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Fragmentation territoriale, djihadisme et reconstruction étatique en Libye

Le 5 août 2016, un groupe de Libyens manifestent sur la place des Martyrs, à Tripoli, pour protester contre l’intervention militaire française en Libye, aux côtés des forces du général Khalifa Haftar. Une campagne antifrançaise bat son plein en Libye après l’annonce de la mort dans un accident d’hélicoptère de trois sous-officiers du renseignement en mission à l’est de Benghazi. (©Xinhua/Hamza Turkia)
Entretien avec Ali Bensaad, professeur des universités à l'Institut français de géopolitique (IFG) de Paris sur le devenir de la Libye, entre interventions extérieures et divisions internes.

La mort de trois militaires du service action de la DGSE dans un crash d’hélicoptère en juillet 2016 a médiatisé l’implication directe de la France en Libye en même temps qu’elle a montré la position trouble de Paris, qui soutient officiellement le gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU, mais appuie aussi un groupe opposé. Comment expliquer cette ambivalence ?
Ali Bensaad : La situation de la France est moins ambivalente que délicate. Elle est dictée par une situation un peu complexe qui la prend en étau. Il y a, d’un côté, le besoin de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj pour faire émerger et consolider une autorité centrale, seule à même de garantir une reconstruction nationale, et, de l’autre, l’urgence d’aider à contenir le djihadisme en Cyrénaïque, pourtant fief du gouvernement rival, mais où ce dernier, constitué d’un attelage très incertain et miné par des rivalités multiples, court le risque d’être débordé par le djihadisme ou du moins de le laisser prospérer. Pendant deux ans, le général Khalifa Haftar a été incapable de faire bouger les lignes de front contre les djihadistes, mais il a encore aggravé les fractures dans la société locale par ses méthodes brutales et ses ambitions politiques personnelles et celles de ses alliés fédéralistes qui bloquent par ailleurs les scénarios de sortie de crise à l’échelle nationale.
Je pense qu’il n’y a pas de doute sur l’engagement de la France, des pays européens et de la communauté internationale derrière le gouvernement de Fayez el-Sarraj, qu’ils ont contribué à faire émerger. Pour autant, la présence et la menace djihadiste ne se limitent pas seulement à Syrte où, il est vrai, Daech a réussi la seule implantation territorialisée en dehors de l’Irak-Syrie. Cette menace n’est pas moins importante en Cyrénaïque, et particulièrement à Benghazi. C’est là que se trouve le terreau historique du djihadisme. Et même si, là aussi, des étrangers sont présents en nombre, il ne s’agit pas du djihadisme « prêt-à-porter » d’importation de Daech comme à Syrte, qui était une greffe externe et qui, malgré une emprise territoriale importante, n’a pas réussi pour autant à prendre. Elle n’a pas réussi parce qu’elle méconnaissait le tissu social et n’y disposait pas de suffisamment de relais et s’est vite aliéné la population locale. C’est le contraire en Cyrénaïque où le djihadisme dispose d’ancrages et de relais sociaux, mais aussi politiques, même limités. Et il dispose surtout d’une mémoire, d’une connaissance de terrain et d’un capital de savoir-faire militaire et social. La Cyrénaïque a été dans les années 1990 et jusqu’au milieu des années 2000 un sanctuaire djihadiste qui a ébranlé le pouvoir de Mouammar Kadhafi, le contraignant à bombarder au napalm maquis et population civile. Dès le lendemain de la révolution, Ansar al-Charia, constitué d’anciens djihadistes qui avaient réussi à s’élargir à de jeunes révolutionnaires déçus ou radicalisés et à s’attirer la sympathie d’une partie de la population avec des activités caritatives, a commencé à s’attaquer à tout germe de constitution d’un État ou d’émergence d’une société civile. Il a inauguré sa stratégie de la terreur avec l’assassinat du général Abdelfettah Younes. Ce dernier avait réussi à rallier un grand nombre de militaires à la révolution et était susceptible de cristalliser autour de sa personne