Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La souveraineté industrielle de la France est-elle en danger ?

Quel est le poids du secteur industriel dans l’économie française en 2018 ? Comment se situe-t-il par rapport à nos concurrents européens ?

J.-M. Quatrepoint : Selon les statistiques de l’INSEE et d’Eurostat, le poids en valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans le PIB était de 17,6 % en 1990, de 14,1 % en 2000, de 10,9 % en 2008 et de 10,2 % en 2016. Si l’on parle de l’industrie en général – qui ajoute à l’industrie manufacturière ce qui concerne l’industrie extractive, l’eau ou le traitement des déchets –, le poids est actuellement de 12,6 % du PIB. On peut donc constater une baisse considérable en l’espace de 26 ans. Cela se traduit également par une diminution de l’emploi salarié, qui représente aujourd’hui 2,8 millions de personnes. Parallèlement, il faut bien avoir à l’esprit que les industries assurent l’essentiel des dépenses de R&D en France. Or, lorsque le poids des industries diminue, le poids de votre recherche et développement diminue ; et c’est ce qui se passe depuis une vingtaine d’années et qui explique en partie notre décrochage. Si l’on compare notre situation à celle de l’Allemagne, cette dernière a maintenu sa part à 20,6 % de valeur ajoutée dans le PIB. L’Italie et l’Espagne font également mieux que nous avec respectivement 14,6 % et 12,8 %. Enfin, à l’échelle de l’UE, l’Allemagne représente, avec 30,3 %, presque un tiers de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans le PIB, l’Italie représente 11,4 % et la France seulement 10,6 %. Cela démontre bien un effondrement de l’industrie manufacturière française, qui n’est pas sans impact sur le commerce extérieur. L’un des drames de la France, c’est ce déficit structurel du commerce extérieur depuis 2003. En 2017, le pays enregistrait un déficit de 63 milliards d’euros de la balance commerciale. Or, qui dit déficit, dit perte de richesse. Moins de recettes à l’exportation font moins d’emplois et moins de parts de marché au niveau mondial. L’industrie constitue le pilier des grandes économies développées.

Georges Pompidou disait : « La France n’aime pas son industrie ». Historiquement, qu’a représenté le secteur industriel dans l’économie française ?

La France était une terre agricole, et il est vrai qu’elle a connu quelques difficultés avec son secteur industriel. Elle a commencé avec retard sa révolution industrielle après la Grande-Bretagne, puis l’Allemagne de Bismarck. Sous Napoléon III, la France avait démarré son industrialisation, mais face à la concurrence des Britanniques et des Allemands, elle a relâché son effort en raison de son empire colonial. Les colonies ont fait qu’une partie de la puissance française s’est expatriée, au détriment du développement industriel de la métropole. C’est particulièrement vrai entre les deux guerres avec un effondrement de notre industrie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Quatrième République a tenté de remonter la pente, mais c’est essentiellement avec le général de Gaulle et Georges Pompidou que l’industrie va devenir un impératif. Il y avait alors une nécessité de restructurer le capitalisme français, et de faire de l’industrie le fer de lance de l’économie française. Sous Georges Pompidou, un certain nombre de programmes ont été lancés, avec une sorte d’accord tacite entre le capitalisme français et la puissance publique. Il consistait à assurer un accompagnement étatique aux industriels à condition qu’ils développent de la valeur ajoutée, qu’ils créent des emplois et qu’ils permettent de gagner des parts de marché à l’exportation. L’État a aidé à financer un certain nombre de grands projets industriels, notamment dans l’aéronautique, la défense, les chemins de fer, l’aménagement du territoire, l’énergie, la filière nucléaire ou le téléphone. Tous ces secteurs se sont donc développés sous l’impulsion de l’État, avec la participation de groupes privés et de banques nationalisées qui finançaient. Nous avons ensuite vécu avec cet héritage. Le président Giscard d’Estaing a en partie continué cette politique, avec le téléphone et le nucléaire. Sous les mandats de François Mitterrand, cela a commencé à battre de l’aile, avec les allers-retours nationalisations/privatisations qui ont eu un effet néfaste sur l’économie française et ses grands groupes industriels en les déstabilisant. La France a alors, je crois, été à contre-courant en nationalisant ses grands groupes au moment où la vague néolibérale démarrait dans le monde anglo-saxon. L’autre problème, c’est qu’en privatisant les entreprises, il y avait un besoin de capital ; une chose qu’il n’y avait plus vraiment en France. C’est alors qu’ont été imaginées les participations croisées qui n’ont fait qu’un temps, pour exploser dans les années 1990, à une période où le néolibéralisme triomphe et où le monde anglo-saxon impose ses règles de libre-échange aux dépens du modèle français qui se trouve en déshérence.

