutenue. Nous devons également garder à l’esprit que les économies réalisées sur le coût de fabrication ne se répercutent généralement pas en réductions de prix équivalentes.
Les satellites de petites dimensions sont moins coûteux à construire et à lancer que les grands satellites, en particulier parce qu’ils sont plus simples et plus légers. Ce n’est que si leurs capacités permettent de fournir des services équivalents à ceux des grands satellites actuels que l’arrivée en masse des satellites de petites dimensions sera à l’avenir à la fois possible et économique. Cette capacité n’a pas encore été éprouvée non plus. Et cela suppose également que les coûts cachés des essaims de satellites, comme l’encombrement des orbites et les débris dans l’espace, seront convenablement gérés.

Considérations juridiques et réglementaires
Aujourd’hui, nombre de gouvernements font des efforts pour aider les entreprises à dépasser ces barrières économiques et règlementaires et offrent des incitations financières et de marché pour encourager le secteur privé à une plus grande prise de risque et à plus d’investissements dans l’utilisation de l’espace. La loi sur la concurrence dans le domaine des lancements spatiaux commerciaux adoptée récemment aux États-Unis (2015) (7) est un exemple de loi révolutionnaire. Elle garantit, entre autres, aux sociétés sous juridiction américaine que les investissements réalisés dans des entreprises à risques visant à développer la technologie et la capacité d’obtenir des ressources des corps célestes permettront la possession de ces ressources. Bien évidemment, les particularités de mise en œuvre de cette loi exigent une fidélité continue des entreprises faisant une demande d’autorisation gouvernementale pour mener à bien ces projets.Conformément aux traités internationaux, ce sont les États, et non les entreprises qui assument la responsabilité de la plupart des activités privées conduites par leurs citoyens dans l’espace. Ces traités exigent que les activités spatiales du secteur privé soient supervisées par un gouvernement (8). Les sociétés doivent obtenir de leur gouvernement une autorisation pour lancer et opérer des véhicules dans l’espace. Cette autorisation nécessitera une adhésion complexe à des normes de sécurité, de faire preuve de responsabilité financière et de respecter de nombreuses autres considérations juridiques nationales et internationales dont des mesures strictes concernant le contrôle des exportations. La responsabilité internationale des États comprend non seulement une supervision continue des activités spatiales privées, mais implique également la responsabilité si un objet spatial provoque des dommages à des individus ou des biens d’un autre pays, voire une responsabilité pour les accidents dans l’espace.
Selon certains pays, cela pourrait être considéré comme une violation de l’article II du Traité de l’espace, qui exclut l’appropriation des corps célestes. Toutefois, la loi américaine dispose clairement qu’il ne s’agit pas là d’une déclaration de souveraineté des États-Unis sur un quelconque corps céleste. En vertu d’une longue pratique internationale, les roches lunaires rapportées sur Terre par les États-Unis et l’URSS ont été considérées comme propriété de ces pays, tout comme les échantillons d’astéroïde de la mission Hayabusa, conduite plus récemment par le Japon.
Il existe d’autres exemples du développement croissant des opportunités privées dans le domaine spatial : le Google Lunar X-Prize, compétition entre entreprises pour poser un rover sur la Lune ; l’essor des contrats avec la NASA dans le cadre des accords dits Space Act Agreements (9) (10) ; ou bien encore les propositions de missions d’entretien des satellites en orbite (par exemple Orbital/ATK), d’enlèvement des débris spatiaux et d’exploitation minière des ressources spatiales (par exemple Planetary Resources Inc., Deep Space Industries).

Pour le secteur privé, l’heure n’est pas encore venue…
Il est clair que chacune de ces vagues successives a été plus importante et même si cette dernière ne conduit pas à une croissance soutenue, une autre aura encore plus d’ampleur – un jour, les activités privées dans l’espace deviendront une manière courante de faire des affaires. Nous n’en sommes pas encore là, et ce pour plusieurs raisons :L’activité du secteur privé dans l’espace a connu plusieurs vagues par le passé : la première tint à la recherche et au développement sur la navette Challenger, anéantie dans l’accident de 1986 ; une deuxième, à laquelle l’explosion de la bulle internet au début des années 2000 mit un terme, porta sur les télécommunications et la large bande en orbite terrestre basse. Commencée il y a une dizaine d’années, celle du tourisme spatial ne s’est toujours pas concrétisée. Nous assistons actuellement à une autre vague, liée aux projets d’activités en orbite. S’il est possible que cette dernière vague se développe, elle pourrait également stagner.