la constitution d’une nouvelle armée nationale. Cet assassinat a ouvert un cycle de liquidation systématique des anciens officiers de Kadhafi ayant rejoint l’insurrection – plus de 600 ! – qui a surtout frappé l’armée de l’air, la mieux formée. La société civile a connu le même sort, inauguré par l’assassinat d’Abdeslam el-Mismari, le coordinateur de la coalition du 17 février et qui sera suivi par celui de nombre de militants des droits de l’homme, dont la médiatique Salwa Boughaighis, et de beaucoup de journalistes. Ansar al-Charia Libye a été renforcé par l’exfiltration en Libye d’Ansar al-Charia Tunisie. Si cette dernière assume et revendique ses actes de terreur en Tunisie et se fait explicitement prendre la main dans le sac, à Benghazi, la branche libyenne entretient le flou. Elle ne revendique pas, mais ne condamne pas tout et ne se prive pas de stigmatiser les victimes, instillant une atmosphère de suspicion et de terreur. Ce flou lui sert à éviter la confrontation avec les combattants non islamistes qui luttent contre les méthodes brutales du général Haftar qui n’a pas réussi à faire bouger les lignes de front avec les djihadistes, mais a par contre réussi à faire basculer dans leur camp beaucoup de jeunes par sa brutalité et l’exaspération que suscitent les ambitions politiques de ce symbole détesté de l’ancien régime. C’est ainsi qu’on a aujourd’hui à Benghazi un conglomérat de diverses tendances djihadistes (Ansar al-Charia, Al-Qaïda au Maghreb islamique et Daech) couvert par la bienveillance des islamistes, et aux côtés desquels se retrouvent des révolutionnaires non islamistes qui veulent seulement en découdre avec Haftar. Et donc, si la menace djihadiste est moins massive et moins spectaculaire qu’à Syrte, il est beaucoup plus délicat et complexe de l’éradiquer à Benghazi.
C’est cette urgence à contenir le djihadisme en Cyrénaïque qui explique cet apparent engagement contradictoire de la France dans cette région aux côtés des forces de Haftar. Et c’est certainement grâce à la France qu’on note un recul récent des djihadistes dans certains quartiers de Benghazi. Mais la France n’est pas le seul pays présent en Libye : on y trouve aussi des Américains, des Anglais et des Italiens, qui sont peut-être les plus nombreux. Y a-t-il une distribution géographique des rôles entre puissances occidentales ? En tout cas, la France était mieux implantée par ses réseaux culturels et médicaux en Cyrénaïque, avant même la chute de Kadhafi, et on se rappelle de la présence française pendant la révolution, avec un hôpital français, une mission médicale, etc. Cela donne peut-être plus d’éléments d’informations et de facilités en général pour une intervention française en Cyrénaïque.

Quelles sont la réalité et l’origine de la présence djihadiste dans le pays ?
Historiquement, c’est dans la Cyrénaïque que la réalité djihadiste est la plus forte. Il ne faut pas oublier qu’avant même que Daech vienne s’implanter à Syrte, le djihadisme était déjà fortement présent dans cette partie de la Libye, notamment à Benghazi, alors qu’ un « émirat » existait à Derna bien avant que l’État islamique tente de s’ériger en territoire en Irak.
En fait, dans les années 1980 et surtout 1990, on a vu émerger un mouvement djihadiste très important dans cette région, au point de déstabiliser alors le pouvoir. Aujourd’hui, on essaie d’expliquer la montée du djihadisme en Libye par l’effondrement du pouvoir de Kadhafi, comme tout le reste d’ailleurs : le tribalisme, la fragmentation territoriale… Or tous ces éléments étaient déjà en maturation du temps même de Kadhafi et remettaient en cause son pouvoir. Les foyers djihadistes étaient si importants qu’ils l’ont contraint à bombarder le djebel Akhdar au napalm. À la prison d’Abou Salim par exemple, à côté d’une minorité de communistes et libéraux, étaient enfermés des milliers de prisonniers djihadistes et on estime à 1270 ceux qui ont été massacrés en 1996 et enterrés dans des fosses communes. C’est dans ce passé que puise le retour du djihadisme dans cette région et c’est pour cela qu’il y est plus fort qu’ailleurs.
