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Guerre hybride en mer : l’expérience de la Jeune Ecole

Par Joseph Henrotin, chargé de recherche au CAPRI

Les marines ont été historiquement traversées par des courants de pensée remettant en cause les normes tactique et stratégique jusque là admises. C’est en particulier le cas, à la fin du 19ème siècle, de la Jeune Ecole française et des différentes conceptions s’y attachant et dont on peut toujours trouver des traces, à défaut d’une explicitation claire, dans plusieurs marines – à commencer par la chinoise. Dans le même temps, les débats ayant entouré la Jeune Ecole sont indicatifs des forces et des limites des concepts d’hybridation dans un environnement où la technique est indispensable, que ce soit d’un point de vue stratégique comme technologique.

Telle qu’elle a d’abord été esquissée par l’amiral Hyacinthe Aube à la fin du 18ème siècle, la Jeune Ecole est un concept naturellement hybride, à l’apex des conceptions régulières et irrégulières de la guerre. Le système qu’il propose s’articule autour de la disposition de petits torpilleurs, rapides, construits en grand nombre et ayant un faible tirant d’eau. La torpille, arme alors nouvelle, apparaît comme remarquable : elle permet à un navire capable de la transporter et de la mettre à l’eau d’atteindre un gros bâtiment sous la ligne de flottaison, là où il est, en théorie, le plus faible. Moins complexe à construire qu’une tourelle abritant plusieurs canons de gros calibre, elle promet également une construction rapide en grande série. De même, les torpilleurs apparaissent comme moins coûteux et plus rapides à construire que les navires de ligne ou les croiseurs.

Un système original

Ils offrent donc une capacité de saturation à bon compte tout en ayant une agilité qui leur permet d’échapper aux coups des cuirassés ennemis. Par ailleurs, pour les tenants du concept, leur construction en grande série autorise un déploiement tout au long de la façade maritime française, sachant que l’adversaire de l’époque est la Royal Navy, alors la marine la plus puissante et dont le mode d’action de prédilection est le blocus rapproché des ports. Les patrouilleurs d’Aube doivent permettre de rompre ce blocus, permettant, ensuite, aux grands navires de surface de sortir des ports et de combattre directement la flotte britannique[i]. Après que l’attaque soit repoussée par un harcèlement confinant à la guérilla navale suit donc une contre-attaque aux atours plus classiques.

De fait, au-dessus de ce système plane l’idée d’une utilisation d’une nuée de petits navires, forcément spécialisés, contre de grands bâtiments plus polyvalents, mieux armés mais aussi plus lourds et donc moins rapides et moins agiles. Fait remarquable, Aube constate également, avant Julian Corbett, que les grandes flottes constituées de cuirassés et de navires de ligne ne s’affronteront pas : la plus faible restera au port, de crainte que le gros de sa flotte de combat ne soit éliminé trop rapidement[ii]. Le système permet également de déstabiliser l’ordre ennemi, voire de réduire le différentiel de puissance entre les deux marines. La guerre d’escadre « traditionnelle », en haute mer, est ainsi rendue à nouveau possible pour un pays comme la France, en situation d’infériorité comparativement à la Grande-Bretagne.

Reste qu’Aube ne déconsidère pas pour autant le combat hauturier ; c’est bien un système qu’il conçoit et qui intègre également la guerre de course. Elle sera menée au moyen de croiseurs rapides qui doivent s’attaquer au commerce de l’adversaire – et donc à son économie, considérée comme une vulnérabilité-clé. Dans cette optique, l’attaque de bâtiments (cargos, paquebots) et d’infrastructures civiles (ports) est considérée comme naturelle. Dans le contexte de l’époque, la Marine nationale bénéficie d’atouts importants et son budget s’accroît chaque année mais moins que celui de l’armée de Terre. Par ailleurs, grande est la crainte qu’elle ne soit inefficace face à la Grande-Bretagne. Les conceptions de la Jeune Ecole doivent donc permettre de palier les faiblesses françaises, le système devant permettre le passage d’une logique traditionnelle du fort au fort à une logique, nouvelle, du faible au fort.

