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Guerre littorale : l’expérience suédoise

Entretien avec J. J. Widen, professeur associé de War Studies et directeur de recherche pour les opérations navales au Collège de défense nationale suédois. Parmi ses publications les plus récentes : Theorist of Maritime Strategy – Sir Julian Corbett and his Contribution to Military and Naval Thought (Ashgate, 2012) et Contemporary Military Theory – The Dynamics of War (Routledge, 2015), co-écrit avec Jan Angstrom[1].

Le développement de la marine suédoise au cours de la Guerre froide fut assez impressionnant. L’association entre défense aérienne, défense côtière (comprenant des kustjagers), moyens sous-marins et de surface témoigne d’une stratégie minutieusement élaborée. Celle-ci a-t-elle été conçue dès le départ comme une stratégie de défense côtière ? La Suède disposait-elle à l’époque d’une stratégie claire en ce qui concerne son approche maritime ?

Pour la Suède, État non aligné depuis les guerres napoléoniennes, la Guerre froide fut une période marquée par la peur d’une invasion par voie terrestre, maritime et aérienne. Bien que rarement affirmée de manière explicite dans les documents officiels, la menace potentielle était toujours l’Union soviétique (et le Pacte de Varsovie). Dans la planification de la défense, deux options offensives étaient envisagées – une invasion côtière par la mer Baltique et une invasion terrestre à travers la Finlande et la Suède visant à atteindre le nord de la Norvège et l’Atlantique. Cette crainte d’une possible agression en provenance de l’est fut l’élément moteur pour le développement des moyens et méthodes militaires qui allaient laisser à l’armée de conscription suédoise le temps de devenir une force pleinement mobilisée. La société suédoise dans son ensemble était en effet prête à des conditions de guerre, ce qui portait le nom de « défense totale » (Totalförsvaret).

Le principal objectif consistait bien sûr à repousser une telle invasion et de préférence sans laisser l’ennemi poser le pied sur le territoire suédois. Ce dernier point impliquait de disposer d’une armée de l’air robuste et d’une marine puissante. Très tôt au cours de la Guerre froide, le gouvernement suédois a consacré d’importantes ressources à la création d’une armée de l’air qui soit en mesure (en cas de guerre) de contester la suprématie aérienne soviétique sur la mer Baltique ou du moins à proximité des côtes suédoises. Du fait de leur puissance et de leur portée, des avions de chasse devaient être utilisés pour menacer l’ennemi pendant son avancée vers la côte suédoise. La marine s’est quant à elle largement transformée à partir des années 1960 lorsque, de plus en plus, les navires de surface de grande taille comme les croiseurs, les destroyers et les frégates furent remplacés par des navires plus petits comme les corvettes, les patrouilleurs rapides et les sous-marins. D’importants efforts furent également entrepris en vue de la création et du renforcement de positions fortifiées sur la côte. Cela avait beaucoup de sens dans la mesure où les conditions géographiques et géologiques de la Suède étaient de ce point de vue favorables, du fait du sol dur, du terrain rocailleux et de l’archipel, Associées à l’artillerie, aux mines et aux forces côtières extrêmement manœuvrables, ces fortifications auraient été un défi pour presque tout agresseur potentiel. 

Concernant les origines de la stratégie de défense côtière de la Suède, le pays a toujours disposé d’une défense de ce type, mais je pense que l’évolution de l’environnement stratégique et le développement des forces armées suédoises au cours de la Guerre froide ont conduit à une approche plus combinée de la défense de notre côte est. Si la défense est le principal objectif, que votre ennemi potentiel est considérablement plus puissant que vous ne l’êtes et que vos ressources sont, dans un sens relatif, limitées, vous devez faire en sorte que vos forces agissent plus conjointement et utiliser l’environnement à votre avantage. Il est intéressant de noter qu’à l’époque de la détente russe, à partir du début des années 1990 jusqu’à il y a tout juste un an, la marine suédoise a recommencé à nourrir des idées autour de coques de plus grande taille ayant une portée accrue et des capacités indépendantes alors que des missions internationales comme l’opération Atalante et d’autres devenaient une nouvelle raison d’être. Avec les développements qui eurent lieu l’an dernier en Russie dans le domaine politique comme en matière de sécurité, la Suède a remis l’accent sur la défense côtière et les navires de plus petite taille, selon la méthode des armes combinées. 

