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Aviation de combat : la cinquième génération cherche sa voie

Par Joseph Henrotin, chargé de recherche au CAPRI. Article paru dans DSI Hors-série n°18, juin-juillet 2011.

Lorsque les essais en vol du prototype du F‑22 Raptor commencent, en septembre 1997 (1), apparaît une terminologie de la « cinquième génération » qui a, depuis lors, fait école : de la Chine à l’Europe, ce système de catégorisation doit permettre de hiérarchiser l’avancement technologique des appareils de combat. Aussi, lorsque le programme JAST est transformé en JSF, cette terminologie est également reprise, non sans arrière-pensées commerciales, politiques ou industrielles.

Le sens des mots, le poids du sens militaire

La cinquième génération devait avoir tout pour elle et faire des États pouvant y accéder les principales puissances aériennes du futur. Mais le vocable peut être mis en question. Généralement, les appareils de cinquième génération sont caractérisés par leur furtivité, leur manœuvrabilité, leur aptitude à la supercroisière (2) et leur avionique avancée (radars AESA et liaison de données). Qu’ils soient monoplaces ou biplaces ou qu’ils soient spécialisés ou polyvalents importe peu ; on évoque avec ce vocable les caractéristiques propres d’un appareil, pas ce qui fait sens aux yeux des militaires : sa mission et son aptitude à la remplir par son adaptation aux conditions effectives du combat. Or la cinquième génération fait-­elle sens d’un point de vue militaire ? Sans doute faut-il revenir ici aux origines historiques de la cinquième génération, directement enracinées dans la guerre froide. Les premières études sur l’ATF (Advanced Tactical Fighter, futur F‑22 Raptor) remontent ainsi à la première moitié des années 1980, lorsque l’US Air Force cherche un chasseur apte à remplacer à terme les F‑15 Eagle de supériorité aérienne.

À la fin des années 1980, son expression des besoins dépasse de loin la seule question des technologies à mettre en œuvre. Il s’agit aussi de concevoir une nouvelle façon de mener les opérations de poursuite et de supériorité aérienne, en disposant d’un appareil apte à pénétrer très loin et très vite dans l’espace aérien soviétique – d’où la nécessité d’une grande autonomie et de la supercroisière – en étant capable de contrer la supériorité quantitative du Pacte de Varsovie par la supériorité technologique. Celle-ci doit s’exprimer autant par une grande discrétion (d’où la furtivité) que par des capacités de combat dépassant celles de l’Eagle, sur le plan des capteurs comme sur le plan des munitions. Surtout, il s’agit de contrer préemptivement l’apparition d’une nouvelle génération technologique, supérieure à celle des Flanker. Cette vision du combat aérien, qualifiée de « domination aérienne », sera maintenue après la chute de l’URSS : rapidement, le Pentagone comprend que les opérations futures seront expéditionnaires et que les impératifs de rayon d’action et d’emport de charge sont déterminants. Mais l’affaire n’est pas si rapidement acceptée comme telle dès lors qu’il s’agit d’adapter un appareil terriblement coûteux : de 750 appareils initialement envisagés, la cible passe à 648 en 1990, puis à 438 en 1996, 337 en 1999, 277 en 2003 et enfin 183 en 2006. Corrélativement, le développement glisse dans le temps : choisi en 1991 contre le F‑23, le F‑22 n’entrera en service opérationnel qu’en 2005.

