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Remplacement des F-16 belges. Les données politiques d’un débat technique

Un F-16 belge durant Frisian Flag 2016 (U.S. Air Force photo by Staff Sgt. Joe W. McFadden/Released)

Ce fut l’un des feuilletons du premier semestre 2018 : la Belgique allait-elle prendre en considération l’offre française pour le remplacement de ses F-16 et le Rafale allait-il avoir sa chance ? Finalement reportée à la mi-octobre, la décision de Bruxelles est attendue par Washington, Londres et Paris. Rétroactes. Et leçons pour l’industrie.

La question du remplacement des F-16 belges n’est pas neuve : dès la présentation du « plan Flahaut » de réforme de la défense belge en 2000, il est entendu que la question doit être examinée dans les années suivantes. Au fil des années qui passent, plusieurs débats sont tenus à la Chambre des représentants, allant dans le sens d’un remplacement. Au-delà, de 1999 à 2018, tous les partis politiques démocratiques – des structures centrales dans le processus décisionnel belge – participent à l’une ou l’autre des coalitions. A l’exception des écologistes, présents de 1999 à 2002, tous favorisent également un remplacement. L’affaire se comprend aisément : intervenant fréquemment en opération, Bruxelles tend à privilégier l’usage de son aviation, l’histoire stratégique belge récente montrant une déconsidération du politique pour les forces terrestres[1]. Les modalités de celui-ci ne vont cependant pas de soi.

Le contexte politique

Traditionnellement en Belgique, le niveau politique attend des retours économiques liés aux achats militaires, sachant que les décisions d’achat appartiennent in fine au gouvernement – et plus particulièrement au kern[2]. Le lecteur de DSI se souviendra que les représentants politiques que nous interrogions en mars 2014, avant les élections ayant donné lieu à la formation de l’actuelle majorité, se montraient intransigeants sur la question[3]. Au terme de sa mise en place, cette dernière se positionne pour une modernisation en profondeur des forces, chargeant le ministre de la défense (NVA, Nieuwe Vlaams Aliantie), de la préparation d’un plan. Finalement présenté en décembre 2015, il est adopté non en tant que tel – ce qui impliquerait une obligation de le suivre – mais en tant que « Vision 2030 ». Son volet matériel est central. D’une valeur de 9,4 milliards d’euros, il implique le remplacement de pratiquement tous les matériels majeurs : avions de combat, frégates, chasseurs de mines, blindés. Elle implique également de nouvelles capacités : un ravitailleur en vol, des drones MALE, la montée en puissance des capacités cyber, des capacités antimissiles ou encore un retour à l’artillerie de 155 mm, abandonnée en 2000. S’ajouteront des systèmes déjà commandés, comme sept A400M[4] et les NH90.

L’inflexion sémantique du « plan » à la « vision » est le reflet des tensions animant un gouvernement qui a fait du retour à l’équilibre budgétaire et de la relance économique ses premières priorités et qui, en dépit d’une forte dépense publique (environ 56 % du PIB, soit environ 206 milliards d’euros annuellement), traine une dette de l’ordre des 97 % du PIB. Dans les dépenses publiques belges, la défense est certes traditionnellement secondaire. En 2018, les dépenses de défense sont estimées, pensions comprises, à environ 0,93 % du PIB mais en sachant que les dépenses de personnel se taillent la part du lion, avec 77 % environ, ne laissant qu’une très faible marge de manœuvre pour les matériels. Ceux envisagés pour la Vision 2030 feront donc l’objet d’un financement hors-budget. Au pic des investissements, la Belgique pourra alors présenter à l’OTAN des dépenses de défense de l’ordre des 1,23 % du PIB. 

Comment choisir ?

Dans la Vision telle que rendue publique, la Belgique s’appuie également sur son réseau diplomatique. Les questions navales sont ainsi traitées avec les Pays-Bas, en charge de la conception d’une nouvelle classe de frégates, avec deux unités par pays, sachant que Bruxelles gérera le remplacement des capacités de guerre des mines pour le compte de La Haye. Les questions terrestres sont liées à la France : le programme SCORPION est évoqué tel quel dans le document[5]. Bruxelles investirait 1,1 milliard dans l’achat de Griffon et de Jaguar. Reste la question de l’avion de combat : irait-il aux Etats-Unis, comme ce que laissait entendre Pieter De Crem, ancien ministre de la défense, qui s’est exprimé à plusieurs reprises en faveur du F-35 – au développement duquel la Belgique avait été invitée, sans qu’elle n’y réponde favorablement[6] – dans les années 2000 et 2010 ?

