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Le soldat augmenté : concept et réalité opérationnelle

Par Jean-Thomas Rubino, capitaine (TA), instructeur aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Article publié dans DSI hors-série n°45, décembre 2015-janvier 2016

Le concept de soldat augmenté alimente l’imagination et nourrit les fantasmes à l’image des Robocop et Terminator hollywoodiens. Les avancées technologiques permettent aujourd’hui de passer du mythe à la réalité : exosquelette, prothèses, « smart drugs » annihilant la fatigue et augmentant les capacités cognitives. Mais quelles utilisations possibles pour le soldat ? Que valent ces innovations au regard des réalités opérationnelles vécues ?

Des constats édifiants…

Poids, chaleur, froid, fatigue, stress, manque de sommeil, détection des départs de coups, géolocalisation : autant de facteurs sur lesquels technologie et avancées bio- médicales peuvent avoir un impact.

Kosovo- Mitrovica- 2000

La compagnie est déployée dans la ville en contrôle de zone. Des postes du niveau du groupe forment un maillage. Les soldats montent la garde 24h/24. Il fait moins 20°C. Les pieds sont gelés. On pense à résister au froid plus qu’à remplir la mission. La nuit des feux sont allumés dans des bidons de 200L. Le feu réchauffe un peu, mais la silhouette du soldat en faction se détache dans la pénombre en faisant une cible de choix. Mais comment faire autrement pour tenir dans la durée ?

C’est parti. La foule composée de plusieurs centaines de Serbes se rassemble. La raison : une ONG a tenté de faire passer discrètement un Albanais pour échapper aux points de contrôle mis en place par les « milices civiles » serbes. Nous sommes certes armés, mais si la foule décide de charger que peut-on faire à un contre 10 ? Les Serbes sont costauds, grands, libres de leurs mouvements. Avec nos gilets pare-balles, l’armement, les casques, impossible d’être agiles et lestes. Comment maîtriser correctement ces gaillards en cas de besoin ? Heureusement, le retour au calme se fait sans heurt cette fois-là.

Afghanistan-Kaboul-2006

La compagnie a reçu pour mission de défendre le camp de Warehouse à Kaboul. Comprendre monter la garde pendant six mois. Contrôle et fouille de personnel, contrôle des autorisations d’entrée et de sortie. Garde dans les miradors. Nous avons relevé des Allemands. Ils étaient plus nombreux que nous pour mener à bien la même mission. Les soldats sont donc obligés de faire 4 heures de garde pour 2 heures de repos pendant 24 heures. Six mois à ce rythme, l’attention diminue, le sommeil gagne la sentinelle. Café, Redbull, cigarette : tous les moyens sont bons pour résister. Au poste de filtrage, les sentinelles sont lourdement équipées sous un soleil de plomb. L’hydratation est essentielle. La fouille corporelle des travailleurs locaux est particulièrement pénible. Les gants en latex se déchirent. Les odeurs sont loin d’être agréables. Si seulement nous pouvions « éteindre » nos sens, ne rien ressentir : ni fatigue, ni odeur, ni courbatures…

Afghanistan- Surobi- 2011

Les opérations ont changé de nature. On ne se contente plus d’être dans l’ISAF sous commandement OTAN, mais on participe à l’opération « Enduring Freedom » sous commandement américain. Nous sommes répartis dans des FOB (postes d’observation avancés). L’insurrection contrôle la zone verte (fonds de vallée à la végétation luxuriante dans lesquelles se concentrent les habitations et les cultures et entourés de montagnes rocheuses). A chaque sortie, on subit des tirs de harcèlement. Parfois on voit les départs de coups. Parfois on entend juste les balles. Impossible de déceler le ou les tireurs…