Les mouvements djihadistes sont apparus dans les années 1980, mais les véritables groupes djihadistes n’ont fait leur apparition que dans les années 1990 sous l’influence des combattants libyens revenus d’Afghanistan. C’est en Cyrénaïque qu’ils ont trouvé un contexte favorable, la région ayant été marginalisée parce qu’elle avait été le fief de la confrérie Senoussi, matrice du pouvoir royal, que Kadhafi a cherché à éradiquer. Les années 1990 étaient également celles du contre-choc pétrolier et, surtout, de l’embargo imposé à la Libye qui firent baisser drastiquement ses revenus. C’est la Cyrénaïque qui en pâtit le plus, le pouvoir concentrant la redistribution du peu de revenus sur les secteurs les plus loyaux. Ces éléments majeurs se sont donc croisés avec le retour des « Afghans » et une influence orientale, du fait de la proximité, plus prégnante en Cyrénaïque, des mouvements islamistes égyptiens et des monarchies du Golfe. Beaucoup de jeunes ont rejoint les différents groupes armés qui se sont multipliés : le Parti de la libération islamique, le Mouvement des martyrs de Libye et le Groupe islamique de Libye ou Ansar Allah (Les disciples de Dieu). Mais c’est le Groupe islamique combattant libyen (GICL), dont la création a été annoncée en octobre 1995, qui est devenu le principal acteur de l’opposition armée. Ce groupe, fondé par Abou Abdallah Sadok, un ancien d’Afghanistan, s’est alors établi dans le djebel Akhdar. Il était fort de près de 2500 hommes, donc pas loin des effectifs actuels de Daech à Syrte. Il s’est attaqué frontalement aux services de sécurité, à l’armée, aux comités révolutionnaires, notamment dans la région de Benghazi et de Derna, et, par deux fois, a tenté d’assassiner Kadhafi. Le mouvement trouvait dans les régions appauvries de la Cyrénaïque une véritable pépinière de recrutement et a même réussi à enrôler des militaires. C’est aussi d’ailleurs pour cette raison que, pour réprimer les mouvements djihadistes, Kadhafi s’est appuyé non pas sur l’armée, dont il se méfiait par ailleurs pour son potentiel putschiste et qu’il avait marginalisée, mais sur des milices prétoriennes patrimonialisées et tenues par de proches parents (ce qui montre au passage que le phénomène milicien n’est pas tombé du ciel).
Le régime a lancé une répression impitoyable contre les islamistes, mobilisant de grands moyens. La répression a surtout frappé Benghazi, particulièrement en 1998 après une deuxième tentative d’assassinat de Kadhafi perpétrée dans la ville même. Mais il a fallu attendre 1999 pour que le régime puisse venir à bout des djihadistes. Ceux-ci se sont alors déployés à l’étranger où ils ont occupé des positions clés dans les cellules d’Al-Qaïda, notamment en Angleterre, au Pakistan, en Afghanistan et en Irak. Dans ce dernier pays, ils étaient les étrangers les plus nombreux après les Saoudiens. Les chefs djihadistes libyens ont accédé au cercle des proches de Ben Laden, comme Abou Yahya al-Libi, devenu le théoricien et idéologue religieux d’Al-Qaïda dont il a par ailleurs assuré la liaison avec les mouvances djihadistes maghrébines (avant d’être tué par un drone américain en 2012 au Pakistan), ou Abou Anas Al-Libi qui avait participé aux attaques de Dar es Salam et de Nairobi en août 1998 (il sera enlevé par les Américains en 2013 à Tripoli). Ce sont les djihadistes du GICL qui rapprochèrent le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) algérien d’Al-Qaïda et facilitèrent son intégration et sa transformation, en 2007, en Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
