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Combat urbain : retour aux fondamentaux

Le combat en zones bâties est l’un des plus complexes qui soient : la menace vient, littéralement, de partout, y compris du sous-sol. (© Bundeswehr)
Entretien avec Pierre Santoni, colonel, ancien commandant du CENZUB-94e RI, et Frédéric Chamaud, chef de bataillon, ancien instructeur au CENZUB-94e RI, coauteurs de "L’ultime champ de bataille. Combattre et vaincre en ville", paru aux éditions de Pierre de Taillac (2016).

Vous indiquez très justement que « la ville est le dernier endroit où l’on manœuvre encore », parce que ses caractéristiques ont un « pouvoir égalisateur » à l’égard de la technologie qui fait la force des armées occidentales. Sommes-nous pour autant condamnés à subir la loi de l’adversaire ?

Non, nous ne sommes pas pour autant condamnés à subir la loi de l’adversaire. Mais la technologie sera notoirement insuffisante pour l’emporter. Plus qu’ailleurs, la tactique employée, les méthodes de combat, les chefs et soldats seront déterminants. Pour l’instant, rares sont les combats dans lesquels les armées modernes (de type occidental, russe, etc.) sont réellement mises en difficulté tactiquement quand elles n’affrontent pas un ennemi symétrique. Elles peuvent bien sûr prendre des coups par le harcèlement, par les engins explosifs improvisés, par toutes sortes de moyens, mais ne se voient qu’exceptionnellement interdire l’accès à une zone. Un combat en rase campagne leur est systématiquement favorable. Leurs équipements, leurs moyens de détection, leur allonge et leur précision de tir les rendent extrêmement performantes.

La ville est l’endroit où elles peuvent encore être défiées dans un duel presque d’égal à égal. Un vrai duel où les deux adversaires se portent mutuellement des coups. Un duel où la victoire tactique n’est pas jouée d’avance. La ville (la zone confinée) est pour l’instant le dernier endroit où les unités terrestres sont vraiment obligées de manœuvrer (mouvement et feu). Le commandement tactique des deux adversaires est alors réellement placé sous le stress du combat, la conduite prend le pas sur la planification, le duel sur le ciblage.

L’actualité nous montre que les conflits récents sont en grande partie une succession de batailles urbaines. À l’inverse des attaques de grand style dans la plaine ou le désert, qui ont longtemps caractérisé le « mode occidental de la guerre », c’est aujourd’hui en ville qu’ont lieu les combats de décision. Il est important de souligner avec insistance que ces champs de bataille urbains sont paradoxalement le lieu du retour de la manœuvre tactique terrestre. C’est presque un retour aux fondamentaux (attaque dans la profondeur, raid, bouclage, défense ferme, défense mobile, défense de l’avant, etc.). Avec, en prime, un élément très important : la microtactique. La maîtrise des techniques de combat et de tir des niveaux tactiques les plus bas (combattant, équipe, groupe, section, etc.) aura une très forte incidence sur la victoire finale. Sans compter l’aspect psychologique, encore plus fort qu’en zone ouverte.

Vous revenez sur les retours d’expériences de nombreux cas historiques. Y en a-t-il un qui vous paraît plus important ou, à tout le moins, plus porteur de leçons que les autres ? De même, si vous aviez eu l’occasion d’intégrer d’autres cas de figure, lesquels auriez-vous choisis ?

L’aspect précurseur de la bataille de Madrid en 1936 nous a frappés. Cet affrontement fratricide entre les Espagnols contient presque tous les ingrédients du combat urbain moderne. Le combat inter-
armes avec le génie, la nécessité du bouclage, l’échec du raid, la protection des lignes logistiques, la grande
consommation de munitions, l’usage des blindés en ville, le franchissement de coupure en zone urbaine sous le feu, l’échec de l’attaque de déception, mais aussi l’intervention de l’aviation dans la bataille : tout y est déjà. De même, les techniques individuelles étaient déjà très avancées, comme le procédé d’effraction froide en binôme avec un pic ou une pioche appelé « Picazo », etc. Il est vrai que les officiers espagnols avaient réalisé dès 1925, à Al-Hoceima, une des premières opérations amphibies modernes. Beaucoup d’entre eux, des deux côtés, nationaliste ou républicain, étaient d’excellents tacticiens. Si nous avions dû incorporer d’autres batailles ? Il y en a bien sûr beaucoup d’autres, notamment pendant la guerre sino-japonaise de 1937, comme celles de Shanghai. Le siège de Leningrad à partir de 1941 aussi est assez exceptionnel tant par les effectifs que par la violence du climat et des affrontements. Il y a encore la reprise de Manille par les Américains et les Philippins en février-mars 1945.

À l’opposé, si on considère les effectifs et la durée, nous devons dire que le culot des unités spéciales portugaises lors de l’opération « Mar Verde » sur Conakry, le 22 novembre 1970, nous a bluffés. Une opération parfaitement maîtrisée tant dans sa préparation et sa réalisation que dans sa coordination entre les moyens aériens, navals et, bien sûr, terrestres. Quelque 400 commandos déposés par la « Marinha » en plein cœur de la ville rembarquent presque sans pertes après avoir atteint la quasi-totalité de leurs objectifs… On voit là encore une très grande maîtrise tactique de la part des chefs comme des soldats. Enfin, bien sûr, la libération de Marseille par la 1re armée, fin août 1944, qui a coûté près de 1 500 morts en une semaine. Les combats autour de Notre-Dame-de-la-Garde et l’héroïsme des unités marocaines auraient mérité une vignette.

À travers tout votre ouvrage, on comprend à quel point le rôle du combattant est déterminant. Ce dernier est également vulnérable, physiquement comme psychologiquement. La France, avec le CENZUB-94e RI, dispose d’une belle infrastructure pour la formation, y compris interarmes. Mais que pourrait-il être fait de plus ?