Vous avez déclaré que nous avons fait une erreur stratégique, il y a 25 ans, en abandonnant de facto l’industrie. Vous parlez même d’un « immense gâchis ». Pouvez-vous développer ?

Les élites françaises se sont dit qu’il fallait faire un choix dans ce monde unipolaire avec cette « mondialisation heureuse » qui se profilait. La stratégie adoptée a consisté à laisser l’industrie à l’Allemagne, et à miser sur nos points forts, à savoir les services, la finance, le luxe, et à ne garder que quelques filières industrielles comme la défense, l’énergie, les transports, l’automobile et l’agroalimentaire. En d’autres termes, il s’agissait délibérément de copier le modèle anglo-saxon, sans se rendre compte que, du même coup, nous allions au choc frontal avec les Britanniques et les Américains. Dans le domaine de la finance, nous imaginions que nous pouvions damer le pion à la City de Londres et à Wall Street. Or le résultat, aujourd’hui, c’est qu’Euronext ne fait pas le poids face à cette concurrence et que nos grandes banques françaises, dont nous sommes si fiers, ne comptent pas énormément face aux banques anglo-saxonnes et chinoises. Sur ce chapitre-là, nous avons eu tout faux. Si nos entreprises s’en sont bien sorties dans le domaine du luxe, sur le plan de l’automobile et du reste, le double mouvement de délocalisation a eu un impact certain. D’abord avec une délocalisation de la production pour aller produire dans des pays moins chers et qui avaient le potentiel pour devenir des marchés. Ensuite, une délocalisation des services, à laquelle nous n’avons pas pris garde, mais qui se retrouve aujourd’hui dans la balance des comptes courants. À l’époque, le discours consistait à dire que même si nous ne produisions plus de biens industriels sur le sol français, nous pourrions nous rattraper avec l’exportation de services à forte valeur ajoutée et par les dividendes reçus par nos grandes entreprises de leurs implantations à l’étranger. Le problème, c’est qu’avec la délocalisation des services qui a suivi, à commencer par les services informatiques, la balance des services devient déficitaire à son tour. Ce phénomène est très inquiétant.

Quid des groupes du CAC40, fleuron de l’économie française ?

À l’époque, il se disait que si nous perdions du côté du secteur industriel, nous avions le CAC40 ; mais ce dernier a évolué et changé. Aujourd’hui, la responsabilité d’un manager du CAC40, c’est vis-à-vis de ses actionnaires. Ce n’est plus vis-à-vis de la collectivité dont il est issu. Les entreprises du CAC40, qui doivent tenir compte du marché, ont donc pratiqué l’optimisation fiscale. Les dividendes des groupes ne reviennent pas non plus en France, puisque la majorité des actionnaires des entreprises du CAC40 sont des étrangers qui ne payent même pas leurs impôts en France. Il faut bien voir aussi que ces entreprises, dont 90 % de l’activité se passe à l’international, se sont en quelque sorte déterritorialisées. Les conseils d’administration, où l’anglais est la langue dominante, se sont eux aussi internationalisés. Le lien avec la « mère patrie » est donc de plus en plus faible. Il existait encore dans la génération précédente, qui part à la retraite. Mais avec la nouvelle génération des quadragénaires et quinquagénaires, il est beaucoup moins présent, car ils sont de plain pied dans la mondialisation. À quelques exceptions près, ces entreprises du CAC40 sont donc des multinationales au sens propre du terme et elles font passer l’intérêt national après l’intérêt de leurs actionnaires et l’intérêt supposé de l’entreprise.

