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La diplomatie française selon Emmanuel Macron

Le 29 mai 2017, Emmanuel Macron fait visiter le château de Versailles à son homologue russe, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition dédiée au tsar Pierre le Grand. À l’issue de cette visite, le président français a profité d’une conférence de presse commune pour dénoncer, devant le président russe, la propagande des sites d’information internationaux Russia Today et Sputnik News, considérés comme les vitrines de la Russie dans le monde. (© Kremlin.ru)

Selon vous, Nicolas Sarkozy et François Hollande entretenaient une confusion permanente entre politique étrangère et communication politique. En revanche, Emmanuel Macron aurait remis la notion d’intérêt national au centre de sa politique étrangère. Pouvez-vous développer votre point de vue ?

T. Gomart : Vous faites sans doute allusion à l’ouvrage collectif Notre intérêt national [Odile Jacob, janvier 2017], qui constatait une ellipse de la notion d’intérêt dans le discours de Nicolas Sarkozy et François Hollande. Ellipse ayant conduit à un discours surtout orienté vers la promotion des valeurs. Cet ouvrage visait à rappeler qu’une politique étrangère comme celle de la France se construisait fondamentalement autour de ses intérêts, de ses valeurs et de ses alliances. Il visait également à souligner les conséquences d’une exploitation de la politique étrangère à des fins de communication politique intérieure. Cela dit, cette dernière ne résume évidemment pas l’action de Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui ont eu, l’un et l’autre, à gérer des crises majeures. Chez Emmanuel Macron, on sent une parole beaucoup plus maîtrisée et calibrée sur les dossiers internationaux, ainsi qu’un grand soin porté aux discours et à leur mise en scène. Depuis mai 2017, il s’efforce de rehausser la fonction présidentielle sur le plan intérieur comme sur le plan extérieur. Sur le plan conceptuel, il a rééquilibré le discours entre alliances, valeurs et intérêts au profit de ces derniers. À l’instar d’ailleurs de ce que l’on peut observer dans le discours des principaux dirigeants internationaux.

Quelles sont les principales caractéristiques de la politique étrangère d’Emmanuel Macron ? S’inscrit-elle dans la continuité de celle de ses prédécesseurs ?

La réponse est évidemment oui. Une politique étrangère, c’est surtout une affaire de continuité, beaucoup plus que de rupture, car elle est la conséquence de l’histoire, de la géographie, des moyens humains et matériels, ainsi que du contexte national et international. Une politique étrangère comme celle de la France est un héritage qui ne peut pas, du jour au lendemain, changer complètement de cours, mais qui peut et doit à la fois s’adapter à l’environnement régional et international et en même temps essayer autant que faire se peut de modifier – en fonction de ses intérêts, en fonction de ses valeurs, en fonction de son système d’alliances – cet environnement. Les deux actifs les plus visibles de cet héritage sont évidemment le siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et le statut de puissance nucléaire.

Avec un président américain partisan de l’isolationnisme, une chancelière allemande affaiblie, et un Royaume-Uni en pleine gestion du Brexit, certains voient en Emmanuel Macron le « nouveau leader du monde libre ». Y a-t-il une attente du monde vis-à-vis de la France ?

Il y a très certainement une attente vis-à-vis de la France et il y a depuis mai 2017 une incontestable amélioration de l’image de la France dans le monde. Celles et ceux qui voyagent, qui participent aux circuits internationaux, font tous ce constat. Cela étant, la question du leadership dans le « monde libre » a un écho très « guerre froide ». Première observation : il me semble qu’il vaut mieux distinguer « régimes démocratiques » et « régimes autoritaires ». La Russie de Vladimir Poutine n’a plus grand-chose de comparable avec l’URSS de Leonid Brejnev. Deuxième observation, il y a une première ligne de force dans la politique étrangère française qui commence à la fin de la Première Guerre mondiale, en 1917. Il s’agit des liens très étroits entre les trois principales démocraties occidentales : la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. C’est l’origine de ce que l’on appelle, dans le jargon diplomatique, le P3, qui a joué un rôle clé à travers tout le XXe siècle. Dans ce cadre crucial pour Paris, ils entretiennent des liens étroits dans le domaine nucléaire ou du renseignement. Après le Brexit et l’élection de Donald Trump, il semble difficile de faire l’économie d’un questionnement sur l’évolution de ce P3. L’autre ligne de force de la politique étrangère française, qui croise et recroise la première selon les dossiers, c’est la relation franco-allemande, socle de la construction européenne avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis la Communauté économique européenne (CEE) et l’Union européenne.