De fait, Aube, comme Corbett après lui, considérera que la suprématie navale est plus une vue de l’esprit qu’autre chose. L’immensité de la mer permet toujours à une force navale, même nettement plus petite que la plus puissante du temps, d’exercer une menace pour peu qu’elle en ait la volonté et un minimum de moyens. C’est bien de la « maîtrise en dispute » corbettienne dont il s’agit. Elle constitue d’ailleurs toujours le fondement de l’action des pirates somaliens. Dotés de petites embarcations – dhows, barques motorisées – peu performantes, ils sont en mesure d’exercer une menace sur le commerce au large de la Somalie et jusque dans l’océan Indien (des barques sont alors chargées sur des navires plus lourds, éventuellement capturés). Agissant sur des superficies gigantesques, la piraterie ne peut être éradiquée par des marines occidentales et asiatiques pourtant autrement mieux équipées mais dont les effecteurs – navires, avions de patrouille maritime ou hélicoptères – sont trop peu nombreux. Si les conceptions d’Aube ne constituent pas une théorisation de la piraterie, de la guerre de course ou de la guérilla navale, elles y renvoient plus ou moins directement, tout en les dépassants.

Une fois ministre de la marine (janvier 1886 – mai 1887), Aube met en application sa vision, induisant la construction et la conception de plusieurs types de navires changeant la morphologie de la Marine nationale. En plus de la réorganisation de l’administration centrale de la Marine et de la sortie de service de plusieurs bâtiments plus anciens, la construction des cuirassés est ralentie et 21 torpilleurs de 35 mètres sont commandés, en sus des 30 autres commandés par son prédécesseur. Les études pour une classe de quatorze croiseurs aptes à la guerre contre le commerce sont lancées, de même que celles portant sur le Gymnote, premier sous-marin français[iii]. Par ailleurs, la production de torpilles à Toulon, offrant une souveraineté technologique à la France, est considérée comme un objectif en soi et des crédits sont libérés pour la construction d’ateliers. Enfin, un bateau doté d’un canon est également construit : sensé être un « chasseur » utilisé en défensive, il est inutilisable.

Durant son ministère, Aube ne réforme donc pas totalement la marine mais initie un tournant majeur. Ce dernier s’effectue alors que se développe un débat complexe et souvent caricatural au vu de la vision initialement proposée. De facto, la Jeune Ecole n’éclot pas seulement d’un point de vue stratégique et doctrinal : il est également question de politique et les débats militaires sont largement commentés dans la presse[iv]. Mais les idées d’Aube sont transformées mal à propos et ses défenseurs ne lui font pas honneur. Là où il est question d’une combinaison entre forces « lourdes » et « légères » et d’une division du travail entre les différentes composantes, les admirateurs ne retiennent que la puissance défensive des torpilleurs de 35 mètres et les aspects liés à la guérilla navale. Mais ces derniers révèlent une mauvaise tenue à la mer, l’un d’eux se brisant même en deux lors d’exercices navals. Les navires doivent, in fine, être modifiés. Au final, le système stratégique d’Aube n’est pas intégralement appliqué et la Marine nationale en reviendra finalement à une structuration classique. Peut-on cependant y voir la fin des idées défendues par la Jeune Ecole ?

Le cas allemand

Au-delà du seul cas français de la fin du 19ème siècle, le système mis à jour trouvera des éléments d’application concrète après la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’un certain nombre de technologies ont connu une maturation. L’utilisation de petits bâtiments agiles et nombreux destinés à rompre un blocus avant que d’autres navires plus polyvalents n’engagent le combat est ainsi observable dans le cas allemand, dès les années 1950. Des séries de patrouilleurs lance-torpilles d’abord, lance-missiles ensuite sont ainsi construites. ­Lürssen va ainsi prendre appui sur les vedettes lance-torpilles de la Seconde Guerre mondiale pour développer les Type‑140 classe Jaguar, une série de 20 torpilleurs de 183 tonnes (en service de 1958 à 1974), immédiatement suivis par les 10 Type‑141 classe Seeadler aux moteurs plus puissants, également en service à la même époque. Les deux types de navires étaient dotés de 2 canons Bofors de 40 mm, de 4 tubes lance-torpilles de 533 mm et de charges de profondeur. Ils pouvaient également embarquer une vingtaine de mines.