Mais après la levée de l’embargo et l’embellie pétrolière de la fin des années 1990 et du début des années 2000, Kadhafi est entré dans un processus de réconciliation et de récupération avec les djihadistes et les islamistes alors qu’eux-mêmes entraient dans un processus d’entrisme et de collaboration avec l’État. En 2006, Kadhafi en a libéré 800 et beaucoup d’entre eux ont fait partie du gouvernement de l’ombre formé par la fondation « La Libye de demain » destinée à préparer Saïf al-Islam à succéder à son père. Aussi ont-ils été absents et même étrangers à la révolution, allant jusqu’à jouer le rôle de perturbateurs et d’émissaires de Kadhafi auprès des révolutionnaires pour leur dire qu’il s’agissait d’un complot occidentalo-sioniste pour éloigner les islamistes du pouvoir. Ensuite, quand les choses ont basculé, notamment lorsque la principale garnison militaire de Benghazi est tombée aux mains des révolutionnaires, ils ont rejoint ces derniers et ont réveillé leurs réseaux pour peser sur le futur pouvoir. Voilà pourquoi, à terme, les djihadistes de la Cyrénaïque représentent potentiellement un plus grand danger que Daech, qui ne dispose pas de réel enracinement.
Aujourd’hui, il y a en tout cas un consensus chez les Libyens, qui voient dans Daech une présence étrangère. De facto, l’organisation en Libye est constituée pour une bonne partie de Moyen-Orientaux, de Tunisiens, etc. C’est une des raisons pour lesquelles Daech a été chassé de Derna, où il s’était d’abord établi. Pour cela, même si les Libyens sont hostiles à une intervention étrangère, ils ne peuvent que voir d’un bon œil un bombardement de Daech.

Comment ces interventions extérieures sont-elles perçues par les Libyens ?
Il y a une ambivalence des politiques libyens, car les Libyens sont d’une manière générale très sensibles aux interventions extérieures, et pour cause : celle de 2011 a eu des conséquences catastrophiques. Il y en avait déjà eu par le passé, comme en 1986, sous Ronald Reagan. C’est pour cela que, dans la Tripolitaine, à l’annonce de la mort des trois soldats français, tous les extrémistes, tous ceux qui, sans l’assumer complètement, contestent le pouvoir de Sarraj, sont sortis des bois pour surfer sur ce sentiment national de souveraineté, ombrageux, qui anime les Libyens, pour justement l’instrumentaliser et faire remonter le sentiment anti-occidental et l’utiliser pour isoler ceux qui, comme Sarraj, se prêtent rationnellement à une collaboration avec la communauté internationale. À l’inverse, le gouvernement de Benghazi et le général Haftar se sont empressés d’afficher cette implication de la France comme un signe de reconnaissance internationale, dont ils ont besoin pour se légitimer. Il y a donc cette ambivalence entre la recherche d’un soutien étranger comme source de légitimation et à la fois la défiance vis-à-vis de l’étranger et son instrumentalisation à usage local, anti-occidental.
Il y a une ambivalence aussi du gouvernement de Sarraj qui à la fois assume d’avoir fait appel aux Américains pour bombarder et nie, contre toute évidence, la présence de forces étrangères sur son territoire, notamment des Américains. Sarraj est contraint de surfer entre les deux attitudes, car un des arguments de ses contestataires est justement que ce gouvernement est un produit de l’intervention extérieure. Bien que ce soit complètement faux, ce gouvernement est contraint de s’en défendre.

Comment le gouvernement d’union nationale est-il parvenu à émerger et quelles sont les perspectives politiques pour le pays ?