Les forces côtières suédoises ont été réduites et largement transformées après la fin de la Guerre froide. Pensez-vous que, de ce fait, il existe un risque de perdre certains précieux enseignements ? Le gouvernement suédois envisage-t-il un nouveau développement dans le domaine côtier, du fait des récentes activités de la Russie dans la Baltique ? 

Les forces de défense côtière suédoises furent une composante importante de la capacité du pays à se défendre contre un potentiel envahisseur étranger, provenant le plus probablement de l’est. Lorsque les circonstances économiques, une diminution du niveau de menace et les développements dans le domaine de l’armement rendirent l’ancien système de plus en plus redondant, il devint clair pour tout le monde que des évolutions étaient nécessaires. La marine fut réduite quantitativement et de plus en plus orientée vers des missions constabulaires et internationales. L’artillerie côtière fixe et une grande partie des fortifications associées furent abandonnées et une nouvelle force amphibie, de plus petite taille et extrêmement manœuvrable, fut créée. Aujourd’hui, alors que les menaces pesant sur la Suède (et les pays baltes en particulier) se sont intensifiées, les forces armées suédoises cherchent à renouer avec leur puissance d’avant et à réapprendre les leçons du passé. Bien sûr, une partie des capacités et du savoir-faire dont disposaient alors les forces armées sont perdus, mais d’autres ont été créés à la place. Si les dépenses en matière de défense n’ont pas considérablement augmenté au cours de l’année écoulée (et cela ne devrait pas arriver dans un futur proche), la transition vers une défense nationale a certainement conduit à une approche plus ciblée et à des capacités renforcées. Les enseignements que les forces armées suédoises peuvent à cet égard tirer du passé sont très précieux et permettront d’améliorer la posture de défense du pays. Mais comme c’est toujours le cas, il est plus facile de démolir que de reconstruire. 

Aujourd’hui, le renouvellement des activités de la Russie dans la Baltique constitue une préoccupation pour de nombreux pays, mais comment cela affecte-t-il les stratégies navales de la Suède, de la Pologne et des pays baltes ? Une meilleure coopération est-elle nécessaire entre les pays de la région ou avec l’OTAN ? La NORDEFCO peut-elle constituer un bon cadre pour une coopération potentielle ? 

La mer Baltique est aujourd’hui utilisée par de nombreux acteurs aussi bien pour la navigation marchande que pour des activités militaires. De plus, la Baltique est entourée par des pays membres et partenaires de l’OTAN. Cela exige la coopération de tous ceux qui utilisent les eaux peu profondes et les canaux de la mer Baltique. De nombreuses formes de coopération sont déjà en cours, dont une grande partie impliquent la Suède, et d’autres encore sont probablement nécessaires : une coopération militaire plus soutenue, bilatérale comme multilatérale, une coopération autour des questions de sécurité maritime et une collaboration visant à faire face, par exemple, aux catastrophes écologiques.

La stratégie navale de la Suède sera de plus en plus liée à l’ambition de défense du territoire national et de soutien aux voisins membres de l’UE en mer Baltique. La coopération navale avec la Finlande, en particulier, mais également avec l’Allemagne, la Pologne et les pays baltes est devenue de plus en plus importante. Celle-ci verra le plus probablement des exercices conjoints et une collaboration dans le domaine de l’armement. En ce qui concerne, par exemple, les sous-marins, la Suède et l’Allemagne sont les seuls pays occidentaux de la mer Baltique à opérer de tels navires, alors que la Finlande et le Danemark n’en ont aucun. Cela constitue une bonne base de coopération dans cette dimension de la mer Baltique, même si la Suède et l’Allemagne ne développeront pas conjointement de nouveaux sous-marins. Il semblerait que la Pologne se soit montrée intéressée par l’acquisition de sous-marins suédois ; ce pays est certainement un acteur important dans la Baltique et un partenaire utile pour la Suède et d’autres pays afin de faire face à la nouvelle situation stratégique dans la région.

La NORDEFCO représente sans aucun doute un cadre utile pour la coopération entre les États nordiques. En tant qu’États de petites dimensions dans un environnement de sécurité qui se complexifie de plus en plus du fait d’une grande puissance ambitieuse, la coopération apparaît pleine de sens pour mettre en commun ressources et capacités. Toutefois, le diable est dans les détails. Il est assez aisé, au niveau politique, de conclure des accords généraux de collaboration entre voisins amis mais lorsqu’il s’agit d’examiner les détails et les questions pratiques, cela devient autrement plus difficile puisque sont impliqués des intérêts économiques et de sécurité. À cet égard, la coopération navale avec la Finlande a, de mon point de vue, les meilleures chances de réussite, du moins sur le court terme.

