Depuis les révolutions du printemps arabe, l’incohérence et l’illisibilité de la diplomatie française au Moyen-Orient ont entaché l’image du pays ; les alliances malheureuses, les stratégies contre-productives, les postures douteuses, ainsi que les tragiques erreurs commises dans les dossiers libyen et syrien ont contribué au fiasco de la diplomatie française au Moyen-Orient et au naufrage du rôle et de l’influence de la France dans la région.
Après avoir, pendant des décennies, soutenu des régimes arabes autoritaires et corrompus, la France a été prise de court par le déferlement des soulèvements arabes de 2011, que ni ses diplomates ni ses chercheurs n’avaient anticipé. Après les tâtonnements qui ont accompagné l’ajustement aux changements de régime en Tunisie et en Égypte, la diplomatie française a voulu prendre les devants dans l’affaire libyenne, devenant responsable de la chute du régime et de la destruction du pays. Mais c’est dans le dossier syrien, face à la guerre qui ravage le pays depuis cinq ans, que la diplomatie française a sombré. Du fait de ses choix, la France a vu sa marge de manœuvre réduite, son influence diminuée et sa voix de moins en moins entendue.
Une diplomatie guerrière
Depuis 1991, les interventions militaires en terre arabo-musulmane se sont succédées, l’Occident semblant y mener des guerres sans fin dans plusieurs pays – Irak, Syrie, Libye – contre des acteurs divers, que ce soient les leaders nationalistes – Saddam Hussein, Kadhafi, Bachar al-Assad – ou les mouvements islamistes, d’Al-Qaïda à l’organisation État islamique.
Si la France a su se démarquer des États-Unis de Bush en refusant d’être complice de l’invasion de l’Irak en 2003, elle a depuis été partie prenante de toutes les expéditions, dont certaines initiées par elle-même et d’autres qu’elle a conduites toute seule, déployant depuis la présidence Sarkozy une diplomatie guerrière poursuivie et accentuée par la présidence Hollande, qui, si elle ne s’avère pas très fructueuse, n’en demeure pas moins très active. La présence française, aujourd’hui sur plusieurs fronts – Irak, Syrie, Libye, Sahel –, suscite des débats au sein des cadres de l’armée avec d’un côté des généraux qui courent les médias, justifiant les interventions militaires et plaidant pour d’autres initiatives, de l’autre ceux qui, plus discrets, s’inquiètent de l’absence de stratégie et de cohérence politique dans cet éparpillement militaire tout aussi couteux que contre-productif. La diplomatie guerrière d’une France aux avant-postes de l’intervention occidentale en Libye qui a mené à la chute du régime de Kadhafi et à l’exécution de celui-ci s’est de nouveau imposée quand, en août 2013, Paris, déterminé, aurait « frappé » le régime syrien, en dehors de toute légalité internationale si Obama n’avait pas préféré se désister à la dernière minute. Privilégiant la diplomatie du champ de bataille, le président français a engagé les troupes au Mali pour « détruire les terroristes » qui menaçaient la capitale malienne et si leur avancée ponctuelle a bel et bien été stoppée par les soldats français, l’intervention française est loin d’avoir éradiqué le terrorisme ou trouvé les solutions à l’expansion de l’islamisme dans la région. Des limites qui ne sont pourtant pas prises en compte puisque, en réaction aux attentats du 13 novembre 2015, Paris annonce la décision d’étendre les bombardements – jusque-là limités à l’Irak – au territoire syrien. Toutefois, bien que très active militairement sur plusieurs fronts, la France n’est pas véritablement parvenue à faire bouger les lignes sur le terrain, et sa stratégie guerrière n’a été en mesure ni d’influer sur le cours des évènements diplomatiques en faisant de la France un acteur déterminant, ni de peser sur le terrain en modifiant le rapport de forces militaire.