Ce gouvernement est en fait un produit de dynamiques endogènes internes. On peut estimer qu’après l’aggravation de la situation en 2014, qui a vu le début de fragmentation, de déchirement du pays, dans une dualité institutionnelle, entre le groupe politico-militaire Fajr (Aube) qui a fait une OPA sur la Tripolitaine et Haftar qui a fait de même avec son opération « Karama » (Dignité) en Cyrénaïque, on est entré dans un cercle vertueux depuis une année. Celui-ci a bien sûr été accompagné et parrainé par l’ONU, pour une raison simple. Si, d’un côté, il n’y a presque pas de forces politiques qui ne souhaitent pas la stabilité ou qui remettent en cause l’unité du pays, il n’existe pas par ailleurs de force ayant les capacités d’imposer seule une feuille de route de reconstruction nationale. Mais les conditions d’une réconciliation ont existé préalablement au travail de l’ONU. En amont de l’émergence de ce nouveau gouvernement, il y a plus d’un an, les principales forces militaires et politiques locales, notamment dans l’Ouest, ont commencé à se rapprocher sous la pression des communautés lassées par la guerre. C’est ainsi que les milices de Misrata et celles de Zintan, qui incarnent emblématiquement chacun des deux camps en conflit, se sont engagées, de façon inattendue alors que leur affrontement s’enlisait depuis plusieurs mois à l’ouest de Tripoli, dans un processus de réconciliation, en dehors d’une quelconque intervention de chacun des deux gouvernements, celui de Tripoli et celui de Tobrouk, censés les représenter et contre leur volonté. Ainsi, du côté, de la coalition Fajr de Tripoli, les milices de Ghériane, Zouara et Sabrata ont emboîté le pas à celles de Misrata, tout comme les Amazighs qui ne s’étaient d’ailleurs que partiellement engagés dans la guerre, ceux du djebel Nefoussa ayant dès le début opté pour la neutralité. De fait, la coalition Fajr , privée de ses forces militaires les plus puissantes, n’avait plus d’existence réelle et s’est trouvée réduite sur le plan politique aux seuls islamistes et salafistes proches du mufti Gariani, avec pour seuls appuis quelques milices moins importantes. Le même processus, de l’autre côté, a érodé la coalition militaire de Tobrouk avec le rapprochement, en concertation avec leurs communautés, des milices de Zintan et d’Ouerchefennah, suivies par les Toubous au Sud. En fait, c’est ce contexte-là qui a préparé les conditions de l’accord de Skhirat. Les différents émissaires de l’ONU n’ont fait qu’encourager ce mouvement et l’accompagner en s’appuyant sur les acteurs locaux qui se sont désengagés de la guerre et en les associant directement aux négociations, pour contourner les blocages des deux gouvernements rivaux et les contraindre finalement à rejoindre les négociations. Ce gouvernement est l’aboutissement d’une réelle dynamique de paix endogène appuyée sur de réelles forces sociales libyennes qui ont poussé à la négociation.
Le gouvernement Sarraj est en fait l’aboutissement d’un réel accord entre toutes les parties, y compris celles qui le contestent aujourd’hui. Il a réussi à imposer son autorité petit à petit, au moins sur la Tripolitaine. Il a aussi engagé cette bataille de Syrte. Il s’agissait d’écarter le danger que représente Daech, mais aussi d’engager une bataille de légitimité. En mettant en avant la bataille de Syrte, Fayez el-Sarraj a fait preuve d’une grande intelligence politique. C’est une cause qui a une forte portée symbolique et elle est potentiellement unificatrice. Pour les Libyens, Daech est une maladie honteuse, importée par des étrangers. Celui qui prendra l’initiative de les en débarrasser, et surtout celui qui gagnera cette bataille, en sortira renforcé et récoltera un grand capital de crédibilité. Et il n’est pas exclu que certains finissent par se rallier à Sarraj au vu de la tournure positive de la bataille. Dans un contexte de fragmentation, l’émergence d’une force a, en soi, un effet centralisateur. C’est l’entrée dans un cercle vertueux. Évidemment, ce processus positif piétine, car il y a en face une opposition qui vient surtout de la Cyrénaïque. Le gouvernement aurait dû être adoubé par le Parlement de Tobrouk, mais celui-ci, qui de toute manière n’a plus de légitimité, n’a jamais réussi à se réunir. Une majorité de députés sont désireux de légitimer et de soutenir ce gouvernement, mais, en même temps, la position géographique du Parlement en Cyrénaïque fait qu’il est pris en otage par un noyau dur de députés et de milices plus ou moins fédéralistes qui veulent empêcher l’émergence d’un gouvernement d’union nationale qui pourrait mettre fin à leurs ambitions fédéralistes, qui sont bien réelles.