De 1961 à 1963, dix autres patrouilleurs, les Type‑142, classe Zobel, entrent en service. Les Type‑140 font la place aux Type‑148, classe Tiger, nombre pour nombre entre octobre 1972 et août 1975. Déplaçant 265 tonnes, ils sont les premiers à recevoir des missiles antinavires – quatre MM‑38 – en plus d’un canon de 76 mm, d’un Bofors de 40 mm et d’une capacité de mouillage de mines. Ils sont suivis par le Type‑143, classe Albatros, dont dix unités entrent en service entre avril 1976 et décembre 1977 en remplacement des Type‑141. Avec 398 tonnes, ces unités capables de filer 40 nœuds reçoivent également quatre MM38 Exocet de même que des lance-­leurres. Ils sont également dotés de deux canons de 76 mm et de deux tubes lance-­torpilles. Ils quitteront le service entre 2004 et 2005. Enfin, de décembre 1982 à décembre 1984, dix Type‑143A, classe Gepard entrent en service, en remplacement des Zobel. Ces patrouilleurs qui quitteront le service avant 2015 sont une évolution des Albatros, leur vitesse étant portée à plus de 40 nœuds. Modernisés dans les années 1990, leur canon arrière de 76 mm a été remplacé par un lanceur RAM (21 missiles).

L’Allemagne met également en chantier des capacités de guerre des mines et des sous-marins côtiers. Trois Type‑201 de 450 tonnes en plongée entrent ainsi en service en 1962 et 1964. Construits par HDW et armés de 8 torpilles, les U‑1 à U‑3 sortent rapidement de service et dès 1957, le bureau IKL conçoit des petits sous-­marins de Type‑202, de 137 tonnes en plongée avec un équipage de six hommes et embarquant deux torpilles ou des mines. Il s’agissait, dans le concept initial, de construire quarante de ces bâtiments, mais seuls deux entreront en service en 1966, pour en sortir presque aussitôt. Les deux premiers Type‑201 seront reconstruits au standard Type‑205, qui comptera douze unités qui entreront en service de juin 1967 à janvier 1969. Avec un déplacement de 500 tonnes en plongée, le dernier de ces bâtiments quittera le service en 2005. Dix-huit exemplaires du Type-206 seront construits avant que douze d’entre eux ne soient modernisés de 1987 à 1992, devenant le Type‑206A. Ce n’est que dans les années 1990 que l’Allemagne se dirigera vers des sous-marins plus lourds (Type-212).

Enfin, une aéronavale basée à terre est également mise en place. A la fin des années 1960, la Bundesmarine compte une trentaine de sous-­marins, 40 torpilleurs et une aéronavale étoffée pour l’époque. Pour Bonn, il s’agit alors d’éviter un blocus des principaux ports allemands, tout en interdisant le passage des forces soviétiques par les détroits danois. Dans le même temps, la Bundesmarine se dotera de capacité de combat de haute mer d’une manière directe (frégates et destroyers)[v] mais aussi indirecte. Ainsi, en intégrant l’OTAN, l’Allemagne fédérale se place dans la position d’être défendue par des forces britannique, française ou américaine entraînées et équipées au combat en haute mer. In fine, à la fin des années 1980, l’Allemagne dispose de trois destroyers, huit frégates, 40 patrouilleurs, 30 sous-marins côtiers et une centaine de chasseurs-bombardiers Tornado dotés du missile antinavire Kormoran. Mais à l’instar de la marine danoise qui avait adopté une approche similaire, la Bundesmarine quitte toutefois ce positionnement hybride dans les années 1990, se concentrant sur la construction de grands bâtiments de combat de surface.

L’OTAN passée par la Jeune Ecole ?