Alors que l’histoire n’a pas fini de mesurer les conséquences dramatiques de l’activisme français qui présida à l’intervention occidentale de 2011 en Libye, tant au niveau de la dislocation du pays, de la destruction de l’architecture sécuritaire du Maghreb que de la déstabilisation de toute la région du Sahel, la France, qui, comme nous l’avons dit, porte la responsabilité de cet aventurisme destructeur, qui restera dans la mémoire collective des populations arabes au même titre que l’invasion américaine de l’Irak, est de nouveau présente et active en Libye, où elle mène des missions secrètes. Dans un pays qui a sombré dans le chaos, qui se retrouve morcelé en zones tribales contrôlées par des milices rivales, écartelé entre deux gouvernements, l’un à Tripoli, l’autre à Tobrouk, et est devenu le nouveau sanctuaire de Daech, la France, impuissante à promouvoir une solution politique susceptible de rétablir l’ordre et la sécurité, y conduit cependant des « frappes ponctuelles ciblées » telles que Paris l’a admis officiellement à la suite du décès de trois soldats français en juillet dernier. Les frappes de Paris, qui soutiennent officiellement le gouvernement de Tripoli tout en aidant officieusement le général Haftar [responsable des forces de l’Est liées au parlement de Tobrouk], s’inscrivent dans la lutte contre le terrorisme et visent à réduire l’organisation État islamique, qui, profitant du chaos libyen, de l’absence d’État et du vide politique, s’est installée dans le pays, à quelques centaines de kilomètres des côtes européennes. Elles n’en constituent pas moins une intervention illégale sur le territoire d’un État souverain, puisque de fait, sans demande des autorités de l’État et sans mandat de l’ONU, elles poursuivent le cycle de l’interventionnisme occidental, qui non seulement n’a pas apporté de remède aux maux de la région mais en a aggravé le désordre, le chaos et la dangerosité.
L’alliance avec l’Arabie saoudite
Le grand tournant de la diplomatie française au Moyen-Orient est illustré par l’alliance avec l’Arabie saoudite devenue en quelques années un partenaire privilégié de la France, reléguant au second plan des alliances traditionnelles fondées sur des liens historiques et des proximités géographiques et culturelles très profondes (Maroc, Liban, Tunisie).
Dans la rivalité pour l’hégémonie politique qui oppose les deux puissances régionales que sont l’Iran et l’Arabie saoudite, qui se livrent des guerres de religion par procuration sur plusieurs fronts (intervention saoudite à Bahreïn, conflit syrien, guerre au Yémen), la France, qui a fait le choix de soutenir la monarchie sunnite wahhabite, apparaît comme le fer de lance du combat contre la République islamique chiite.
Dans le conflit syrien, la France a clairement pris le parti de l’Arabie saoudite, qui voulait la chute de Bachar al-Assad et la destruction de l’axe Téhéran-Damas, et, persuadée de pouvoir continuer à s’affirmer comme une puissance centrale au Moyen-Orient au moment où les États-Unis semblent réduire leur implication dans la région, elle a décrété (en écho avec les monarchies sunnites du Golfe) que l’Iran constituait une menace suprême. Manipulée par Riyad habituée à manipuler les États-Unis dans le soutien et la défense des intérêts saoudiens dans la région, la France a omis de prendre en considération la puissance des liens entre la Syrie et l’Iran, deux alliés qui outre des différences idéologiques profondes, ont des intérêts politiques communs qui leur ont permis de maintenir une alliance sans faille depuis 40 ans.
La constante détermination de la France dans sa politique anti-Bachar al-Assad, de même que son intransigeance dans le dossier nucléaire iranien, ont rapproché d’autant plus Paris et Riyad que la méfiance saoudienne à l’égard de la politique du président Obama l’éloignait de Washington. Un rapprochement et une convergence de vues entre Paris et Riyad qui ont valu à François Hollande l’invitation exceptionnelle au sommet extraordinaire du Conseil de coopération du Golfe, le 4 mai 2015, et qui se concrétisent par l’importante consolidation des relations économiques qui font de l’Arabie saoudite le premier client de la France en matière d’équipements militaires, avant les Émirats arabes unis, liés à la France par un « partenariat stratégique global » conclu par Jacques Chirac en 1997. De par un tel positionnement idéologique, la France se prive du rôle de puissance médiatrice qui a longtemps été le sien, et si son alliance avec le royaume wahhabite lui permet à travers la multiplication des contrats commerciaux, notamment d’armement, de déployer une diplomatie économique dynamique et rentable, elle l’oblige à une grande discrétion en ce qui concerne les violations des droits de l’homme coutumières dans la monarchie rétrograde et obscurantiste et la force au silence en ce qui concerne la guerre saoudienne au Yémen, même quand Riyad utilise des bombes à fragmentation. Il est vrai cependant que cela fait longtemps que les dirigeants et les opinions publiques arabes ont compris que derrière une diplomatie qui se veut guidée par la défense de la démocratie et des droits de l’homme, Paris fait primer ses intérêts économiques et commerciaux ; n’hésitant pas à regarder de l’autre côté quand l’Égypte du maréchal Sissi emprisonne par milliers les Frères musulmans et réprime avec férocité tout opposant au retour de l’autoritarisme pour se concentrer sur la signature de contrats commerciaux et de vente de matériels militaires.