Une partition officielle et reconnue du territoire, par exemple entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine, est-elle envisageable ?
Il est vrai que la Libye est un très grand pays, très vaste. Historiquement, la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan ont été des régions aux trajectoires historiques et géopolitiques très différentes. Dès l’Antiquité, la Tripolitaine était punique alors que la Cyrénaïque était hellénique. Et même les Romains, lorsqu’ils ont dominé les deux provinces, les ont gérées territorialement de manière différenciée. Sous la domination arabe aussi, la Tripolitaine était plutôt gérée depuis la Tunisie alors que la Cyrénaïque l’était depuis l’Égypte. D’ailleurs, le golfe de Syrte est la fois une frontière entre le parler maghrébin et le parler égyptien et la limite du couscous. C’est une réalité permanente et structurelle qu’il ne faut pas nier.
Pour autant, aussi bien pendant la période ottomane que lors de la résistance contre les Italiens, ou sous l’influence unificatrice de la confrérie Senoussi, un véritable sentiment national unitaire s’est cristallisé. C’est pour cela que la Libye a accédé à son indépendance comme État uni et unique, même si c’était sous forme fédérale. Ce n’est qu’en 1963, en effet, que le pays a adopté la forme totalement unitaire. L’indépendance et la rente pétrolière, les investissements colossaux dans les infrastructures, l’encadrement bureaucratique et la redistribution rentière ont renforcé le sentiment national unitaire. Personne, y compris en Cyrénaïque, n’ose poser la question en termes de séparation. Ce sont les deux pouvoirs qui se sont succédé, monarchie et Jamahiriya, qui ont instrumentalisé ces différences pour en faire presque un régionalisme. La monarchie a préféré s’appuyer sur la cyrénaïque et s’y installer dans un milieu rural pour échapper aux pressions de la bourgeoisie et des élites urbaines tripolitaines qui étaient les plus dynamiques politiquement, économiquement, et qui avaient le plus milité pour l’indépendance. Le pouvoir royal, issu de la confrérie Senoussi, n’a eu de cesse de marginaliser la Tripolitaine dynamique et frondeuse. Kadhafi a cherché à bâtir son pouvoir en contrepoint, contre la Cyrénaïque qui symbolisait l’ancien pouvoir et dont il n’a cessé de se méfier. Son obsession ne s’est pas limitée à la région, mais l’a poussé jusqu’à une volonté d’éradication de la confrérie Senoussi, qui avait certes servi de matrice au pouvoir royal, mais dont la légitimité, religieuse, historique et symbolique, transcendait celui-ci. C’est ainsi que Kadhafi est allé jusqu’à la destruction physique des mausolées de la confrérie. Il n’est pas fortuit que le printemps arabe ait commencé en Libye par la Cyrénaïque, région symbole de l’injustice territoriale. Mais la contestation n’avait pas la moindre velléité régionaliste ni même régionale. Elle s’est voulue dès le départ nationale et citoyenne et avait d’ailleurs comme symbole Fethi Terbil, avocat des droits de l’homme, mais immigré de la Tripolitaine en Cyrénaïque. Là aussi, comme en Tunisie, et comme souvent, la fracture territoriale, régionale, n’a été que l’interstice où a pu s’engouffrer la contestation politique et sociale. Avant même l’achèvement de la libération du pays, des tendances fédéralistes se sont manifestées au travers de descendants de la monarchie (Zoubir Ahmed Senoussi) avant que des milices ne se réapproprient la revendication, notamment celle d’Ibrahim al-Djadran, puisant surtout dans la frustration d’officiers de l’armée régulière marginalisés dans des structures sécuritaires régionales dominées par les brigades révolutionnaires. Même si la revendication d’équilibre régional est forte en Cyrénaïque et que le mouvement fédéraliste bénéficie de soutien dans les principales tribus que sont les Obeidat, les Awaghir et surtout les Magharba (dont est issu Djadran), ce soutien ne concerne qu’une partie des cadres de ces tribus et les fédéralistes restent isolés. Ainsi le « Conseil de Barqa », présenté comme une sorte de gouvernement, est en fait une coquille vide. Ce projet de gouvernement régional et le boycott des élections ont été rejetés par la majorité des conseils locaux et par les puissantes brigades révolutionnaires régionales. Les rivalités politiques en son sein, les actions violentes pour bloquer le vote aux législatives en 2012, ont déprécié et fragmenté le mouvement. L’épisode du blocage des terminaux pétroliers (auquel a fini par s’opposer même la tribu des Magharba) et surtout celui de la vente du pétrole sur le marché noir ont fini par discréditer les fédéralistes et confirmer les suspicions sur leur caractère aventureux et vénal.