On peut évidemment toujours faire plus grand et plus complet. Il faut aussi sans cesse suivre les évolutions tactiques et techniques qui se font jour ailleurs. Le développement de la robotique pourra sans doute avoir une influence sur de nouvelles techniques de combat. Mais nous croyons que les moyens modernes de simulation et de restitution des séquences de combat jusqu’aux plus bas niveaux tactiques pourront aussi faire progresser chaque combattant. L’avenir est aux systèmes centraux de simulation permettant d’immerger les combattants dans un environnement ultraréaliste (sons, bruits, odeurs), mais, surtout, aux systèmes capables de suivre avec précision les actes de tous les combattants, en temps réel, y compris à l’intérieur des bâtiments, afin d’enrichir les soldats par la critique de leurs erreurs et de leur donner dès l’entraînement une expérience du combat.

Cela est d’autant plus important que, en zone urbaine, quelques combattants déterminés et bien entraînés peuvent avoir un rôle fondamental dans le cours de la bataille. La formation des chefs de tous niveaux nécessite aussi de réfléchir à des évolutions possibles de leurs modes de formation actuels en enrichissant cette dernière de davantage de pratique du combat interarmes. Enfin, comme nous l’évoquons dans notre ouvrage, il est à craindre que la guerre dans les souterrains urbains se répande de plus en plus. Il y a là un champ d’investigation tactique énorme.

Historiquement, le génie joue un rôle crucial dans les opérations urbaines. S’il a subi les affres des réductions liées aux deux livres blancs de 2008 et 2013, est-il possible de mieux l’adapter – techniquement, en matière de formation ou de spécialisation – aux engagements urbains ?

Toutes les armes ont leur place en zone urbaine. Et c’est réellement le champ de bataille de la coopération interarmes au plus bas niveau. Pour le reste, il est certain que les moyens lourds du génie, de type bulldozer blindé ou engin blindé du génie, sont incontournables en très haute intensité. Parmi les techniques classiques qui reviennent avec le combat en zone urbaine, figure le « bréchage », c’est-à-dire le franchissement de vive force d’un réseau d’obstacles sous le feu ennemi. Le rôle du génie dans ce type d’action est alors déterminant. Mais il faut doter les unités de moyens d’effraction modernes si elles sont amenées à combattre dans des zones industrielles ou à l’urbanisation moderne. Ce sont des outils spécialisés, chers, disponibles à peu d’exemplaires, qui permettent par exemple de percer un mur blindé, d’ouvrir une grille, etc.

Vous n’oubliez pas d’aborder les questions technologiques. Robotique, réticulation/numérisation, big data sont aujourd’hui l’objet de toutes les attentions. Comment les considérez-vous ? Quelles autres technologies donnent, selon vous, un avantage à leur détenteur ?

Le combat en zone urbaine est par nature compartimenté. La capacité à modéliser le champ de bataille urbain sera un avantage considérable pour préparer l’action et partager la situation avec un maximum de combattants en très peu de temps. Ainsi, une partie du brouillard de la guerre inhérent à la zone urbaine pourrait (au moins en partie) être levé. Les technologies de réalité augmentée, la capacité, même limitée, de détecter à travers certains murs, les robots de reconnaissance ou de transport de charge, les nanodrones à voilure tournante : tout cela peut donner un avantage à celui qui en dispose, mais à condition de bien maîtriser les techniques de combat de ce milieu spécifique. Il faut aussi réfléchir à améliorer la résilience du soldat, qui est soumis à une rude épreuve psychologique et morale. Par exemple, la connaissance de la situation tactique est une des solutions pour diminuer le stress post-traumatique. En effet, posséder une représentation, savoir ce qui se passe au lieu de seulement se fier au bruit des combats est un élément qui participe à la diminution du stress.

Avec moins de soldats, leur protection devient plus importante. Les débats en la matière ne manquent pas : roues ou chenilles, protection passive ou active, alourdissement ou mobilité. Quelle est votre position à leur égard ?

Il n’y a pas de recette miracle. Le chef qui peut compter sur la redondance des moyens est un chef qui conserve sa liberté d’action. On ne combat pas avec les mêmes engins à 25 kilomètres de sa base qu’à 1 500 kilomètres ou encore sur un autre continent, ce n’est pas le même poids logistique. Aussi faut-il se méfier des comparaisons. Mais il est sûr que le char de combat ou le VCI bien protégé restent indispensables en zone urbaine.

La protection (des engins et des hommes) est la fonction essentielle, car elle conditionne la mobilité et donc in fine la délivrance du feu. Celui qui ne se sent pas un minimum protégé, au moins du premier coup de l’ennemi, ne bougera pas beaucoup. Nous pensons par exemple que l’adoption du bouclier (type police) par les unités débarquées au contact est à envisager. C’est pour cela qu’il faut maintenir une veille technique et tactique pour voir ce que font les autres. La redondance est souvent citée comme l’une des qualités militaires d’un engin ou d’une unité et, en même temps, comme un défaut puisqu’elle suppose de payer des choses qui ne serviront peut-être pas. Mais quand c’est la vie des hommes qui est en jeu, il vaut mieux sans doute se prémunir de toute surprise. En l’état actuel, il est difficile d’envisager un alourdissement des combattants débarqués. On est arrivé au bout des possibilités de l’homme. Or le combat en zone urbaine est encore pour un moment une affaire d’hommes, au contact à très courte distance dans un environnement chaotique, abrasif et confiné. Autant dire que l’on n’a pas fini de réfléchir sur la façon de se battre dans ce milieu.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 26 août 2016

Article paru dans DSI n°126, novembre-décembre 2016.

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