Les prémices de la Jeune Ecole auraient également pu faire l’objet d’une attention plus soutenue de la part des marines de l’OTAN dans les années 1970. Conscientes de la montée en puissance des forces soviétiques, elles ont participé à un programme initialement lancé par la marine américaine et visant à construire des hydroptères de combat de 260 tonnes. Dotés de huit missiles antinavires Harpoon et d’un canon de 76 mm, ces bâtiments se distinguaient surtout par leur vitesse de 48 nœuds et leur agilité. Si l’US Navy envisageait l’acquisition de 30 bâtiments, l’Allemagne en aurait acheté dix et l’Italie, quatre. Les marines britanniques et canadiennes se sont également montrées intéressées. Auparavant, l’Italie s’est également intéressée à la formule, construisant sept hydrofoils de 60 tonnes de classe Sparviero en estimant, dans un premier temps, qu’ils seraient remplacés par des Pegasus aux meilleures capacités. Par ailleurs, le Japon, qui pensait acheter jusque 12 Sparviero construits sous licence n’en construira que trois. Au final, il sera le dernier pays occidental à sortir ses navires de service.

Entre-temps, le programme Pegasus se limitera à l’achat de six navires par l’US Navy, qui entreront en service entre 1977 et 1982, avant de le quitter en 1993. Leur coût d’emploi sera considéré comme trop important, en particulier dans le cadre d’une stratégie mettant l’accent sur l’emploi expéditionnaire des forces, précipitant leur retrait. Un autre facteur pourrait cependant être mis en avant : la préférence traditionnelle de l’US Navy pour des gros bâtiments de combat, plus prestigieux et dont les commandants constituent un lobby à l’influence bien réelle[vi]. On pourrait ajouter que ce facteur joue également pour nombre de marines otaniennes et se trouve conforté par leur focalisation sur les opérations expéditionnaires dans les années 1990. De la sorte, lorsqu’elles mettent sur cale de nouveaux patrouilleurs ou de nouvelles corvettes – Meteoro espagnols, Holland néerlandais, Braunschweig allemands – ces bâtiments ont bien souvent des tonnages élevés et une aptitude hauturière, loin des logiques de la guerre hybride.

L’éternelle question de la projection

Les implications de la guerre hybride et de la techno-guérilla navale sont, faisaient remarquer les auteurs ayant travaillé sur ces conceptions dans les années 1980 – d’ordres essentiellement défensives[vii]. Le faible déplacement des navires, condition de leur production en grand nombre, limite logiquement leur endurance, voire même leur tenue à la mer. Mais tentons ici une réflexion hypothétique : dans une approche qui n’a pour l’heure offert que des réalisations concrètes très limitées, à quoi pourrait ressembler la projection d’une force de techno-guérilla par une marine hybride ? La principale contrainte, ici, est celle du transport outre-mer de petites unités. Or, au moins quatre pistes de solutions existent.

La première consiste à utiliser de grands bâtiments comme système de marsupialisation au profit de plus petits. Ce type de déploiement a déjà été vu, essentiellement dans une optique logistique, à l’instar des chasseurs de mines américains projetés dans le golfe persique sur des navires de transport partiellement submersibles, à l’instar des Super Servant 3 et 4 ou encore du Blue Marlin, qui a été utilisé pour rapatrier le destroyer USS Cole après l’attaque dont il a été victime en 2000, au Yémen. Leur charge utile leur permet donc de projeter relativement rapidement plusieurs navires de combat côtier. Reste que ce type de transport reste très spécifique, en ce qu’il est limité à la contractualisation d’un faible nombre de firmes privées qui ne disposent que de peu de navires aptes à ces missions. Au-delà, ces navires ne sont pour l’heure pas militarisés et ne constituent en aucun cas une base flottante d’où peuvent être menées des opérations de manière autonome. De facto, les navires transportés sont in fine positionnés dans des bases classiques.