Le poids disproportionné joué actuellement par les fédéralistes tient moins à leur force qu’aux ambitions de leurs alliés conjoncturels qui, directement ou indirectement, les renforcent. C’est le cas du général Haftar qui a besoin d’eux militairement et n’a aucun intérêt au renforcement d’un gouvernement légitime à Tripoli qui lui ôterait la prééminence militaire qu’il s’est attribuée. C’est aussi le cas de responsables du Parlement de Tobrouk, comme son président et son vice-président qui avaient complètement appuyé le processus de réconciliation de Skhirat et le processus d’émergence du gouvernement. Sauf qu’ils pensaient en être les futurs responsables. N’ayant pas obtenu les postes principaux, notamment de chef du gouvernement, ils lui créent des embûches quitte à donner encore plus de poids aux fédéralistes. Ces derniers surfent également sur un ressentiment social à l’égard des personnes originaires de Misrata dont les élites commerçantes et urbaines ont le mieux profité du boom économique de la Cyrénaïque, si bien qu’elles dominent toute la région au niveau économique, du foncier aux banques en passant par le commerce d’alimentation ou celui de la bijouterie. Le poids important des élites de Misrata dans le processus de reconstruction est à double tranchant. Elles apportent la puissance économique et celle de leurs milices ainsi que la rationalité d’une ville aux vieilles traditions urbaines et entrepreneuriales, mais ce poids important est aussi le talon d’Achille de ce processus. La montée en puissance des élites de Misrata aiguise les inquiétudes et les crispations des élites de la Cyrénaïque.
Le risque d’une partition régionale est le plus grand écueil sur le chemin du gouvernement Sarraj. Celui-ci impose de répondre à terme à la double question de l’équilibre entre régions et de la décentralisation au profit de celles-ci, condition de toute reconstruction étatique dans ce vaste pays. Prosaïquement, c’est le partage de la rente des ressources entre les niveaux national et régional. Mais, dans l’immédiat, la plus grande tâche du gouvernement de Saraj est de parvenir à disloquer cet attelage d’ambitions et de différencier le noyau dur de fédéralistes des autres forces tout en faisant preuve d’une grande ouverture vers les élites de la Cyrénaïque, y compris en récupérant des seigneurs de la guerre comme Djadran. Celui qui a formé la première et la plus importante milice séparatiste de l’Est, tenté de vendre son pétrole au marché noir, puis s’est assuré la rente de la protection des sites pétroliers grassement rémunérée par le Parlement de Tobrouk tourne le dos à ce dernier pour soutenir Sarraj, illustrant par-là à quel point les ambitions personnelles jouent un grand rôle et rappelant que le devoir d’un politique est de les capter dans le sens de la reconstruction.

Propos recueillis par Tristan Hurel

Article paru dans Diplomatie n°82, septembre-octobre 2016.
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