Une troisième ligne de force de la politique étrangère française réside dans l’attention que Paris a toujours portée – et qu’elle porte plus que jamais dans le discours d’Emmanuel Macron – au multilatéralisme, c’est-à-dire que la diplomatie française, en raison notamment de son siège de membre permanent au Conseil de sécurité, considère que le multilatéralisme est indispensable, à la fois à son propre rayonnement, mais surtout à la gestion raisonnée et raisonnable du système international.

L’affaiblissement de ses trois principaux partenaires ne risque-t-il pas d’être aussi une source d’« affaiblissement » pour la France ?

Il y a un effet paradoxal, parce qu’effectivement, Emmanuel Macron jouit depuis un an d’une aura qui s’explique à la fois par l’impasse dans laquelle se trouve Theresa May, l’incertitude générée par Donald Trump, et l’affaiblissement politique d’Angela Merkel. Or, depuis un an, en raison de son élection, de son style, de la faible opposition interne dont il bénéficie pour l’instant, Emmanuel Macron suscite un très fort intérêt. Mais c’est paradoxal parce que conjointement, si on raisonne en termes de tendance globale, ces quatre pays sont dans une phase où leur position à l’échelle globale diminue, avec la montée en puissance en particulier de la Chine ou d’autres grandes puissances émergentes.

Si la France pèse moins à l’échelle globale, elle dispose encore de vrais leviers d’influence en raison de sa position charnière dans le dispositif occidental et dans le dispositif multilatéral.

En janvier dernier, le président français a effectué une visite remarquée en Chine, pays qu’il a promis de visiter chaque année. Que doit-on en retenir ?

L’importance que la diplomatie française accorde à la Chine n’est pas nouvelle. Elle a été vue, sous Nicolas Sarkozy comme sous François Hollande, comme un des objectifs principaux de la diplomatie économique : avec, d’une part, la volonté d’accompagner des groupes français en Chine pour essayer d’avoir une relation plus substantielle, notamment par rapport à la relation industrialo-commerciale nourrie qui peut exister entre la Chine et l’Allemagne ; et, d’autre part, celle d’attirer les investissements chinois en France.

Ce qui est nouveau, c’est l’appréciation qui est faite de la montée en puissance de la Chine. Les documents qui ont été publiés depuis l’arrivée à l’Élysée d’Emmanuel Macron – et je pense notamment à la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (1) conduite par Arnaud Danjean, qui lui a été remise en octobre 2017 – soulignent le fait que le multilatéralisme aujourd’hui est contesté et affaibli par l’attitude de trois pays : la Russie, les États-Unis et la Chine. Autrement dit, il y a probablement avec Emmanuel Macron une prise de conscience du fait que la Chine est effectivement appelée à devenir la première puissance économique mondiale, mais surtout une puissance stratégique capable de modifier les équilibres globaux et régionaux, que ce soit en mer de Chine, dans le Pacifique ou encore en Afrique – avec notamment l’installation d’une base à Djibouti –, ou par sa présence en Méditerranée.

En avril 2018, Emmanuel Macron doit effectuer une visite d’État aux États-Unis, la première accordée par Donald Trump. Il doit également répondre à l’invitation de Moscou en mai prochain et se rendre en Iran au cours de l’année. Que peut-on attendre de ces visites dans des pays stratégiques ?