Une deuxième piste de solution renvoie à l’évolution des capacités amphibies elles-mêmes. En positionnant de petites unités de combat dans les radiers, accessible à des barges, de grands bâtiments amphibies – LHD, LPD ou encore LSD[viii] – il serait possible de les déployer rapidement mais également de les soutenir. Au surplus, les bâtiments amphibies permettent également de mettre en œuvre des capacités aéronautiques et disposent d’installation de commandement et de communication utiles. Les capacités amphibies de ces bâtiments sont variables. Le radier d’un bâtiment de projection et de commandement Mistral ou d’un LPD de classe San Antonio peut ainsi transporter deux barges de débarquement sur coussin d’air LCAC (Landing Craft Air Cushion), contre quatre pour celui d’un LHD de classe Wasp. Et ce, en sachant qu’un LCAC a une masse maximale de 175 tonnes pour une longueur de 26 m et une largeur de 14 m. Un LSD de classe Whidbey Island peut quant à lui intégrer quatre LCAC ou rien moins que 21 LCM-6, d’une masse maximale de 100 tonnes pour une longueur de 17 m.

Reste que, là aussi, les navires sont d’abord conçus comme des transports de barges dans le cadre d’opérations amphibies, plusieurs de leurs ponts étant réservés au transport de véhicules, ne facilitant pas leur adaptation aux opérations de techno-guérilla navale. Le radier n’est qu’une sorte de « quai logistique » pouvant être partiellement submergé, pas une base opérationnelle. Au surplus, qu’il s’agisse de la France ou des Etats-Unis, aucun de ces Etats ne dispose actuellement de patrouilleurs aptes à la fois à intégrer les radiers et à la fois opérationnellement pertinents. Quoiqu’’il en soit, la piste de la conception de « navire-mères » sur la base de grands navires amphibies est, au moins conceptuellement, ouverte.

La conception de « vaisseaux-mères », spécifiquement adaptés au combat littoral est une autre option, qui n’a cependant pas encore trouvé de réalisation concrète. BAE Systems a toutefois présenté, en 2007, le concept UXV Combatant, qui pourrait entrer dans ce cadre. D’un déplacement de 8 000 tonnes, le navire est doté d’une capacité de transport d’un grand nombre de drones aériens, de surface et sous-marins mais aussi d’une capacité à lancer et récupérer des appareils à décollage courts et atterrissages verticaux. Outre les systèmes de commandement adéquats, le bâtiment est aussi une base de feu, avec un canon de 155 mm, deux canons de 57 mm et 80 cellules de lancement verticales en plus de systèmes défensifs. Mais si le bâtiment est indéniablement conçu comme une base permettant de projeter un réseau de systèmes, leur valeur reste limitée. Les drones embarqués ont certes des capacités de patrouille intéressantes et peuvent indéniablement rendre des services mais leur puissance de feu est faible. Les plus gros drones de surface peuvent, au mieux, embarquer un canon de 30 mm en plus de leurs systèmes de capteurs : leur seul avantage comparatif au regard des hélicoptères embarqués est l’endurance et la persistance. Surtout, l’appui sur une combinaison entre drones et gros navires de combat ne permet pas de rejoindre les critères propres à la techno-guérilla : le système est tout sauf peu coûteux, ne permettant donc pas de déployer de nombreux systèmes « marsupialisés ». 

Les trois options que nous venons d’examiner reposent sur une dichotomie entre des navires ayant une fonction de transport et de soutien d’une part et des effecteurs générant des effets militaires d’autre part, en partant du principe que ces derniers seraient ontologiquement inaptes aux opérations expéditionnaires. Cependant, l’utilisation de formules hydrodynamiques spécifiques, en premier lieu l’emploi d’architectures catamaran ou trimaran – permet d’accroître la stabilité à la mer et, pour peu que des solutions de soutien puissent accompagner les flottes, il n’est en théorie pas impossible de voir de petits bâtiments projetés par leurs propres moyens. Les patrouilleurs chinois de Type-022 pourraient être emblématiques de cette vision. Avec seulement 224 tonnes à pleine charge, ce sont de petites unités dont le coût était estimé, en 2009, à moins de 15 millions de dollars mais leur formule SWATH (Small Waterplane Area Twin Hull) leur permet de naviguer y compris dans des mers très formées. Leur simplicité leur permet également d’être construits dans de petits chantiers locaux, libérant les grands chantiers pour les bâtiments plus complexes. Accessoirement, si leur système de propulsion, fondé sur une combinaison de diesels et d’hydrojets, n’autorise pas de très hautes vitesses – 36 nœuds – mais est fondamentalement fiable. Avec un équipage de seulement 12 à 14 personnes, l’endurance s’en trouve facilitée.