Vient ensuite le débat sur la marge de manœuvre à plus ou moins long terme dont disposent désormais ces entreprises. La dictature des marchés est telle que cette marge est quasi nulle, et c’est un grave problème. Les entreprises doivent en effet à la fois donner des prévisions conformes à ce qu’espère le marché, et faire en sorte que ces prévisions soient toujours en progression. Mais si par malheur l’entreprise connaît un accident ou un aléa, ou si le PDG décide qu’il faut pour le bien de l’entreprise investir davantage pour le long terme au détriment du bénéfice net, la sanction du marché est immédiate, ainsi qu’on l’a vu récemment par exemple pour Valeo. Cette société mondiale, remarquablement gérée, a subi une petite baisse de son bénéfice net, d’une part, car il a fallu faire des provisions fiscales en raison des nouvelles mesures prises par l’administration Trump, et d’autre part car Valeo investit pour l’avenir. Ce qui s’est tout de suite traduit par une chute en bourse de 10 %. De « chouchou », l’entreprise devient « mouton noir », en raison du consensus des marchés, qui est aujourd’hui redoutable. Bien que les marchés n’aient pas toujours raison, le CAC40 est soumis à leurs impératifs.

Justement, depuis le début des années 2000, de grands noms de l’industrie française sont passés sous pavillon étranger – ou ont fusionné – tels Pechiney, Arcelor, Alcatel, Lafarge, Alstom… Doit-on s’inquiéter de cette situation ?

C’est inquiétant, car à chaque fois qu’une entreprise passe sous pavillon étranger, elle disparaît. Lorsqu’une entreprise en rachète une autre, elle achète avant tout des parts de marché, voire des brevets. La marque de l’ancienne entreprise disparaît bien souvent. Dans le cas d’Alstom, l’américain General Electric a immédiatement fait disparaître la marque. De la même façon, Pechiney a totalement disparu à la suite de son absorption par le canadien Alcan. Il ne faut pas oublier aussi que derrière une entreprise, il y a tout un circuit de sous-traitance. Un groupe français a ses habitudes de sous-traitance sur le marché français et aussi à l’étranger ; mais lorsqu’une entreprise étrangère prend le contrôle, elle ne change pas ses propres habitudes et n’intègre pas le circuit de sous-traitance français de l’entreprise rachetée, au détriment du tissu industriel. Cela produit une perte de substance pour le patrimoine industriel national.

Il y aussi de « bons groupes » étrangers, ceux qui investissent pour produire sur le sol français. C’est le cas notamment de Toyota aujourd’hui, qui est venu en France, produit en France, crée de l’emploi et paye des impôts en France. Aujourd’hui, de nombreux pays, à commencer par les États-Unis et la Chine, exigent que si une entreprise veut vendre sa production dans leur pays, elle doit en produire la majorité sur place. On ne peut pas le leur reprocher.

En juillet dernier, l’État décidait de préempter les parts de STX dans les chantiers navals de Saint-Nazaire dans le cadre du rachat de l’entreprise par le groupe public italien Fincantieri. Depuis, la France et l’Italie ont signé un accord prévoyant que STX serait détenu à 50/50 par la France et Fincantieri, en laissant le contrôle effectif au groupe italien tout en garantissant la protection des intérêts français. Pourquoi l’État français est-il intervenu dans ce cas précis ?

Il va y avoir un problème avec STX, car les intérêts du groupe italien Fincantieri sont sans doute bien différents des intérêts français. En effet, le groupe italien compte parmi ses principaux clients l’américain Carnival Corporation, le premier croisiériste mondial. Or, ce dernier veut absolument développer ses croisières sur les côtes chinoises et dans la région. Pour obtenir les autorisations d’accès à ce marché, la contrepartie sera d’avoir des bateaux fabriqués en Chine. Il va donc falloir être très attentif à cela… D’autant plus avec l’opération en cours visant à rapprocher les français Naval Group (ex-DCNS) et STX avec l’italien Fincantieri pour former un seul groupe de construction navale européenne pour le civil et le militaire. Si les Sud-Coréens avaient été pour STX de « bons actionnaires » en laissant l’entreprise française prendre sa place sur le marché mondial, on peut craindre que cela ne soit pas le cas avec le groupe italien.