De facto, dans le monde des années 1990, la supériorité aérienne des États-­Unis et, plus généralement, de l’OTAN est totale et plus aucun adversaire ne cherchera à contrer cette supériorité depuis 1999 (opération « Allied Force »). Même dans les régions du monde où des combats aériens se produisent, on ne voit pas émerger la génération attendue d’appareils d’origine russe qui devait légitimer la production des Raptor. Dès lors, industriels et partisans du F‑22 dans le monde militaire utilisent la vieille ruse de l’élargissement des missions, alors que l’appareil a été conçu pour les missions de supériorité aérienne : en 2003, le F‑22 devient le F/A‑22, afin de souligner ses capacités d’attaque au sol (il redeviendra le F‑22 en 2005). Évoquant les manœuvres des uns et des autres afin de faire endosser au Raptor d’autres missions, certains commentateurs évoqueront ainsi le F/A/R/C/E‑22 (3). Entre-­temps, les réflexions sur l’évolution de la puissance aérienne conduisent également à des réajustements. D’une part, la Navy abandonne, assez tôt, l’idée d’un successeur au F‑14 sous la forme d’un F‑22 à ailes à géométrie variable : la menace n’est plus constituée par les essaims de missiles antinavires à longue portée qui avaient motivé la conception d’un Tomcat assez peu manœuvrant mais apte à l’emport de missiles air-air de longue portée. D’autre part, l’Air Force elle-même s’engage dans la vision grandiose d’un appareil « multinational » non seulement apte à remplacer ses F‑16 et A‑10, mais qui connaîtrait de plus des versions embarquées et à décollages courts et atterrissages verticaux : le futur F‑35.

La rationalité derrière ces développements change dès lors, un glissement sémantique s’opérant en faveur du maintien et du développement de la « supériorité technologique » en tant que leitmotiv du développement de l’industrie aéronautique aux États-Unis. Cette thématique se couple aux premières inquiétudes sur la montée en puissance de la Chine. Dès la fin des années 1990, les premiers rapports sur les risques de l’émergence d’un « peer competitor » (compétiteur international de même niveau que les États-­Unis) sont publiés et confortent aussi bien les partisans des appareils de cinquième génération dans le monde militaire que l’industrie. La « cinquième génération » devient ainsi un message politique actant la supériorité américaine sur d’éventuels opposants. Au demeurant, on notera que cette supériorité est (et devrait rester) autant qualitative que quantitative : l’argument de la qualité contre la quantité devant donc être relativisé. Mais les argumentaires alors développés ont aussi d’autres significations. En effet, la qualification du F‑35 comme de cinquième génération révèle également une manœuvre politique, industrielle et commerciale assez remarquable par son étendue, mais aussi par sa réussite.

Les pièges de la cinquième génération : le F-35

S’appuyant sur la perception du F‑22 en tant que « meilleur chasseur du monde » pour nombre de commentateurs, le Pentagone comme les industriels seront en mesure de proposer une vision associative, partageant les coûts, du développement d’un monoréacteur polyvalent adapté aux puissances alliées des États-­Unis. La cinquième génération et les perceptions d’efficacité qu’elle charrie avec elle sont donc à portée d’États tout aussi attirés par des perspectives de réduction de leurs budgets de défense ou de leurs coûts de maintien opérationnel. Las ! C’était oublier plusieurs fondamentaux de l’économie des grands programmes de défense, qu’il s’agisse de retards ou de surcoûts. Comme le F‑22, le F‑35 doit être furtif et disposer d’une avionique de pointe (radar AESA, système d’autoprotection DAS, système intégré de désignation de cibles EOTS), mais ne bénéficie pas des performances dynamiques du Raptor (pas de supercroisière ou de tuyères vectorielles). Mais les ennuis s’accumulent rapidement : outre que le F‑35B (version STOL destinée aux Marines et à la Royal Navy) connaît un surpoids chronique, le F‑35A des forces aériennes voit son développement retardé.

Les problématiques d’intégration de systèmes, de développement du logiciel (4), de soutenabilité de sa furtivité, le développement en parallèle de deux motorisations sont tels que les coûts explosent. L’appareil devait ainsi avoir un coût unitaire de moins de 50 millions de dollars au début des années 2000, lorsque les mondes industriel et politique se sont mis à la recherche de partenaires étrangers, qui contribueront à hauteur d’environ 20 % des frais de R&D, alors estimés à 25 milliards de dollars. L’explosion des coûts en la matière – estimés à plus de 56 milliards en 2010 – a certes été compensée par Washington mais a réduit le poids politique des partenaires. Ces derniers sont par ailleurs engagés dans une situation délicate. Leur participation au programme a également été déterminée par la perspective de compensations pour leurs industries nationales, avec à la clé la conclusion de contrats. Afin de confirmer leur bonne foi, certains ont même commandé leurs premiers F‑35, à des coûts prohibitifs : plus de 112 millions de dollars pour les Pays-­Bas, près de 200 millions pour la Norvège. Mais les investissements déjà consentis comme les perspectives pour les industries continuent de motiver des comportements en parfait découplage avec les rationalités militaires.