Ainsi, faute d’avoir une politique étrangère basée sur une vision globale des enjeux et bouleversements que la région connaît dans ses déchirements et recompositions, la diplomatie française au Moyen-Orient apparaît comme s’élaborant au cas par cas et de façon erratique. Et sans grand succès. Comme le montre le dossier nucléaire iranien, où la France a failli, par son intransigeance, faire capoter les négociations dont l’aboutissement a mis en évidence le décalage entre l’idée que la France se fait de son rôle et la réalité de sa capacité d’action.
Le fiasco dans le dossier syrien
Depuis le début de la crise syrienne, les prises de position de la diplomatie française se sont avérées erronées, néfastes et dangereuses.
Erronées, car Paris a gravement sous-estimé les capacités de résistance de Bachar al-Assad, a ignoré la dangerosité des divers courants islamistes déterminés à venir à bout de ce qui était, qu’on le veuille ou non, un régime laïc et a opté pour une coalition nationale syrienne, surgie de nulle part et ne représentant pas grand monde.
Néfastes, car la fermeture de l’ambassade de France à Damas en 2012 a dès le début privé Paris de contacts précieux et d’informations directes sur l’évolution de la situation. Une décision néfaste basée sur une analyse erronée de la situation – penser que comme la chute de Ben Ali et de Moubarak, celle de Bachar al-Assad était imminente –, se soldant par une absence sur le terrain et un retrait du jeu syrien à un moment où les acteurs régionaux renforçaient leur présence, rôle et actions et allaient très vite investir le terrain déserté par la France.
Dangereuses, car ayant dès le début du conflit inscrit comme préalable l’exclusion de Bachar al-Assad de toute solution intérimaire, la France s’est arc-boutée sur une position de refus de tout dialogue avec le régime d’Assad, position qui a contribué à l’escalade, à la militarisation et à l’internationalisation du conflit. Une position qui a contribué à l’isolement progressif de la France jusqu’à sa mise à l’écart des dernières négociations. L’histoire retiendra que les postures à contre-courant de Laurent Fabius à la tête de la diplomatie française entre 2012 et 2016 ont porté le coup de grâce à ce qui restait d’influence de l’ancienne puissance mandataire en Syrie. Faute d’avoir accepté l’impérative nécessité de parvenir à une solution politique incluant forcément tous les acteurs du drame syrien, faute d’avoir compris que si Bachar al-Assad fait incontestablement partie du problème syrien, il fait de façon tout aussi incontestable partie des solutions qui pourraient mettre fin à la sanglante destruction de la Syrie, et faute d’avoir pris la mesure des rapports de force sur le terrain, Laurent Fabius a précipité la diplomatie française dans une impasse sans que son successeur dispose des moyens de l’en sortir. Limitée au « ni-Bachar-ni-Daech », la diplomatie française a fait des choix contestables : elle a tout misé sur une opposition soi-disant modérée qui a peiné à exister avant de se retrouver infiltrée par les islamistes radicaux avec lesquels elle a, malgré des divergences criantes, fini par faire alliance, au point de leur remettre les armes qui lui avaient été livrées par la France. Elle a aussi péché par prétention, surestimant ses capacités à peser sur la situation et ce, jusqu’au lâchage américain en août 2013, quand le président Obama, fidèle à ses promesses de ne pas engager les États-Unis sur un autre théâtre de guerre moyen-oriental, quitte à revenir sur son engagement concernant la ligne rouge, décida de ne pas autoriser les bombardements américains contre le régime syrien, laissant la France pantelante avec ses menaces d’intervention et face à la réalité de son impuissance à les mettre en œuvre. La défection militaire américaine, vécue comme un traumatisme par Laurent Fabius, qui ne se remettra jamais de ce lâchage, a carrément sorti la France du jeu diplomatique syrien, laissant le champ libre à une Russie qui a su profiter des dérapages occidentaux dans un conflit dont elle allait changer la donne.