Ces invitations rappellent que la France reste un « grand pays », capable non seulement d’élaborer mais aussi de conduire une politique étrangère. Cela peut sembler évident, mais en réalité, le nombre de pays européens aujourd’hui capables de le faire est très limité. Le deuxième point, c’est que les États-Unis restent notre principal allié à la fois sur le plan bilatéral et sur le plan multilatéral dans le cadre de l’OTAN. Cependant, la France, à la différence de la plupart des pays européens, souhaite maintenir un positionnement singulier et conserver une autonomie d’appréciation des situations et une autonomie de décision. À titre d’exemple, les échanges de renseignements entre Paris et Washington se sont fortement intensifiés sous Nicolas Sarkozy et François Hollande ; cette tendance se confirme avec Emmanuel Macron. La coopération militaire est étroite avec des opérations conjointes. Toutefois, les deux pays sont rivaux sur le marché de l’exportation de systèmes d’armes vis-à-vis d’un certain nombre de pays. Cette invitation faite à Emmanuel Macron est le résultat de son attitude à l’égard de Donald Trump avec lequel, en dépit des désaccords sur l’Accord de Paris notamment, il a su d’emblée instaurer une relation directe en l’invitant notamment au 14-Juillet.

En ce qui concerne la Russie, le voyage prévu au mois de mai fait aussi écho à l’accueil réservé à Vladimir Poutine à Versailles en mai 2017. Là, la problématique est différente. La Russie est considérée aujourd’hui par Paris de manière orthogonale : elle présente, certes, un certain nombre de risques et de menaces sur la sécurité européenne, mais c’est aussi un pays indispensable à cette sécurité européenne, indispensable aux équilibres sur le continent européen, avec lequel la France entretient des relations économiques substantielles et avec lequel Emmanuel Macron souhaite développer des relations au niveau des sociétés civiles.
En ce qui concerne l’Iran, c’est probablement le déplacement le plus délicat à venir. On sent poindre une crise transatlantique sur le dossier iranien, dans la mesure où l’administration Trump va probablement dénoncer en mai l’accord de Vienne, alors même que la France, à l’instar de Londres, Berlin, Moscou et Pékin, souhaite que cet accord soit mis en œuvre. Paris n’est pas favorable à un renforcement des sanctions à l’encontre de l’Iran. L’autre aspect délicat de ce voyage, c’est que la France entretient également des relations étroites avec l’Arabie saoudite, qui est en conflit avec l’Iran, et que parallèlement, l’Iran est un des acteurs principaux du conflit syrien ; les sujets de tension entre Paris et Téhéran sont donc nombreux.

Avec la lutte contre le réchauffement climatique, Emmanuel Macron semble avoir trouvé un sujet lui permettant de briller sur la scène diplomatique, notamment à la suite du retrait des États-Unis de l’accord de Paris. Peut-on parler d’une diplomatie climatique ?

À l’évidence oui. La COP21 est à mettre au crédit de la diplomatie française ; c’est un succès que l’on doit à François Hollande et à Laurent Fabius et qui positionne la France au cœur à la fois de la lutte contre le réchauffement climatique – Emmanuel Macron a d’ailleurs fait une conférence en décembre de « rappel » des engagements de la COP21 – et, plus largement, de la gestion de ce que l’on appelle les « biens communs » (en raison notamment de l’importance accordée au multilatéral que j’évoquais). Il s’agit, en d’autres termes, des enjeux de gouvernance globale qui ne peuvent pas être traités uniquement dans un cadre interétatique classique, mais requièrent une capacité de mobilisation des sociétés civiles, des organisations internationales, de l’opinion et des États. La lutte contre le réchauffement climatique participe donc de cet effort et est devenue un axe structurant de la politique étrangère française.

En mai 2017, Emmanuel Macron recevait Vladimir Poutine à Versailles. Deux mois plus tard, c’est la tour Eiffel qui était « réquisitionnée » pour un dîner avec Donald Trump. En janvier dernier, c’est à nouveau le château de Versailles qui abritait de grands patrons internationaux dans le cadre de l’évènement « Choose France ». Est-ce une volonté du chef de l’État d’utiliser les grands monuments nationaux au service de sa diplomatie ?

Oui, visiblement ! Je pense que ce qui change avec Emmanuel Macron, par rapport à ses deux prédécesseurs, c’est à la fois le style personnel, l’allant, la jeunesse, l’ouverture, mais c’est aussi son sens du symbole, qui est apparu dès le soir de son élection lorsqu’il a choisi d’intervenir au Louvre avec une symbolique très travaillée. Pour le président – et c’est pour ça qu’il faut penser les choses en termes de continuité beaucoup plus que de rupture –, l’utilisation de ces monuments nationaux permet de mettre en scène son pouvoir et d’inscrire son action dans le temps. Il cherche à présenter la France à la fois comme un pays enraciné dans son histoire, et en même temps, comme un pays moderne et ouvert au monde.