Actuellement quels sont les problèmes et les défis les plus importants de la marine suédoise ? 

Le plus grand défi auquel sont confrontées les forces navales suédoises tient sans aucun doute à la transformation du système de dotation en personnel, en passant des conscrits aux marins/soldats et officiers professionnels. Cela a généré, dans de nombreux domaines, un déficit en termes d’équipages et notamment pour ce qui est des personnels dotés de compétences rares et avancées. Je pense que la marine et les forces amphibies gèrent de leur mieux ce problème et que les insuffisances sont résolues sans que cela n’affecte trop les capacités. Mais ce problème doit être traité car, très probablement, les conditions actuelles ne changeront pas d’elles-mêmes et la demande pour ce type de personnels pourrait même croître dans le futur. Un autre problème tient au nombre limité de plateformes, qui rend difficile la conduite de l’ensemble des missions exigées par les forces navales et visant à couvrir toutes les régions devant être défendues. Par ailleurs, cela rend le système un peu vulnérable car la possible perte d’unités individuelles dans un conflit impacte fortement les capacités globales.

De plus, les forces navales suédoises sont encore aux prises avec la double ambition qui est de parvenir à assurer la défense du pays et à appuyer les opérations de maintien de la paix et de lutte contre la piraterie conduites par l’ONU, l’UE et l’OTAN, comme par exemple l’opération Atalante de l’Union européenne au large de la Somalie. Un nombre limité de plateformes, les déficits en personnels et les maigres ressources économiques rendent cela très difficile et des priorités doivent être définies. Enfin, nombre des bâtiments de la marine suédoise devront bientôt être retirés du service (du fait de leur âge) ce qui pose le dilemme des remplacements appropriés et rentables. Compte tenu des coûts croissants de développement et d’acquisition de nouveaux bâtiments de guerre, la marine suédoise devra, dans le futur, acquérir un nombre encore plus réduit de navires. Ce sera sans aucun doute un grand défi pour le gouvernement que de traiter cette question. Un signe positif dans ce domaine est la décision prise par le gouvernement (appuyé par une large coalition de partis au parlement suédois) consistant à passer, dans le futur, de quatre à cinq sous-marins. Cela accroîtra certainement la capacité de dissuasion de la défense navale suédoise car les sous-marins sont très efficaces et appropriés à l’environnement opérationnel dans lequel ils sont opérés.

Sur une échelle plus large, quelles sont, de votre point de vue, les tendances les plus récentes et durables dans le domaine de la stratégie navale ? 

Il existe plusieurs tendances à cet égard. Premièrement, il est probable que se développe une coopération internationale croissante du fait des budgets de défense limités, de la nécessité de conduire des missions intérieures comme à l’étranger, ainsi que des nouvelles menaces. Cela nécessite un nombre plus important d’exercices conjoints et des harmonisations doctrinales. Deuxièmement, du fait des budgets de défense limités que connaissent actuellement la plupart des pays, il faut agir plus efficacement avec les moyens disponibles et, de manière générale, moins utiliser ses forces navales. Dans un monde qui connait des menaces nouvelles et croissantes, la tendance pourrait certainement consister à se centrer sur les missions qui sont importantes pour les principaux intérêts nationaux et à réduire et à sélectionner avec plus de soin les missions d’une nature plus altruiste et humanitaire. Troisièmement, il faut évoquer le défi naval croissant posé par la Chine qui aura des implications globales et affectera, par exemple, la posture navale des États-Unis. S’il ne constitue pas un problème majeur en mer Baltique, ce défi aura certainement un impact dans les océans Pacifique et Indien, avec de probables implications pour d’autres régions également. Enfin, la territorialisation de la mer est une tendance qui ira croissant car cette dernière devient de plus en plus une voie de transport, mais également une zone convoitée de ressources précieuses et d’infrastructure. De telles ressources à terre ont toujours attiré les intérêts des grandes puissances et la situation sera certainement la même en mer aussi. Cette dernière tendance pourrait également commencer à mettre au défi les théories de la puissance navale et de la stratégie maritime que nous employons aujourd’hui.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 26 septembre 2014

Entretien publié dans DSI HS n°38, octobre-novembre 2014

[1] Les propos ci-dessous représentent ses opinions personnelles.

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