Pratiquement, le gouvernement belge a mis en place une procédure de gouvernement à gouvernement, la RfGP (Request for Government Proposals), rendue publique le 17 mars 2017. Le 2 juin 2014, une prospection a été initiée via l’envoi d’un document appelé « Preparation Survey » aux cinq agences gouvernementales, représentantes des pays membres de l’OTAN et/ou de l’Union européenne, seules susceptibles (pour la période de livraison considérée) de proposer à la Belgique un partenariat à long terme incluant la livraison de nouveaux avions de combat. Cette prospection avait pour but de collecter des informations en vue de préparer un cahier de charges. 

La logique ici à l’œuvre est d’établir un cahier des charges solide sur base duquel les candidats devaient répondre en anglais à 164 questions pour septembre 2017. Les réponses devaient être accompagnée d’une « Best And Final Offer » permettant de verrouiller le prix proposé et d’éviter toute mauvaise surprise. Pour palier à toute accusation de favoritisme ou de manque de transparence, il a été mis en ligne, en sachant que sa préparation puis sa validation par le gouvernement ont mis du temps. C’était le signe d’un dossier particulièrement sensible tant au sein du gouvernement que dans l’opposition, mais également à l’égard de la population. La modernisation des forces armées est loin de faire consensus dans une société belge… appelée aux urnes d’abord en octobre 2018 (les municipales) puis en juin 2019 (les législatives, d’où découle la formation d’un nouveau gouvernement de coalition. Un autre aspect touche à l’histoire des programmes d’armement belges, entachés de fraudes et d’irrégularités à plusieurs reprises dans les années 1980 et 1990 – Serge Dassault sera d’ailleurs condamné en Belgique – de sorte que le gouvernement veut un processus ne souffrant pas de suspicion[7]

On comprend donc l’attention portée aux aspects formels, le choix français de remettre une offre « hors-RfGP » ouvrant la voie à une remise en cause de l’action gouvernementale belge, en son sein mais aussi au niveau de l’opposition et de la société belge. Vue de Paris, l’action doit permettre de proposer un partenariat global et de contrer un appel d’offre présenté comme pro-F-35 mais elle a été perçue à Bruxelles comme maladroite et peu commercialement pertinente. C’est d’autant plus le cas que même si la RfGP est juridiquement non contraignante, la majorité du personnel politique belge a une formation de juriste et attache naturellement une grande importance aux aspects formels. C’est ce que la suite du dossier démontrera : fin mars une jeune attachée parlementaire SPa (socialistes flamands, dans l’opposition) « trouve » un document « caché » émanant de Lockheed Martin rapidement présenté par une bonne partie de la presse et de l’opposition comme une preuve de la possibilité d’accroître la durée de vie des F-16 en service. De leur point de vue, outre que l’achat ne serait pas nécessaire, il s’agit également d’un document semblant prouver que le ministre et les officiers ont délibérément menti afin de légitimer l’achat d’un nouvel appareil. 

La manœuvre informationnelle va réussir. Faute de s’appuyer sur une expertise ou de prendre en compte les messages que notre rédaction lui adresse, la presse ne comprend pas que le document – rendu public par le ministre sommé de se présenter à la Chambre – porte sur la résistance structurelle des F-16B de conversion opérationnelle. Et qu’outre qu’il ne s’agit pas des machines engagées au combat, que la question de la structure n’est pas seule en cause. C’est le cas pour les mises à jour des systèmes, historiquement menées avec les autres pays du « marché du siècle » (Pays-Bas, Danemark, Norvège et payées en bonne partie par les Etats-Unis) mais entre-temps interrompues. Comble de l’ironie, le document indique que les appareils ne sont pas tous dotés d’enregistreurs de vol et que leur résistance structurelle prospective ne peut donc être qu’estimée. La presse comme l’opposition ne comprennent pas non plus que ces documents sont légalement nécessaires : tout constructeur aéronautique assure un suivi des flottes d’appareils qu’il a vendu, dans les secteurs civils comme militaires. Elle ne comprend pas non plus l’incohérence à ce que des documents prétendument « cachés » ne fassent l’objet d’aucune classification.

La charge médiatique sur les forces sera sévère, contribuant à polariser une opinion publique peu au fait des questions de défense.