Lors de votre audition à l’Assemblée nationale en décembre dernier, auprès de la commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, vous avez fait part de votre inquiétude vis-à-vis du secteur des télécommunications en France. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

C’est un cas d’école. Nous étions il y a 25 ans leader mondiaux des télécoms. Je rappelle qu’Alcatel détenait 13,5 % du marché mondial. Aujourd’hui, Alcatel a disparu et nous n’avons plus d’industrie de télécoms. Nos opérateurs de télécoms ont également reculé et se sont affaiblis par rapport à leurs concurrents. Et ils ont de quoi être préoccupés au vu des derniers développements technologiques. Les Chinois en sont déjà à la 5G. Les opérateurs tiennent encore grâce à la carte SIM. Mais demain, elle va disparaître en étant par exemple intégrée dans l’écran des appareils. Aujourd’hui, l’entreprise chinoise d’État BOE est l’un des leaders mondiaux sur le marché des écrans de toutes sortes. En 20 ans, elle a investi 50 milliards de dollars en recherche et développement et elle dispose de salles entièrement automatisées pour produire les écrans, sans ouvriers, avec des robots chinois. La valeur ajoutée risque d’échapper à nos opérateurs le jour où la carte SIM sera intégrée.

On en prend conscience, mais toujours avec des années de retard. Ce qui est énervant, c’est de voir qu’en 2010, le débat était déjà exactement le même, avec Nicolas Sarkozy qui s’inquiétait de l’effondrement de l’industrie en France et estimait qu’il fallait se développer sur des secteurs stratégiques pour recouvrer notre indépendance. Avec François Hollande, ce fut la même chose, et là on recommence.

Les médias se font régulièrement l’écho du passage de fleurons de l’économie nationale sous le contrôle partiel ou total d’investisseurs chinois. Pourtant, la Chine ne pèse que 2 % du total de l’investissement étranger en France, loin derrière le trio de tête composé de l’Allemagne, des États-Unis et de l’Italie. La Chine constitue-t-elle un réel danger ?

Grâce à ses excédents commerciaux, la Chine a accumulé plus de 4000 milliards de dollars de réserves, ce qui lui permet d’investir à l’étranger. Les Chinois sont capitalistes et nationalistes pour l’économie, et communistes pour la politique. Pékin veut tout simplement prendre des parts du marché mondial et retrouver le rang – le premier – qui était le sien au XVIIe siècle.

Pour la France, lorsque les Chinois veulent racheter l’aéroport de Toulouse, cela ne pose a priori pas de problème, à ceci près qu’ils ne doivent pas piller la trésorerie de l’aéroport, ni tenter d’en faire un instrument d’espionnage sur Airbus qui utilise cet aéroport pour ses tests. Les Chinois doivent se comporter en actionnaire responsable.

Lorsque les Chinois achètent des terres en France – comme ils le font ailleurs dans le monde pour sécuriser leur approvisionnement alimentaire –, encore faut-il que les fermiers sur ces terres cultivent correctement et que cela serve à exporter des produits vers la Chine.

Parallèlement, la France était bien contente lorsque le chinois DongFeng a investi dans Peugeot, pour devenir depuis 2017 son premier actionnaire en termes de droits de vote. Il y a donc des choses qui peuvent se faire avec les Chinois. Tout est affaire de négociation et de deal qui doivent se faire d’égal à égal.

La Chine ne constituerait donc pas le premier « danger », alors que la réforme fiscale voulue par Donald Trump devrait permettre de rapatrier aux USA près de 2000 milliards de dollars de profits réalisés à l’étranger, qui seront donc disponibles pour investir. Parallèlement, l’extraterritorialité du droit américain est aussi souvent perçue comme une arme permettant à Washington de poursuivre des entreprises non américaines à l’étranger et ainsi affaiblir ou écarter la concurrence – certaines entreprises françaises telles qu’Alstom, Total ou Technip en ont fait les frais. Les États-Unis constituent-ils la principale menace pour le secteur industriel français ?

