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Présidentielle 2017 – Défense : les réponses de Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon, candidat de la France insoumise à l'élection présidentielle de 2017
(DR)
Entretien sur les questions de défense avec Jean-Luc Mélenchon, candidat de la France insoumise à l’élection présidentielle de 2017 (*)

Les engagements opérationnels et diplomatiques des armées sont nombreux et celles-ci se heurteront, durant le quinquennat, aux défis des renouvellements de la dissuasion, des capacités conventionnelles et de la structure de forces. Comptez-vous lancer, une fois entré en fonction, un exercice de type « livre blanc » ?

L’ordre géopolitique est en train de basculer. Une nouvelle vision d’ensemble s’impose. Pour cela, il faut lever la tête au-dessus du guidon. Certes, nos forces armées sont malmenées par des années de coupes budgétaires et la multiplication des opérations extérieures sans objectifs clairs, donc sans cadre temporel précis. À cela s’ajoute la mobilisation de milliers d’hommes pour une opération « Sentinelle » contraire au principe républicain de séparation des missions de défense et des missions de sécurité intérieure, sans parler de son efficacité très discutable.

Mais la question des moyens à allouer aux armées n’orientera pas, comme trop souvent, la détermination de notre cadre stratégique et doctrinal. C’est bien de ce cadre que devront être déduits les moyens permettant de matérialiser la défense des intérêts de la France et des Français. Il faut donc au préalable déterminer en toute indépendance le rôle, les intérêts et le système d’alliances de la République dans un monde engagé dans de multiples bifurcations. Alors, oui, ce nouveau cadre stratégique devra être formalisé par la rédaction d’un nouveau livre blanc sur la défense. Contrairement aux laborieux millésimes de 2008 et 2013, ce livre blanc sera expurgé des questions liées à la sécurité intérieure, à traiter séparément. Cela n’entravera en rien l’objectif d’une meilleure coordination entre les services compétents, notamment en matière de renseignement où l’investissement humain doit primer sur l’inflation technologique. Enfin, compte tenu de leur état d’épuisement, la remise en forme et en ordre des forces armées, au bord de la rupture, sera facilitée par l’arrêt des opérations extérieures ne répondant pas à une stricte nécessité de défense nationale. Nous stopperons également la privatisation des industries de défense, car elle compromet la qualité et l’indépendance de notre équipement. Nous engagerons sa reconquête publique en inscrivant dans le livre blanc la règle d’acquisition de matériel français par nos armées. Quoi qu’il en soit et séance tenante, les acquisitions de logiciels nord-américains seront annulées.

Une nouvelle loi de programmation militaire sera nécessaire pour l’après-2019. Or les 2 % du PIB consacrés à la défense, dont il est fréquemment question, représentent, pour certains observateurs, « un plancher plutôt qu’un plafond ». Comptez-vous accroître le budget de défense et, si oui et compte tenu de la dette et de la dépense publiques, comment allez-vous faire ?

Nous récusons l’impuissance dans laquelle nous ont plongés des décennies de comptabilité néolibérale gravée dans les traités européens. Ces orientations ont plombé l’armée française, comme les autres secteurs clés du service public d’État, tout en laissant filer une dette qui est avant tout un cadeau au monde de la finance. Il faut changer de logiciel. En matière de défense comme ailleurs, la question déterminante n’est pas « combien ça coûte ? », mais « de quoi avons-nous besoin ? ». Nous réaliserons un audit de la dette et répudierons ses pans illégitimes. Et nous retrouverons des marges de manœuvre budgétaires : grâce à la relance de l’activité par l’investissement public et la consommation populaire, mais aussi grâce au protectionnisme solidaire et à la tolérance zéro pour la fraude fiscale.

Mais la question des moyens ne doit pas être posée avant celle des objectifs. Nous devons viser la cohérence entre les moyens et les fins géopolitiques. Il est inutile de graver dans le marbre un pourcentage qui ne signifie rien en lui-même. Affirmons plutôt, entre autres exemples, qu’aucun soldat français ne devra compenser avec ses propres deniers tel ou tel manque d’équipement avant de partir en opération ; ou qu’aucun soldat ne devra se voir privé d’entraînement de haut niveau par manque de moyens.

Enfin, et surtout, ce chiffre de 2 % correspond aux exigences de l’OTAN, réaffirmées par Donald Trump, « pour partager le fardeau de la défense ». Mais la défense de qui et de quoi ? Contre qui et où ? Ceux qui prétendent que l’Occident ou l’OTAN reposent sur des valeurs et des intérêts partagés ne voient le reste du monde qu’en termes de menaces. Ils entraînent la France dans des tensions absurdes, notamment avec les BRICS dont nous devons être les partenaires et non les ennemis. Nous affirmons au contraire que la République française ne doit plus être définie par son appartenance occidentale. Sa devise, « Liberté, Égalité, Fraternité » est par principe universelle. Sa position géographique sur les mers et les océans, face aux cinq continents ou sur ceux-ci l’exige. La préservation de ses intérêts, de surcroît au moment où s’opère une transformation fondamentale de l’ordre des puissances, suppose de bâtir une politique d’indépendance au service de la paix.