La bronca va durer plus d’un mois, impliquant la suspension de plusieurs officiers dont le chef d’état-major de la force aérienne – certains parlementaires utiliseront les figures, injurieuses, du « quarteron d’officiers » et de la « traîtrise » – en attendant la parution de deux expertises ordonnées par le gouvernement et une série d’auditions à la Chambre. Sans surprise, les expertises démontrent que rien n’a été caché et qu’il n’était pas anormal que le ministre ne soit pas au courant de leur existence. Mais, entre-temps, la pression ne faiblit pas. Le programme des drones est suspendu, l’opposition évoque la nécessité de revoir le programme SCORPION et d’autres achats, comme les capacités de guerre des mines, où la France est bien placée. Une note interne sur le F-35 est évoquée, puis un courrier – manifestement truqué – sont apportés comme preuve. A ce moment, le gouvernement reprend la main : les officiers suspendus sont réintégrés et la procédure reprend son cours fin avril. Entre-temps, le mal est fait : la perception que des malversations ont eu lieu se diffuse dans l’opinion, renforcée par des informations mal cadrées. La figure d’un achat de 15 milliards d’euros est ainsi fréquemment évoquée, alors que cette somme porte sur les coûts d’achat, de possession et d’utilisation durant la vie des appareils, l’achat ne représentant « que » 3,4 milliards.

On s’attend alors à une décision belge annoncée pour le sommet de l’OTAN, des 11 et 12 juillet. De fait, le calendrier belge est serré pour deux raisons. D’une part la fête nationale du 21 juillet marque traditionnellement les vacances du monde politique. La rentrée de septembre augure quant à elle de l’entrée dans une période électorale durant laquelle prendre une décision impopulaire sur un sujet considéré comme politiquement secondaire apparaît difficile. D’autre part, le choix n’est pas le contrat ; ce qui renvoie à la question du timing. Or, jeu électoral faisant, personne n’est certain de la composition de la coalition qui sera formée après les élections et donc d’un achat effectif. In fine, le premier ministre belge tranche : la décision interviendra mi-octobre. Surtout, il accepte de prendre en considération l’offre française. Il répète ainsi devant le secrétaire général Stoltenberg, une semaine avant le sommet de l’OTAN, que seront examinés l’hypothèse d’une prolongation de la durée de vie des F-16 ; les deux candidatures remises dans le cadre de la RFGP – le Typhoon et le F-35 – ; et l’offre française.

Quel avion pour la force aérienne belge ?

Entre-temps, Paris a peaufiné son offre : si une lettre avait été remise le 6 septembre au lieu des 164 réponses, le dossier fait à présent plus de 3 000 pages. Problème cependant : nombre d’éléments s’y trouvant sont confidentiels et la France désire un engagement de non-divulgation de la part du ministre belge de la défense… qui traîne les pieds. Entrepreneur pragmatique plus qu’idéologue, le ministre belge de la défense est évidemment contrarié par la tournure prise par le dossier : mis en cause personnellement, il n’est plus en mesure de tenir le calendrier qui lui était assigné dans le cadre d’une évaluation dont la mise au point de la méthodologie avait été délicate. Sa position se comprend d’autant plus qu’à Bruxelles, la perception est que Paris a loupé le coche et qu’elle tente de se rattraper, au besoin par la saturation. Pratiquement cependant, il a toujours été entendu que la décision finale revenait au gouvernement. Ce qui tend à relativiser les déclarations incendiaires du président de la NVA indiquant qu’il ne voulait pas du Rafale, peu avant les précisions du premier ministre belge à l’OTAN[8]… mais aussi les frasques de Donald Trump, tant à Londres qu’à Bruxelles. 

Si certains estiment que jouer la prolongation donne des chances à la France, la réalité est un peu plus nuancée. D’une part, il n’y a pas intérêt à faire traîner outre mesure les choses au regard du calendrier électoral. Aussi bien la France que la Belgique ont un intérêt bien compris à ce que la Force aérienne – qui couvre le Nord – dispose d’une capacité de combat aérien. D’autre part, la prolongation du processus bénéficie surtout… à celui qui est maintenant susceptible de le remettre en cause. Il n’est pas impossible que tant Londres que Washington cherchent à remettre en cause les dernières décisions belges et poussent à la relance d’un nouvel appel d’offres une fois les élections passées. Or, à suivre la procédure initiale, les Etats-Unis auraient été bien en peine de garantir le prix « fixe » demandé par la Belgique : les coûts du Block 4/C2D2 ne sont même pas encore connus du Pentagone, dans un contexte où tant Londres que Rome s’interrogent à présent sur l’avenir du programme. Autrement dit, la probabilité d’un choix de Lockheed Martin était d’autant plus faible que les possibilités de coopérations économiques sur l’appareil étaient limitées, le schéma industriel de l’appareil étant bétonné de longue date. Comparativement, la position de Dassault a toujours été bien plus forte. In fine, plus le temps passe, plus Lockheed peut espérer crédibiliser son offre. 