Le gouvernement canadien estimait ainsi dernièrement que, quel que soit le coût unitaire de l’appareil, le F‑35 serait acheté. Sachant que le budget alloué au programme n’était pas appelé à varier, Ottawa pourrait ne disposer que de 38 appareils alors qu’il envisageait initialement d’en acheter 65. Ces problématiques ne touchent d’ailleurs pas que les États partenaires. Les problèmes observés sur le F‑35B sont tels que le secrétaire américain à la Défense a indiqué que l’appareil était dans une période de probation de deux ans, au terme de laquelle leur non-résolution impliquerait de mettre un terme au programme (340 appareils pour les Marines). On notera au passage que la fin de ce programme impliquerait également, à terme, la disparition des aéronavales embarquées à ailes fixes italienne et espagnole, qui mettent actuellement en œuvre des AV‑8B (5). L’accroissement des coûts des F‑35A et C (on évoque un prix unitaire entre 110 et 130 millions pour un F‑35A de l’US Air Force) est quant à lui tel qu’il est désormais exclu d’acheter les 2 103 appareils initialement espérés. La situation est d’autant plus complexe que les coûts de développement ne sont pas encore maîtrisés. Si le premier appareil de série a récemment été livré à l’US Air Force, les appareils seront livrés par « block » nécessitant ensuite une mise au standard a posteriori : qui pourra payer la version la plus évoluée ?

Ces questionnements vont de pair avec des considérations plus complexes. La Grande-Bretagne et Israël désiraient, par exemple, avoir accès au programme informatique de l’appareil, de façon à pouvoir ajouter des évolutions qui leur seraient propres. Refus de Washington, un accord étant toutefois passé avec Londres en 2006. De même, en matière de frais de maintenance, il est récemment apparu que l’entretien des flottes de F‑35 avait été considérablement sous-­évalué. En janvier 2010, l’US Navy avait ainsi indiqué que les coûts d’entretien et de vol des F‑35C seraient de 25 à 40 % supérieurs à ceux des F/A‑18 Hornet qu’ils remplacent. Au long de la vie opérationnelle de ses F‑35C – qui devrait s’achever au-delà de 2045 pour les derniers appareils –, c’est plus de 442 milliards de dollars qui seront dépensés pour les maintenir opérationnels. Après avoir mis en doute les estimations de la marine, l’US Air Force s’y est rangée, considérant qu’il en serait de même en comparaison avec les coûts du F‑16. Or la réduction des coûts de la maintenance des appareils (notamment par des systèmes d’autodiagnostic permettant de passer automatiquement les commandes en matière de pièces de rechange ou indiquant quels types d’entretiens doivent être menés) a été l’un des arguments les plus utilisés pour attirer des investisseurs étrangers dans le programme.

Bateaux ivres

Les programmes de cinquième génération tels qu’ils ont été menés peuvent légitimement être considérés comme des bateaux ivres. C’est certes le cas d’un point de vue budgétaire – le F‑35 est maintenant le programme militaire le plus cher de tous les temps, avec un dépassement de l’ordre de 100 % comparativement aux estimations initiales – mais aussi opérationnel. Les montants colossaux qui sont impliqués sont à mettre en relation avec les budgets de défense nationaux, impliquant de facto une réduction capacitaire. Certes, le contre-argument avancé tient en la plus grande avance technologique de ces appareils, qui devrait de fait se convertir en une plus grande efficacité militaire. Mais cet argument mérite d’être examiné avec nuance. Comparativement à un F‑16 doté d’un pod avancé, un F‑35 apporte une cellule neuve, un radar AESA, un système d’autoprotection avancé et une furtivité que n’a pas son prédécesseur. Son rayon d’action, sa charge utile et sa capacité de ciblage en air-sol sont globalement similaires. Cette problématique de la similarité des performances militaires avait été soulignée par des pilotes britanniques, qui estimaient que, dans le cas du F‑35B, les capacités d’emport de charge ou de rayon d’action ne seraient pas supérieures à celles des Harrier qu’ils utilisaient. Seules la furtivité et la vitesse supersonique pouvaient être considérées comme des avancées.