Dans pareil cadre, le déploiement de patrouilleurs de Type-022 pourrait prendre la forme d’un groupe d’une dizaine de bâtiments accompagnés par un LPD de Type-071 servant au soutien de la flottille, mais aussi à la projection d’hélicoptères, qu’ils servent aux missions de renseignement ou de combat. Des frégates ou des destroyers assurant la couverture antiaérienne et ASM complèteraient le tout, projetant donc un système intégralement hybride. Car là est bien le problème d’une telle projection de force : déployer les catamarans outre-mer ne forme qu’une partie de l’équation, qui ne peut se départir des fondamentaux de la stratégie navale. Même si les patrouilleurs sont difficiles à atteindre par un sous-marin, ce dernier peut s’en prendre aux moyens de soutien de la flottille ou fournir des renseignements sur les zones d’opération des patrouilleurs. Aussi, sans protection antiaérienne ou ASM, ces navires restent vulnérables, en dépit de tout ce qui peut faire leur discrétion et c’est donc un système de force qu’il faut déployer. Sauf à ce que ces catamarans soient à leur tour spécialisés avec les armements adaptés, ce type de raisonnement est tout aussi valable pour des unités relativement similaires, comme les bâtiments antinavires norvégiens de la classe Skjold ou encore les corvettes catamaran taïwanaises. Or, pour l’heure, rien ne présage d’une telle adaptation des navires à ces missions antiaériennes ou ASM – laquelle pourrait au demeurant se révéler délicate en raison même de la petite taille des navires[ix]

Article publié dans DSI hors-série n°38, octobre-novembre 2014.

Notes

[i] Rémi Monaque, « L’amiral Aube, ses idées, ses actions » in Hervé Coutau-Bégarie (Dir.), L’évolution de la pensée navale. Tome IV, Coll. « Hautes Etudes Stratégiques », Economica, Paris, 1994.

[ii] Joseph Henrotin, Julian Corbett. Renouveler la stratégie maritime, Coll. « Maîtres de la stratégie », Argos, Paris, 2013.

[iii] On notera que plusieurs auteurs se réclamant des doctrines de défense non-offensives recommandaient l’usage de sous-marins côtiers, de faible tonnage et seulement dotés de torpilles.

[iv] Les partisans d’Aube y voyaient des conceptions renvoyant à une vision républicaine, là où l’« Ecole classique » serait le reflet d’une conception d’Ancien régime.

[v] L’Allemagne reçoit, entre janvier 1958 et avril 1960, 6 destroyers américains de type Fletcher et des unités de conception et de construction allemande sont mises sur cale. C’est le cas, à partir de 1957, des six frégates de classe Köln, de 2 750 tonnes, qui entreront en service entre avril 1961 et juin 1964. Seulement dotées de canons et de mines, ces unités conçues pour la mer du Nord et la Baltique sortiront de service entre décembre 1982 et juillet 1989, étant remplacées par huit frégates de classe Bremen. Le renouvellement des destroyers s’opérera au milieu des années 1960 par la commande de trois Charles F. Adams antiaériens modifiés aux États-­Unis (1969-1970) et par la conception et la construction de quatre destroyers de classe Hamburg destinés aux opérations en Baltique

[vi] Un facteur qui explique également le rapide déclin des capacités de lutte antimines de la Navy, repositionnées, via des drones, sur des destroyers ou en tant que modules de missions sur les corvettes de combat littoral LCS.

[vii] Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.

[viii] LHD : Landing Helicopter Dock (bâtiment amphibie porte-hélicoptères) ; LPD : Landing Platform Dock (plateforme de débarquement) ; LSD : Landing Ship Dock (transport de chalands de débarquement).

[ix] L’installation de systèmes antiaériens à longue portée requiert non seulement du volume pour les missiles et les capteurs, mais aussi une capacité de production électrique qui peut être importante. La petite taille des navires est également un obstacle à l’embarquement de sonars ou encore d’un hélicoptère ASM.

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