En la matière, on peut estimer que la grande erreur française a été, outre de ne pas répondre formellement à la RfGP – qui n’empêchait nullement le partenariat stratégique proposé -, de s’en tenir à une vision limitée des attitudes belges autour du F-35. Certes, le chef d’état-major de la force aérienne belge s’est toujours montré partisan du F-35, tout comme un ancien ministre de la défense[9] ; mais c’est une erreur de penser que la vision de la force aérienne belge est monolithique, tout comme il serait peu pertinent de transformer une bataille commerciale entre le Rafale et le F-35 en une opposition entre le Nord et le Sud du pays. De même, le fait que la RfGP ait été considérée comme ayant un biais « pro-F-35 » est largement discutable : l’argument a souvent été asséné – il a justifié de ne pas participer à la RfGP – mais il reste à démontrer. En ce sens, l’exemple de l’offre française est sans doute un cas d’études fascinant des failles dans la capacité à comprendre la culture et les contraintes d’un prospect commercial, de ce qu’il ne faut pas faire dans une négociation d’Etat à Etat, mais aussi des conséquences qu’elle peut avoir : sans préjuger de la responsabilité de qui que ce soit dans la bronca de mars-avril, on peut s’interroger sur le fait qu’elle ait été déclenchée en réaction à l’offre française et à sa prise en considération par Bruxelles.

A quelles évolutions s’attendre ? Le premier scénario est celui d’un choix effectif en octobre. Mais la question de la date de signature du contrat effectif reste alors posée : avant ou après les élections de juin et la formation d’une nouvelle majorité – évidemment susceptible de ne pas signer ? Un deuxième scénario serait celui d’un nouveau report de la décision, éventuellement au terme du lancement d’un nouvel appel d’offres – si et seulement si la nouvelle majorité entend remplacer effectivement les capacités de combat. Entre-temps, les cartes de l’aviation de combat européenne ont été rebattues[10]. Si la France a intelligemment proposé à la Belgique d’intégrer le développement du Rafale F4 puis du SCAF conduit avec l’Allemagne – offrant donc une option clairement européenne – la Grande-Bretagne a suivi un chemin similaire. Le Typhoon entrait dans les conditions de la RfGP mais, entre-temps, un Typhoon Enhanced a été proposé à l’Allemagne pour le remplacement de ses Tornado. Et surtout, une première maquette du Tempest a été montrée au salon de Farnborough. L’appareil sera construit sous la maîtrise d’œuvre de BAE Systems… avec des sous-traitances italiennes. Des ballons d’essais ont également été lancés en direction de la Suède – qui avait retiré le Gripen de l’offre belge[11] – tandis que BAE travaille avec la Turquie sur le futur appareil d’Ankara. De là à ce que le Tempest finisse par être inclus dans la proposition faite à la Belgique, il n’y a donc qu’un pas… 

Notes

[1] Pour une remise en perspective : Joseph Henrotin, « L’agonie des forces armées belges », Défense & Sécurité Internationale, n°112, mars 2015.

[2] Soit le « noyau » qui rassemble, au sein du Conseil des ministres, les vice-premiers ministres, à raison d’un par parti. Steven Vandeput, actuel ministre belge de la défense, n’est pas vice-premier.

[3] Voir les interviews de Denis Ducarme (actuel ministre de l’agriculture et des classes moyennes, MR) et Christophe Lacroix (PS) dans Défense & Sécurité Internationale n°101, mars 2014.

[4] Un huitième, commandé par le Luxembourg, sera mis en œuvre par le 15ème Wing.

[5] Des 4×4 JLTV ont cependant été évalués en commun avec la Grande-Bretagne et l’Estonie.

[6] Le refus, comme celui de la participation belge au drone Neuron, était lié à des considérations budgétaires bien plus que politiques ou stratégiques.

[7] Cet aspect de la question est essentiel : outre que l’opinion a peu confiance en ses élus notamment du fait des scandales liés à l’armement fréquemment rappelés, 2017 a été marquée par d’autres scandales, cette fois non liés à l’armement, en particulier à Liège. 

[8] En réalité, les déclarations de Bart De Wever sont à lire dans un cadre de politique intérieure : les élections approchant, il peut ainsi flatter une partie de son électorat estimant qu’il s’est montré trop complaisant avec les Francophones durant la législature. 

[9] Il est actuellement secrétaire d’Etat au commerce extérieur. Voir Frédéric Chardon, « Mais à quoi sert donc Pieter De Crem ? : « Il fallait bien que le CD&V le recase » », La Libre Belgique, 10 juin 2015.

[10] Voir Olivier Zajec, « Le système de combat aérien futur franco-allemand : une opportunité stratégique européenne », Défense & Sécurité Internationale, hors-série n°61, août-septembre 2018, à paraître. Joseph Henrotin, « Redistribution des cartes dans l’industrie aéronautique européenne », Défense & Sécurité Internationale n°137, septembre-octobre 2018, à paraître.

[11] La question la plus problématique pour Stockholm était d’ordre nucléaire : il était impensable pour la Suède de procéder à l’intégration de ce type d’armement.

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