Les volumes de forces disponibles dans les trois armées sont historiquement bas, qu’il s’agisse de régiments de mêlée, d’avions de combat ou de bâtiments de combat principaux. Faut-il remonter en puissance ?

La détermination du volume des armées de Terre, de Mer ou de l’Air dépend non pas de chiffres abstraits, mais de son adéquation avec nos exigences géostratégiques. Il n’en reste pas moins que les effectifs sont historiquement bas, trop bas. C’est le fait des politiques de contraction de la dépense publique menées sous les présidences Sarkozy et Hollande : 54 000 suppressions de postes pour le premier, près de 30 000 prévues pour le second. Cette dernière vague a été suspendue sous le seul coup de l’émotion des attentats de janvier 2015. Mais ces années d’austérité ne peuvent être balayées par des décisions de pure communication, comme le fait actuellement le gouvernement. Il faut planifier sur plusieurs années la relance de filières de recrutement et de formation de haut niveau. Le pouvoir a navigué à vue dans un domaine où l’absence de planification a des conséquences catastrophiques pour nos savoir-faire militaires. Pour ce qui nous concerne, compte tenu des besoins immédiats, de nos ambitions pour la France et du projet de mise en place d’une Garde nationale, le volume des forces augmentera nécessairement. Mais leur rôle sera pour partie repensé.

Les armées sont fortement engagées : réassurance à l’Est, opérations en Afrique et au Levant, « Sentinelle » sur le territoire national, opérations en haute mer et sur le deuxième domaine maritime mondial, posture permanente aérienne, dissuasion, diplomatie de défense. Faut-il réduire le nombre de missions ? « Sentinelle » doit-elle être maintenue sous sa forme actuelle ou sous une forme adaptée ?

L’opération « Sentinelle » est inopérante dans la lutte contre le terrorisme et très coûteuse. Elle empêche les militaires de faire la pause après leurs OPEX ou de maintenir leur niveau d’entraînement. Elle cause de nombreux départs de l’armée ou des non-reconductions de contrats. Nous y mettrons fin.

La banalisation des « opérations extérieures » au nom de la « guerre au terrorisme » est absurde, car on ne fait pas la guerre à un concept. Cette militarisation systématique de la réponse au terrorisme, inspirée de l’ère Bush, condamne à des guerres sans but précis, donc sans fin. Elles ne font que renforcer les ennemis qu’elles prétendent réduire. Nicolas Sarkozy en Libye, puis François Hollande au Mali, en Centrafrique, en Syrie et en Irak ont engagé l’armée française sans savoir comment elle en sortirait. Nous redisons donc la nécessité d’une pause dans les OPEX pour réorganiser notre outil de défense en fonction de la stratégie qui sera choisie souverainement.

Il est par ailleurs évident que la diplomatie de défense devra rester de haut niveau, ainsi que la dissuasion nucléaire. Cette dernière ne peut être démantelée tant qu’aucun accord de désarmement multilatéral ne se concrétisera. Enfin, la France doit avoir une politique en cohérence avec le fait qu’elle détient le deuxième domaine maritime mondial. Les appétits et désordres internationaux obligent à renforcer nos opérations en haute mer et en surveillance côtière à mesure que s’étend notre plateau continental. Les moyens devront être alloués à la protection de cet atout stratégique que les précédents gouvernements ont négligé.

Une interview publiée en janvier dans nos pages montre d’une manière parfois crue la réalité de la réserve opérationnelle. Quelle vision avez-vous pour les dispositifs comme la réserve opérationnelle ou la Garde nationale ?

Cet article, comme d’autres sur le sujet, illustre bien le sous-emploi des réserves opérationnelles et la réalité de délabrement et de pénurie à laquelle conduit la destruction de l’État au nom des dogmes de l’Europe austéritaire. Les réserves opérationnelles réelles sont de plus en plus de « jeunes retraités » de l’institution militaire que l’on utilise comme bouche-trou au gré des coups de sabre dans les effectifs opérationnels. Nous leur redonnerons un rôle à part entière en les intégrant dans la Garde nationale que j’ai proposée. Celle-ci sera également composée des jeunes en service citoyen obligatoire ayant choisi d’intégrer la réserve.