  • On ignore si la demande des consommateurs et des entreprises pour des produits et des services spatiaux connaîtra un développement réel et si les nouvelles applications spatiales auront des marchés suffisamment grands pour supplanter les concurrents terrestres à des prix compétitifs. Cela n’est pas clair puisqu’il n’existe toujours pas d’innovations nouvelles ou radicales nécessitant les avantages spécifiques d’être dans l’espace. Et même celles-ci seront exposées à une concurrence exacerbée d’autres innovations terrestres et de nouvelles plates-formes de haute altitude.
  • La demande de lanceurs découle des utilisations de l’espace. La demande gouvernementale n’augmentera pas beaucoup et le secteur privé n’aura besoin de plus de lanceurs que si l’utilisation de l’espace s’intensifie, et particulièrement si cela comprend des applications nécessitant des transports fréquents dans l’espace avec retour sur Terre.
  • Les entreprises commerciales ont besoin d’un processus d’autorisation stable, prévisible et rapide. Il demeure encore dans la majeure partie des pays des questions fondamentales de sécurité nationale pour tous les types d’activités spatiales qui, souvent, ralentissent les processus de règlementation et d’autorisation. De plus, les traités internationaux relatifs à l’espace n’ont pas été conçus selon des intérêts commerciaux.

Enfin, le secteur privé ne remplacera pas les agences nationales. Contrairement à ce que certains peuvent penser et aux exagérations des médias, la NASA et les agences spatiales d’autres États ne deviendront pas une relique du passé. Elles sont essentielles à l’existence et à la croissance du secteur privé dans l’espace. Les entreprises et les gouvernements travailleront de concert et partageront aussi bien les risques que les éventuels bénéfices de ces activités spatiales de pointe.

Notes
(1) Par exemple, selon le Rapport des acquisitions de la NASA pour l’année fiscale 1965, 79 % (4,1 milliards de dollars sur un montant total d’acquisitions de 5,2 milliards de dollars) ont été consacrés aux entreprises.
(2) L’auteur s’interroge sur ce qui est véritablement « nouveau » dans le « Nouvel Espace », car les entreprises visent le profit, qu’il provienne de contrats avec le gouvernement ou de ventes privées.
(3) Selon la Space Foundation (organisation à but non lucratif qui défend les intérêts de l’industrie spatiale américaine, NdlR), les dépenses gouvernementales consacrées à l’espace à l’échelle mondiale se situent entre 75 et 80 milliards de dollars par an.
(4) The Tauri Group, Start-Up Space, janvier 2016, p. iii. Cette étude indique, pour la période 2011-2015, un investissement privé de 5 milliards de dollars – dont il convient de déduire 1 milliard de dollars de financement par emprunt et 1,6 milliard de dollars d’acquisitions d’une société par une autre relevant d’un transfert de fonds plutôt que d’un nouveau financement.
(5) Certains gouvernements vendent des services spatiaux à des clients du secteur civil. Le gouvernement des États-Unis mène une politique de non-concurrence directe aux opérateurs commerciaux nationaux, mais encourage les entreprises communes avec des acteurs privés.
(6) SIA/The Tauri Group, State of the Satellite Industry Report, juin 2016, p. 4.
(7) Congrès des États-Unis, U.S. Commercial Space Launch Competitiveness Act, Public Law 114-90, 25 novembre 2015.
(8) Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes (« Traité de l’espace »), Londres/Moscou/Washington, le 27 janvier 1967, 610 UNTS 205 ; TIAS 6347 ; 18 UST 2410 ; UKTS 1968 No. 10 ; Cmnd. 3198 ; ATS 1967 No. 24 ; 6 ILM 386 (1967).
(9) U.S. Code, Title 51, National and Commercial Space Programs, § 20113 ; Pub. L. No. 111 – 314, 124 Stat. 3328 (18 décembre 2010).
(10) C’est ainsi que le lanceur SpaceX Falcon a été partiellement financé par la NASA à des fins de ravitaillement de la SSI, tout comme le lanceur Antares de la société Orbital Sciences. Les fonds engagés provenaient aussi bien du gouvernement que du secteur privé.

Article paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie n°34, août-septembre 2016.

À propos de l'auteur

Henry R. Hertzfeld

Henry R. Hertzfeld est un spécialiste des questions économiques, légales et politiques liées au développement technologique de pointe et à l'espace. Il est directeur de recherche au Space Policy Institute (Elliott School of International Affairs), à l'Université George Washington (Washington, D.C.). Il a notamment été analyste senior en matière économique et politique à la NASA et à la National Science Foundation, mais aussi consultant pour de nombreuses organisations américaines et internationales.

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