Les avantages comparatifs du F‑22 sur le F‑15 semblent meilleurs, en particulier en matière de performances dynamiques en dogfight. Sa surface équivalent radar et ses capacités de détection sont également supérieures, avec là aussi une cellule neuve, alors que plusieurs crashs de F‑15 ont été provoqués par des ruptures structurelles découlant de la fatigue des matériaux. Le F‑15 n’a toutefois pas dit son dernier mot. Outre qu’un radar AESA APG‑63(V)3 peut être rétrofité sur les appareils – une mesure de compensation à la réduction du nombre de F‑22 construits –, la cellule elle-­même reste fondamentalement valable. À ce moment, certaines adaptations peuvent être effectuées de façon à l’avion rendre plus discret, en redessinant ses dérives et en intégrant ses armements dans des pods conformaux positionnés le long de ses flancs, à la manière des FAST installés sur les F‑15E, tout en mettant à jour ses systèmes radars et d’autoprotection. Le résultat – le F‑15SE (Silent Eagle) – pourrait fort bien s’attirer des commandes d’États qui ont pu lorgner sur un F‑22 pour l’instant interdit à l’exportation. Certes moins furtif et moins manœuvrant que le Raptor, le F‑15SE conserve toutefois une autonomie, une puissance de feu et une manœuvrabilité respectables.

La solution : « retour vers le futur » ?

Dès lors, la menace pesant sur la cinquième génération ne viendrait pas tant d’autres appareils de cinquième génération concurrents… que de nouvelles évolutions, incrémentales, d’appareils de la génération 4,5. C’est aussi le cas pour le F‑35. Outre que l’Australie a déjà commandé (et mis en service opérationnel) 24 F/A‑18E/F Super Hornet pour pallier le retard de livraison des 100 F-35 qu’elle compte acquérir, le Danemark pourrait faire de même et abandonner purement et simplement son projet d’achat de F‑35. Mais d’autres évolutions se dessinent déjà. Prenant acte des difficultés rencontrées par le F‑35, Boeing a récemment diffusé des images montrant un Super Hornet « furtivisé » et qualifié d’« avanced ». L’appareil reçoit ainsi des réservoirs conformaux, augmentant son rayon d’action et réduisant la traînée ; un système de désignation de cible positionné sous le radome radar ; un pod ventral au design furtif devant permettre l’emport d’une tonne d’armements ; deux pods du même type mais plus petits pouvant être positionnés sous les ailes ; une motorisation de 15 à 20 % plus puissante ; et, en option, un nouveau cockpit avec un seul grand écran, à l’instar de celui qui devrait équiper le F‑35. Proposé pour le programme indien MMRCA, l’appareil a été recalé au profit du Rafale et du Typhoon, seuls encore en lice, mais il pourrait faire école.

En effet, la furtivité a induit des contraintes extrêmement importantes sur le design des F‑22 et F‑35, forçant l’adoption de matériaux spécifiques, altérant les performances dynamiques et réduisant les emports de charge utile à la portion congrue, afin de les intégrer en soute. Or, précisent les ingénieurs de Boeing, la furtivité n’est guère utile que dans 5 % des missions effectuées sur la durée d’une campagne aérienne, en particulier lorsque les réseaux radars et SAM adverses sont encore actifs et qu’ils représentent une menace. L’autoprotection est utile contre la menace des MANPADS (6), mais la furtivité ne l’est pas. Or les 5 % de missions « du premier jour » contraignent les 95 % de missions restantes, qui seules délivrent l’effet politique attendu par une opération. Certes, pour ces missions, F‑22 et F‑35 peuvent emporter des charges sous leurs ailes. Mais à quel prix ? On pourrait également arguer que, comme tous les avantages technologiques, la furtivité radar n’aura sans doute qu’une valeur transitoire dans le temps. Nombre de laboratoires travaillent déjà sur l’utilisation de nouveaux types de radars destinés à contrer ses effets et elle pourrait n’être qu’un leurre. On peut ainsi rappeler que ce n’est pas le manque de furtivité qui a abouti à la destruction d’un F‑117 par la défense aérienne serbe en 1999, mais l’inadaptation tactique dans la planification des vols, qui passaient systématiquement par les mêmes itinéraires, au mépris du bon sens tactique élémentaire.