Cela apporte-t-il un réel plus ?

Quand vous lisez les réactions russes à l’invitation à Versailles, vous vous rendez compte que oui, ça a apporté quelque chose. Quand vous lisez les réactions de Donald Trump à son invitation au défilé du 14-Juillet, qui lui a inspiré son propre défilé, là aussi, vous vous rendez compte que ça a produit quelque chose.

En janvier dernier, alors que le président français avait affiché ses désaccords sur les droits de l’homme avec le président turc Recep Tayyip Erdogan, il a refusé de s’exprimer publiquement sur ces questions lors de sa visite en Chine, déclarant favoriser « la diplomatie du respect réciproque » avec des discussions « en tête-à-tête, et qui peuvent « être utiles et donner des résultats ». Quelle est la place accordée aux droits de l’homme dans la diplomatie menée par Emmanuel Macron ?

L’attention portée aux droits de l’homme comme thématique n’est effectivement pas l’aspect le plus visible dans l’action d’Emmanuel Macron. En revanche, le terme de « diplomatie du respect réciproque » peut, à mon avis, se comprendre comme une volonté de traiter un certain nombre de cas personnels dans l’intimité des entretiens bilatéraux. Ce sont toujours des questions très délicates, parce qu’elles concernent des cas individuels, et peuvent mettre l’interlocuteur en situation de perdre la face. Plus profondément, les Occidentaux, et la France en particulier, ont souvent été critiqués pour être assez prompts à donner des leçons aux autres. Or, on est dans un moment où les leçons occidentales, compte tenu notamment des évolutions et du comportement de certains dirigeants occidentaux, sont de moins en moins audibles aux oreilles d’autres pays. Emmanuel Macron prend sans doute acte de cette regrettable situation.

Enfin, quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels va être confronté Emmanuel Macron sur la scène internationale dans l’année à venir ?

Je dirais qu’il y en a deux principaux. Le premier, c’est la crédibilité économique de la France. Il n’y a pas de politique étrangère durable sans solidité économique du pays, c’est-à-dire qu’une politique étrangère commence, si j’ose dire, « à la maison ». La grande question concerne donc la capacité de la France à se réformer et à retrouver une vitalité économique qu’elle a perdue ou qui s’est fortement émoussée au cours des dix dernières années. Le deuxième défi, qui est d’ailleurs lié au premier, c’est l’équilibre franco-allemand qui va être créé avec le gouvernement de coalition, parce que de cet équilibre dépend tout simplement l’aptitude de l’Union européenne à faire face à différentes crises, et également la capacité d’Emmanuel Macron à relancer le projet européen. Ce dernier prend acte du fait que nous sommes d’ores et déjà dans une Europe à plusieurs vitesses et témoigne de la volonté d’Emmanuel Macron d’essayer de converger plus rapidement avec un certain nombre de pays européens, au premier rang desquels figurent évidemment l’Allemagne, l’Italie et, dans une moindre mesure, l’Espagne. L’enjeu consiste surtout à réconcilier les opinions européennes avec le projet. De ce point de vue, le résultat des élections du Parlement européen en 2019 sera l’un des premiers tests de la politique étrangère d’Emmanuel Macron.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 28/02/2018

Note

(1) https://​www​.defense​.gouv​.fr/​d​g​r​i​s​/​p​r​e​s​e​n​t​a​t​i​o​n​/​e​v​e​n​e​m​e​n​t​s​/​r​e​v​u​e​-​s​t​r​a​t​e​g​i​q​u​e​-​d​e​-​d​e​f​e​n​s​e​-​e​t​-​d​e​-​s​e​c​u​r​i​t​e​-​n​a​t​i​o​n​a​l​e​-​2​017

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°44, « Géopolitique de la France », avril-mai 2018.

Thierry de Montbrial et Thomas Gomart (dir.), Notre intérêt national : quelle politique étrangère pour la France ?, Odile Jacob, 2017.

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