Les contacts avec les chefs de village sont difficiles. Nous sommes dépendants des traducteurs. Comment leur faire confiance quand ils sont menacés eux ou leur famille pour avoir aidé la force. Si seulement on pouvait comprendre ce qu’ils se disent… Le poids : celui du gilet pare-balles, du casque. Celui des munitions, de l’armement individuel. Celui des rations et de l’eau. Celui des transmissions. Quelques affaires de rechange. De quoi se faire un café, réchauffer la nourriture. Certains portent l’armement collectif, les missiles, les postes de tir. La vitesse de progression de la section est de 2 ou 3 km/h pas plus. Entre 20 et 40 kg, parfois plus. Rapidement, il devient pénible de se poster, s’agenouiller, se relever, repartir. Le dos, les muscles, les articulations souffrent…

Le poids on fait avec. On savait à quoi s’attendre, on est entrainé. En revanche la chaleur est une surprise. On ne peut pas lutter, on ne peut rien faire à part boire de l’eau et trouver un peu d’ombre. Nous sommes en attente : un soldat met un thermomètre au soleil : 51°C… Nous sommes en appui face à la zone verte. Les camarades de l’autre compagnie sont au contact. On aimerait les aider. On fait au mieux. Mais comment discriminer l’ami de l’ennemi ? La population de l’insurgé ? Dans ce paysage où bâtiments et végétations sont denses, difficiles d’avoir une idée exacte de la situation. Tout va très vite… Le compte-rendu tombe sur le réseau radio : un blessé. Il faut l’évacuer. Les véhicules ne peuvent pas rentrer dans la zone verte. Il faut brancarder. Cela nécessite six porteurs plus l’élément de protection. On fait au plus vite mais porter son matériel, celui du blessé, le camarade que l’on évacue c’est difficile et cela prend du temps et augmente notre vulnérabilité… Malgré la fatigue, le stress, parfois le manque de sommeil on repart en mission le lendemain. C’est notre job.

…Qui militent pour un soldat augmenté…

L’objet du développement suivant n’est pas d’apporter des solutions concrètes aux problèmes posés précédemment. Ces contraintes sont connues et les développements en cours : l’exosquelette français Hercule, l’armure type Iron Man développée par l’armée américaine avec le projet TALOS (Tactical Assault Light Operator Suit – armure légère d’assaut tactique). La recherche médicale apporte également des réponses avec des substances qui éliminent la fatigue, annihilent la peur, augmentent les capacités cognitives. Le Captagon par exemple, est une pilule à base d’amphétamines et de caféine utilisée par les combattants en Syrie aussi bien dans l’armée de Bachar Al Assad que dans les rangs de Daesh. Sous son emprise, les combattants ne ressentent ni peur, ni douleur, ni fatigue et prennent des risques qu’ils n’auraient sinon jamais encourus. Cela explique l’intensité des combats mais aussi des exactions. Car le Captagon annihile également toute empathie.

Il s’agit donc plutôt d’aborder des questions subsidiaires à l’utilisation de ces innovations : pour qui ? Quelles unités ? Quels risques ? Il convient de se pencher sur la question du niveau hiérarchique d’emploi : doit-on faire un soldat augmenté, un chef augmenté ? Doivent-ils disposer des mêmes atouts, des mêmes capacités ? La réponse peut sembler évidente : les contraintes de stress, de fatigue, de mobilité sont des constantes. En revanche, le chef doit voir ses capacités de décision augmentées et le soldat celles d’observation et de tir. Mais la notion de « caporal stratégique » développée par le général Krulak[1] en 1999 remet en cause cette réponse trop basique. Les difficultés liées aux engagements actuels, la rapidité des décisions à prendre, la complexité d’un ennemi insurrectionnel fondu dans la population rendent la réponse plus ardue et plus nuancée. Chaque combattant doit conserver ou augmenter ses capacités physiques mais aussi intellectuelles qui doivent emmener à une meilleure compréhension de la situation en vue d’une prise de décision la plus juste et la plus rapide possible. 