La diplomatie française a aussi et surtout péché par ignorance, ou aveuglement, n’ayant pas évalué la puissance du soutien iranien au régime de Bachar al-Assad, un soutien multiforme qui ne s’est jamais démenti, et qui allait déjà peser sur le rapport de forces militaire bien avant l’entrée en scène des Russes. En effet, outre l’indéfectible appui politique et diplomatique, l’Iran allait dès 2012 assurer à un régime aux abois financièrement une aide économique et financière massive. Enfin, alors que les pays occidentaux devisaient sur les avantages d’une guerre de déstabilisation et des potentialités de changement de régime sans mettre des troupes au sol, l’Iran n’a pas hésité à dépêcher sur le terrain non seulement des conseillers militaires, mais également tous les relais fournis par le Hezbollah libanais de l’autre côté de la frontière ainsi que des membres de son unité d’élite al-Qods, des Gardiens de la Révolution et des volontaires chiites venant d’Afghanistan ou du Pakistan et constituant des milices chiites guidées et dirigées par Téhéran, qui ont toutes subi des pertes importantes lors des combats sans que cela remette en cause la détermination iranienne de sauver coûte que coûte le régime syrien. Une détermination qui a abouti à ce que l’Iran, ayant renversé le rapport de forces militaire sur le théâtre syrien et étant devenu un acteur majeur dans ce conflit, soit invité à participer à la conférence internationale sur la Syrie qui s’est tenue à Vienne le 30 octobre 2015 ; une participation rendue inévitable du fait de son action militaire sur le terrain, mais qui relève aussi de la décision américaine de le réintroduire dans le jeu régional comme un contrepoids aux ambitions hégémoniques de l’Arabie saoudite et son intransigeance dans le dossier syrien. Une stratégie qui a accentué la marginalisation de la France, alliée des ennemis sunnites de l’Iran et plus que jamais hostile au retour de celui-ci dans le jeu régional.
Le retour de la Russie
Aussi incroyable que cela puisse paraître, la France n’a pas anticipé le retour de la Russie sur la scène moyen-orientale. Les conseillers de la Présidence et les spécialistes du Quai d’Orsay n’ont pas vu que la Russie ne pouvait pas faire autrement que de voler au secours du régime syrien, et qu’elle allait lui fournir le soutien dont les pays occidentaux l’ont privé, un soutien aussi puissant qu’indéfectible qui allait complètement changer la donne syrienne.
Se sentant humiliée par les pays occidentaux depuis la fin de la guerre froide et la disparition de l’Union soviétique, qui a laissé un monde unipolaire à la disposition des États-Unis, la Russie estimait par ailleurs avoir été trompée par la coalition internationale qui avait fait voter la résolution 1973 sur la Libye par le Conseil de sécurité de l’ONU pour en outrepasser les dispositions et procéder à un changement de régime que la Russie, qui n’avait pas opposé son veto au Conseil, ne jugeait ni recommandé, ni nécessaire. Bafouée dans le dossier libyen, la Russie allait se mettre en travers de toute velléité unilatérale d’intervenir dans ce Moyen-Orient devenu chasse gardée des Occidentaux, mais surtout elle n’allait plus tolérer aucune autre instrumentalisation des instances de l’ONU, s’appliquant depuis le début de la guerre à bloquer toutes les résolutions du Conseil visant à condamner le régime syrien.
Néanmoins, Paris ne semble pas avoir compris que, profitant de la posture hésitante, tâtonnante et passive des États-Unis, Moscou allait reprendre pied dans un Moyen-Orient dont l’URSS avait été renvoyée par le président Sadate dans les années 1970 et dont le seul point d’appui demeurait la Syrie des Al-Assad. Il n’a pas été évident non plus aux stratèges du Quai d’Orsay que Poutine allait se poser en défenseur d’un régime laïc (ce que la France a trop vite oublié), dont il s’agissait de préserver les structures d’État laïques offrant une protection aux chrétiens d’Orient à un moment où leur survie était en danger dans toute la région (ce dont la France ne se préoccupait plus comme avant). Last but not least, Moscou, qui ne fait pas de différence entre islamistes modérés et islamistes radicaux, allait s’attacher à éradiquer la menace qu’ils constituaient pour le régime syrien, réduisant par là-même les menaces que le terrorisme islamique fait peser sur la Russie, les régions d’Asie centrale et le Caucase.