Aussi, une fois la furtivité éliminée, quel avantage tactique un F‑35 peut-il représenter ? La disposition de systèmes radars avancés, on l’a vu, est à la portée d’une mise à niveau d’appareils de génération 4,5 et, de fait, le Rafale sera équipé d’un AESA. Les liaisons de données – dont la précieuse Liaison‑16 – qui permettent de recevoir les images issues d’un AWACS sans que l’appareil effecteur allume son radar (et se rende ainsi visible) sont également intégrées dans ces appareils, tout comme les pods de désignation avancés ou des systèmes d’autoprotection évolués. Comparativement, l’obsession pour la furtivité peut produire des effets paradoxaux. Le F‑22, par exemple, n’est pas encore doté d’une liaison de données. Un système très discret, le MADL, doit encore être intégré une fois qu’il sera au point. D’ici là, l’appareil ne peut communiquer qu’avec d’autres Raptor et se montre incapable d’entrer dans les schémas de guerre réseaucentrée – interarmées et multinationaux – par lesquels les appareils de cinquième génération sont censés devenir des multiplicateurs de force (7). Dernier avantage des appareils de cinquième génération, leur manœuvrabilité dépend certes de leur design mais aussi de la puissance de leur motorisation. Or, en la matière, l’histoire du F‑16 comme celle du F/A‑18 montrent des évolutions menées en phase avec leur accroissement de masse.

Persister dans l’erreur ?

Plusieurs facteurs sont toutefois à l’œuvre dans le cadre d’une généralisation d’appareils de cinquième génération. Le premier, classique en sociologie des techniques, renvoie à l’esthétique de la puissance et aux perceptions d’efficacité motivant des comportements mimétiques dans les acquisitions effectuées. En d’autres termes, des États s’aligneraient sur la politique d’armement du plus puissant d’entre eux, en dépit de leurs besoins réels ou de leurs possibilités. Le meilleur exemple, récent, concerne les Pays-­Bas qui viennent d’effectuer des coupes franches dans leurs forces… tout en s’arc-boutant sur le F‑35 (8). Deuxièmement, des facteurs d’ordre bureaucratique sont également à prendre en ligne de compte. Farouche opposant au « tout technologique », ­Robert ­Gates – qui avait déjà fort à faire avec nombre de lobbies – va quitter le Pentagone cette année, au profit de Leon ­Panetta. Au surplus, il apparaît hors de question pour l’USAF ou l’US Navy d’abandonner un chasseur qui représentera plus de 50 % de leurs forces aériennes de combat. Quant aux industriels, américains ou européens, tout abandon les placerait dans une position plus que délicate. Troisièmement, les investissements déjà consentis par les uns et les autres sont tels que nombre de forces aériennes ne pourraient de facto plus lancer un programme de remplacement de leurs chasseurs et sont prises au piège.