Au-delà du filtre hiérarchique, il s’agit de savoir s’il convient de discriminer les sexes : fait-on une distinction entre homme et femme dans le développement de ces technologies. La réponse doit être à mon sens, négative. En effet, les innovations médicales ou techniques doivent apporter des solutions liées à une contrainte opérationnelle inhérente à une fonction, et ce sans distinction de sexe quant au titulaire du poste. Une réponse positive à cette question reviendrait à définir des postes réservés aux hommes ou aux femmes ce qui serait contraire aux politiques développées par l’institution militaire. En revanche, si les innovations technologiques me paraissent « asexuées », je nuancerai mon propos concernant les substances d’ordre chimique. Les effets physiologiques pourraient être dangereux pour l’un mais pas pour l’autre. On ne parle plus de condition humaine mais de natures intrinsèquement différentes. Cela justifierait une différenciation.

Ces filtres structurels étant franchis, il est légitime de se demander quels types d’unités (caractérisées par les actions qui leurs sont spécifiques plus que par leur organisation ou le nombre de leurs soldats) doivent être augmentés ? Au-delà de la taille de l’unité ou de sa spécialisation, j’envisagerai la question sous un prisme temporel. Ainsi les forces spéciales ont des modes d’action limités et répétés dans le temps, à la différence des unités plus lourdes telles que les régiments d’infanterie et de cavalerie dont la mission est permanente pendant toute la durée d’une projection. On peut donc priver de sommeil une unité sur trois jours pour une action spécifique mais pas les unités de contrôle du milieu sur six mois. Si les innovations technologiques sont transverses, l’augmentation du combattant par modification ou renforcement physiologiques et psychiques doit être discriminée au regard des missions confiées aux différents types d’unités. Plus précisément, il s’agit de planifier un temps de récupération ou de pause opérationnelle suite à une action ayant privé les soldats d’un besoin primaire tel que le sommeil par l’absorption de médicaments ou de « drogues douces ». Or, cette prévision peut s’envisager pour des unités spécifiques mais pas pour des unités ayant une mission permanente sur la durée en opération.

Il reste à évoquer la question des risques. On peut les aborder sous les angles physique et psychologique, éthique et moral, contigu ou postérieur à la mission. Il va de soi que tous ces champs d’analyse se recoupent et ont des répercussions les uns sur les autres. Il serait trop long, voire impossible, de développer tous les risques inhérents à l’augmentation du soldat aujourd’hui mais quelques pistes de réflexion peuvent-être données par thématique :

– Physique et psychologique : l’augmentation physique et/ou des capacités cognitives, le contrôle ou l’annihilation de la peur, du stress rendront peut-être – c’est aussi l’intérêt de ce débat car rien n’est certain– le soldat plus efficace. Il garderait alors le souvenir de son action, de ses actes. Le retour à la normalité, lorsque les effets de l’amélioration seront dissipés, risquent de laisser des séquelles psychologiques. Le soldat aura repoussé ses limites mais de manière artificielle. Une augmentation des capacités dans le combat, et donc des actions menées de manière plus intenses n’entrainera-t-elle pas en parallèle une augmentation des traumas psychologiques ?

– Ethique et moral : L’augmentation du soldat passe-t-elle par une modification de son corps ou par l’implant de technologies diverses ? Peut-on ou doit-on l’autoriser même pour le bien de la mission, ou pour l’efficacité de l’action ? On peut concevoir le port d’une lentille qui décuple la vue et permet la vision nocturne, mais peut-on implanter sous la peau une puce de géolocalisation qui permettra de suivre le soldat pas à pas, en mission comme au repos ?

– Contigu ou postérieure à la mission : un soldat transformé en surhomme le temps d’une mission, ne voudra-t-il pas conserver ses capacités une fois rentré sur le sol national ? L’augmentation n’agira-t-elle pas comme une drogue dont le soldat deviendra dépendant ? Certaines améliorations au contraire sont réalisables au vu de ce découpage temporel. Par exemple, un soldat acceptera qu’on lui implante une puce sous la peau en mission à condition qu’elle soit retirée de retour au pays.