Aujourd’hui, de nombreuses tâches indispensables à la sûreté et à l’intégrité de la Nation ne sont pas assurées. C’est vrai aussi bien du point de vue de la défense et de la sûreté que de de ceux de l’intégrité écologique, de la solidarité et du secours à la population. Ces préoccupations ne peuvent être abandonnées aux marchands ni aux seuls agents des services concernés. C’est la Nation tout entière qui doit y faire face, pour les tâches civiles comme militaires. C’est un des objectifs du service citoyen obligatoire que je propose.

L’OTAN et l’Union européenne sont deux des plus importants piliers de la sécurité européenne. Quelle sera votre attitude à leur égard ? Faut-il renforcer le poids de l’OTAN et/ou pousser au développement d’une défense européenne ? Dans ce dernier cas et compte tenu du grand nombre de forces bi/multinationales déjà existantes, comment procéder ?

L’OTAN est une alliance anachronique. Son opposante, le Pacte de Varsovie a disparu depuis 1991. L’OTAN ne cesse depuis de se chercher de nouvelles vocations et d’étendre son périmètre géographique. Loin d’assurer la paix, cette alliance multiplie ainsi les facteurs de possibles conflits à venir. Notamment avec la Russie qui essuie de nombreuses provocations, comme le bouclier antimissile auquel François Hollande a donné son accord en 2012. Ce 14 mars marquera le cinquantième anniversaire de la cérémonie de départ des 27 000 soldats étasuniens de l’OTAN du territoire français en 1967. C’est l’occasion de rappeler que nous quitterons immédiatement le commandement intégré de l’OTAN puis, par étapes, l’organisation elle-même.

La défense européenne n’est, elle, qu’une illusion. Elle est invoquée comme une solution miracle par des atlantistes perdus depuis que Donald Trump a annoncé une volte-face stratégique majeure. Cette Europe de la défense n’ayant jamais été pensée en dehors de l’OTAN, comment pourrait-elle en devenir une alternative ? La défense s’applique à un territoire et à un peuple soumis à une loi commune dont il décide librement. L’Union européenne n’est rien de cela. Et la France n’a aucun intérêt à mettre les moyens de la première puissance militaire du continent au service de dirigeants européens qui poussent à la guerre avec la Russie. Depuis la fin de la guerre froide, c’est au contraire le dispositif atlantiste qui a dérivé vers l’est, contrairement à toutes les promesses faites aux Russes au début des années 1990. L’intérêt de la France n’est pas de se poster à l’avant-garde de ces provocations, mais de repenser sa relation avec la Russie, partenaire incontournable. C’est ainsi que la France sera à nouveau utile à la paix en Europe.

La Chine a une attitude révisionniste en mer de Chine méridionale. Actuellement, notre présence militaire dans la région est épisodique dès lors qu’elle n’est pas prioritaire selon les deux derniers livres blancs. Faut-il être plus présent dans la zone ?

La Chine n’a pas de politique « révisionniste », mais une politique de puissance défensive qui entre en concurrence avec les intérêts d’autres nations de la région. Cette situation met au jour un ensemble de conflits de souveraineté maritime historiquement non réglés dans une zone dense et redevenue un carrefour stratégique de l’espace mondial. La situation est d’autant plus explosive que les États-Unis, soucieux de garder un contrôle sur la zone, jouent avec le feu très loin de leur territoire. Leurs provocations envers la Chine sont désormais amplifiées de manière dangereuse par Donald Trump. Ses provocations concernant les deux Chine violent le droit international : pour moi, et pour la France qui l’a reconnue la première, il n’existe légalement qu’une seule Chine en vertu de la résolution de l’ONU de 1971 à ce sujet.

Les conflits de souveraineté doivent être mis en discussion et réglés à l’ONU, seul cadre légitime pour la sécurité collective. Il faut entendre les intérêts de chacun et prendre le temps de bâtir des compromis. La Chine, jusqu’à preuve du contraire, se refuse à toute forme d’intervention militaire unilatérale. Elle est historiquement une puissance de compromis. La France, incontournable à l’ONU, doit se mettre à disposition des pays soucieux de régler pacifiquement ces différends et se refuser à toute escalade militaire. Elle n’a aucune raison d’être une ennemie de la Chine, au contraire. D’ailleurs, nous partageons avec elle nombre de vues et d’intérêts communs. Par exemple, sa proposition d’avènement d’un système monétaire international libéré du privilège exorbitant du dollar ; ou bien la proposition du président Xi Jinping de reprendre la négociation pour un désarmement nucléaire universel. Par conséquent, nous renforcerons la coopération avec ce grand pays. Il le faut d’urgence, notamment en cohérence avec notre conception du protectionnisme solidaire. La Chine est un partenaire assez raisonnable pour accepter d’éviter toute forme de dumping social ou environnemental.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 10 février 2017

(*) Pour en savoir plus sur notre démarche et notre dossier « présidentielle 2017 », cliquez ici.

Article paru dans DSI n°128, mars-avril 2017.
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