Les scénarios d’évolution en la matière sont potentiellement complexes. Le plus problématique d’un point de vue opérationnel touche à la réduction à la fois des commandes et des heures de vol, réduisant considérablement les capacités de nombre de forces aériennes. Ce scénario touche déjà les États-Unis, dont les pilotes de F‑22 verront leurs heures de vol réduites d’un tiers en 2012. De plus, outre la possibilité que certains États passent les investissements réalisés pour pertes et profits et se tournent vers d’autres options, technologiquement plus mûres, apparaît aussi la possibilité de réalisation de « high/low mix ». Après ses 24 premiers F/A‑18E/F, l’Australie évalue ainsi les possibilités d’achat de nouveaux appareils du même type, réduisant ses commandes de F‑35. L’hypothèse a également été évoquée par l’US Air Force, qui continuerait d’acheter des F‑16, peut-être dans une version plus évoluée telle que le F‑16E/F vendu aux Émirats. Au passage, on notera que la réalisation de cette hypothèse serait tout bénéfice pour un Rafale qui n’a pas encore reçu de commandes à l’exportation… mais qui a le mérite d’être opérationnel. Certes, la généralisation d’une telle politique ne peut qu’aboutir à un nouvel accroissement des prix unitaires, le volume global des commandes passées s’effondrant. De sorte que plusieurs États, parmi lesquels la Corée du Sud ou le Japon, en viennent à examiner d’autres hypothèses, comme la conception d’un appareil national. Dans le cas coréen, le KF‑X serait conçu en développement avec l’Indonésie, tandis que Séoul courtise aussi Ankara, toujours afin de répartir les coûts de R&D. Peu d’éléments concernant ce projet de génération 4,5 ont été rendus publics. Le Japon s’est quant à lui lancé dans un programme de démonstrateur, l’ATD Shinshin (9). Dans les deux cas, l’hypothèse d’un chantage à la diminution du prix du F‑35 n’est pas inenvisageable.

Pour autant, il semble bien que les États-­Unis n’aient pas encore appris de leurs erreurs. Alors que la cinquième génération n’est soit technologiquement pas mûre (F‑35), soit n’a que des applications limitées au vu du spectre des opérations aériennes contemporaines (F‑22), un programme de sixième génération est déjà à l’étude. Il s’agit ainsi de poser les bases de la succession du F‑22, au-­delà de 2030. Mais les caractéristiques de cette génération font autant fantasmer qu’elles effraient au vu des sauts technologiques à accomplir : des chasseurs hypersoniques, encore plus furtifs, aptes à mettre en œuvre des armes à énergie dirigée, optionnellement pilotés (et donc « dronisables »), des systèmes de détection passifs utilisant les dernières avancées en infrarouge ou encore des capacités intégrées d’attaque électronique. Autant de problématiques qui ne sont certainement pas réglées. L’utilisation du radar AESA comme un système d’attaque électronique, fréquemment évoquée, et apte à brouiller un radar adverse en l’inondant d’énergie ne semble pas encore totalement maîtrisée. D’ici là, cependant, Washington devra d’abord régler une facture gigantesque, si le programme est maintenu en l’état : 317,59 milliards d’acquisitions…

Article paru dans DSI Hors-série n°18, juin-juillet 2011.

Notes

(1) Le démonstrateur YF‑22 avait quant à lui effectué son premier vol en 1989.

(2) Soit la capacité à effectuer un vol supersonique soutenu sans faire appel à la postcombustion.

(3) Dans la terminologie américaine, F correspond aux chasseurs, A aux appareils d’attaque, R aux appareils de reconnaissance, C aux appareils de transport et E aux appareils de guerre électronique.

(4) Le système de combat du F‑35 requiert 8 millions de lignes de code, dont à peine plus de 50 % ont été rédigées début 2011. On notera que celles touchant à la fusion des données – soit la partie la plus délicate – n’ont pas encore été rédigées.

(5) Au passage, l’Australie (qui a un temps évoqué la possibilité de l’achat d’un troisième LHD de classe Canberra et la renaissance de son aéronavale embarquée) comme le Japon (qui avait examiné la possibilité d’un achat d’AV‑8B à la fin des années 1980) seraient ainsi privés de développements aéronavals à court et moyen terme.

(6) Man Portable Air Defense Systems.

(7) Cette non-disposition aurait, selon certains commentateurs, conduit à ce que l’appareil ne soit pas utilisé par les Américains en Libye.

(8) De 87 appareils, la force aérienne néerlandaise passerait toutefois à 48 F‑35. Entre-­temps, La Haye aura perdu ses chars, 15 Super Cougar et ne disposera plus que d’un seul bataillon d’artillerie. Deux de ses quatre patrouilleurs n’entreront pas en service (alors qu’ils sont construits), ses sous-­marins et deux frégates ne seront vraisemblablement pas remplacés.

(9) Voir l’article suivant.

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