…A condition de conserver un cadre a l’innovation

L’imagination et les innovations permettent de penser que tout est possible. Il faut néanmoins conserver à l’esprit un fil rouge ou tout du moins un certain nombre de constats qui paraissent essentiels et qui doivent servir de guide ou de cadre au développement du « soldat augmenté ». Les sentiments sont des indicateurs. La peur, la fatigue, la douleur sont des signes qui servent au chef pour commander ses hommes. Ce sont donc des éléments primordiaux pour éviter toute cassure physiques, psychologiques. Les annihiler pose un vrai problème au chef.

Le soldat évolue dans une sphère professionnelle mais aussi familiale. La famille, l’épouse souffrent déjà de l’absence et des risques encourus par le militaire. Si l’on considère que les risques liés à l’augmentation du soldat auront des effets négatifs sur ce dernier ou ne serait-ce « que » des effets amplificateurs alors on peut admettre que l’inquiétude du noyau familial soit également décuplée. Sachant que l’efficacité du soldat en opération est aussi liée en partie au bien-être de la famille, cet aspect est à prendre en compte dans les conséquences liées à une augmentation du soldat.

La préservation de la capacité de réversibilité est primordiale

Le général Krulak évoque ce point dans la « guerre des trois blocs ou des trois volets »[2] : sur une même mission, dans un rayon de trois quartiers de maisons, un soldat peut-être confronté à une action de coercition, puis une action de maintien de la paix et enfin à une mission d’aide à la population. Cela nécessite une réversibilité matérielle, physique et psychologique.

Conservation d’une capacité de décision lucide et d’empathie pour le chef et ses hommes.

La complexité des affrontements et l’évolution des conflits rendent ce point primordial. Le but d’une intervention n’est plus uniquement la destruction de l’ennemi mais vise au rétablissement des pouvoirs régaliens de l’état secouru tout en gagnant « le cœur de la population ». Ce dernier point restera valable en cas de résurgence des guerres symétriques car la population restera un enjeu et les centres urbanisés le lieu principal des combats comme on peut le constater en Syrie ou en Ukraine.

Les impacts psychologiques et stress post-traumatiques peuvent être décuplés par l’efficacité du matériel utilisé. 

Le fantassin au combat risque sa vie et n’a qu’une vision parcellaire du combat et de l’impact de ses tirs ou de son action. Mais un tireur en tourelle de VBCI (Véhicule Blindé de Combat d’Infanterie, utilisé dans l’armée française) verra très précisément les impacts de ses tirs et les dégâts causés tout comme le pilote de drone américain lorsqu’il largue ses missiles bien qu’il n’y ait pas de danger immédiat pour eux. Et pourtant ces catégories de personnel développent statistiquement plus de syndromes post traumatiques.

En conclusion, nous pouvons constater que les projets actuellement en développement sont nombreux et répondent ou répondront aux besoins des combattants en opération. La science permettra même de proposer des solutions qui dépasseront l’imagination du combattant. Mais gardons à l’esprit que le soldat reste un homme sur qui la guerre laisse des traces physiques et psychologiques, tant sur le court que le long terme. « Le soldat augmenté » représente une nouvelle étape du développement technologique ou plutôt une rupture : on ne cherche plus seulement à améliorer le véhicule ou l’armement mais aussi l’utilisateur, l’homme. Il semble donc nécessaire à terme que le législateur s’empare du sujet afin de fixer les barrières éthiques, morales et légales à l’augmentation du soldat, laquelle pourrait changer la nature de l’homme et bousculer ainsi les canons de rationalité et de morale qui prévalaient jusqu’à maintenant.

Article publié dans DSI hors-série n°45, décembre 2015-janvier 2016

[1] En janvier 1999, le général Charles Krulak, ancien commandant de l’USMC écrivait un article développant la notion de caporal stratégique : Charles C. Krulak, “The Strategic Corporal : Leadership in the Three Block War” Marines Magazine, Vol. 83, n°1, January 1999.

[2] “…whether humanitarian assistance, peace-keeping, or traditional warfighting, is that their outcome may hinge on decisions made by small unit leaders, and by actions taken at the lowest level…”. Charles C. Krulak, art. cit.

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