Force est de constater que la stratégie et le poids militaire russes déployés en Syrie ont complètement renversé la donne et que la guerre totale menée par Moscou à Alep est en voie d’anéantir la « capitale de l’insurrection » et de permettre à Damas de reprendre la deuxième ville du pays, bouleversant totalement le rapport de forces politico-militaire en Syrie.
Mise hors-jeu, il ne reste plus à la diplomatie française qu’à adopter des postures morales qui s’apparentent de plus en plus à de vaines gesticulations. Comme lorsque le président Hollande menaçait de « punir » le régime syrien en 2013 ; comme lorsque Laurent Fabius déclarait en août 2012 que « Bachar al-Assad ne méritait pas d’être sur terre » ; comme lorsque son successeur Jean-Marc Ayrault, ne craignant pas le ridicule, ne pouvait pas mieux faire acte d’impuissance qu’en lançant un pathétique appel à Moscou : « Je dis aux Russes : arrêtez de bombarder ! ». Des postures morales sans effet, comme lorsque Paris, voulant faire condamner la Russie pour crimes de guerre à Alep, prend l’initiative de déposer un projet de résolution au Conseil de sécurité de l’ONU demandant l’arrêt des combats et des bombardements sur l’est de la ville. Une initiative qui à part susciter une certaine indignation internationale, n’est en fait qu’une gesticulation vertueuse. Mais inutile, puisqu’elle ne pouvait que se heurter à l’habituel veto russe.
La diplomatie française, qui ne reconnaît pas qu’elle s’est trompée d’ennemi dans l’affaire syrienne et qui a jusqu’à présent refusé de faire front commun avec la Russie (en réintégrant celle-ci dans la sphère occidentale au lieu de l’en tenir écartée) pour lutter contre un même ennemi – car, comme chacun sait, la menace terroriste n’est pas limitée au Moyen-Orient – n’a pas encore compris que le monde avait changé.
D’une part, le monde arabe n’est plus le même. La Syrie et l’Irak ne sont plus ce qu’ils ont été, le Yémen est en passe d’être détruit ; la Libye est en voie de décomposition. Des pays traditionnellement alliés de l’Occident (le Maroc, la Jordanie, l’Égypte) sont à la recherche d’autres alliances et regardent volontiers vers la Russie. De plus, les conflits ethnico-religieux qui embrasent la région redistribuent les cartes de manière inédite, propulsant au devant de la scène les puissances régionales qui ne tiennent plus compte des positionnements idéologiques des pays occidentaux. D’autre part l’équilibre international a changé. Même s’ils sont loin encore de se détourner complètement du Moyen-Orient, les États-Unis devenus indépendants sur le plan énergétique et fatigués par les guerres menées au Moyen-Orient, ont depuis un moment amorcé leur pivot asiatique ; l’Union européenne qui entendait avoir des positions déterminantes dans le conflit israélo-palestinien puis qui a cherché une politique commune face au printemps arabe est en fait complètement absente de tous les dossiers du Moyen-Orient. Enfin, la France, qui s’est longtemps distinguée par une politique dite arabe qui lui avait valu influence et respect dans le monde arabe, peine à comprendre que la puissance moyenne qu’elle représente aujourd’hui ne peut plus faire la pluie et le beau temps comme avant et que les divers errements de sa diplomatie guerrière et moralisatrice ont affaibli son influence, rendu sa voix de plus en plus inaudible et mis en évidence sa faiblesse.
En conclusion, il faut rappeler que si la fin de la guerre froide avait libéré les forces de l’Occident et favorisé la mise en place d’un monopole occidental qui a facilité les multiples interventions militaires au Moyen-Orient, la guerre en Syrie a mis fin à ce cycle d’unilatéralisme occidental en posant la Russie comme acteur incontournable et Poutine comme la figure politique la plus populaire dans le monde arabe, bien plus que ne l’avait été Obama après son fameux discours du Caire en juin 2009. Rappeler aussi que le retour de l’Iran dans le jeu régional n’a pas fini de bouleverser l’équilibre fragile de la région. Déplorer encore et encore que l’action diplomatique française, qui s’est caractérisée par une grande incohérence, des calculs à court terme et des alignements néfastes, a ruiné pour longtemps l’influence et le poids de la France au Moyen-Orient.
À lire également : Mansouria Mokhefi et Alain Antil (dir.), Le Maghreb et son Sud : vers des liens renouvelés, Paris, CNRS éditions, décembre 2012.