C’est évident. La menace, ce sont les Américains, car ils sont dans une stratégie identique à celle des Chinois, mais avec un temps d’avance grâce à leur statut de superpuissance. La réforme fiscale de Donald Trump est une machine de guerre économique redoutable, fort habile, que les Européens ont découvert trop tardivement. C’était pourtant dans le programme du parti républicain depuis de nombreuses années. Si l’on ajoute à cela l’extraterritorialité du droit américain et tout ce qui concerne les normes, cela traduit bien une réalité : nous sommes en guerre économique. Trop longtemps, les Français n’ont pas voulu le croire. Dans le cas de l’extraterritorialité du droit américain, si l’Europe n’a rien à redire à cela, c’est parce que les Européens, et en particulier les Allemands, ont accepté de facto depuis des décennies la tutelle américaine. Or, ces dernières années, ils réalisent que ce n’est pas si bénéfique que cela. Les Allemands s’étaient imaginé qu’ils allaient prendre le marché automobile américain, mais l’affaire Volkswagen leur a montré qu’il n’en était pas question. Les Allemands découvrent maintenant que les Américains sont des concurrents. Mais ont-ils pour autant compris que cela impliquait de se doter dans les secteurs stratégiques d’entreprises indépendantes avec la volonté de faire une Europe indépendante ? Je n’en suis pas convaincu. L’idée de reconstruire une Europe puissance autour d’un noyau dur est une vieille idée française. Elle avait été abandonnée, mais Emmanuel Macron la reprend. À juste titre, il a expliqué que cela ne pouvait pas continuer comme ça, avec un marché ouvert à tous les vents, pris en sandwich entre Washington et Pékin. Mais pour le moment, il n’y a que les Français qui soient partisans de cette idée d’Europe puissance. En Allemagne, les avis sont encore mitigés, même si certains milieux commencent à ouvrir les yeux, notamment dans le secteur industriel.

Ailleurs en Europe, peu de pays partagent ce point de vue… Le véritable enjeu est donc là, est-on capable de construire une Europe puissante avec de grands groupes indépendants des Américains ? Pour la France, tout l’enjeu est d’avoir la capacité de recouvrer une certaine indépendance en matière d’industrie et de technologie. Mais il y a encore du chemin à faire…

En février dernier, le gouvernement français a présenté un plan visant à améliorer la protection de secteurs stratégiques de l’économie française face aux investisseurs étrangers. Qu’en pensez-vous ? Cela peut-il être favorable à l’industrie française ?

En France, nous sommes très forts pour manier les concepts, mais concrètement, que faisons-nous ? Prenons l’exemple du développement d’une industrie numérique au niveau européen. Pour cela, il faudrait engager des dizaines de milliards d’euros sur 10 ou 20 ans et cela ne peut se faire qu’au niveau européen. Il y a quelques belles entreprises, comme le français Atos. Mais est-ce que nos partenaires européens sont prêts à nous suivre ? Est-ce que Bruxelles est prêt à faire quelque chose ? C’est difficile…

De la même façon, prenons le cas du rapprochement Siemens/Alstom. Ce qui me gêne dans ce cas, c’est le 51 %/49 % avec 51 % pour Siemens mais 49 % pour une poussière d’actionnaires qui ne sont même pas français. Il n’y a donc pas face à Siemens un actionnaire, un groupe d’actionnaires qui représente les intérêts français. Les Allemands se soucient de leurs intérêts, comme on a pu le voir avec EADS, pour lequel Angela Merkel convoquait régulièrement les responsables pour avoir un compte-rendu sur la charge de travail du groupe dans la ville de Hambourg. Je n’ai jamais vu Nicolas Sarkozy ou François Hollande faire de même.

L’union est un combat et les Français l’ont trop souvent oublié. Ce fut le cas chez Airbus. Et cela va être le cas avec Siemens/Alstom. Il est tout à fait envisageable de rapprocher deux entreprises, mais encore faut-il avoir un actionnariat français en face.

Parallèlement, une étude de PricewaterhouseCoopers rappelle que, depuis dix ans, il y a plus d’entreprises françaises rachetant des concurrents allemands que l’inverse. Il en est de même en Italie, où les entreprises françaises ont multiplié les acquisitions d’entreprises considérées comme des fleurons du made in Italy. Est-ce rassurant ?

Cela ne se passe pas forcément très bien en Italie. Si l’on prend l’exemple de ce pays, ils ont réussi à bloquer la grande distribution française, ce en quoi ils ont eu parfaitement raison puisqu’ils ont pu ainsi préserver leur secteur agricole et leurs commerces. En raison de l’émigration, les Italiens sont sans doute ceux qui ont développé depuis le plus longtemps, et partout dans le monde, la restauration. Or, ces restaurants italiens ne vendent que des produits italiens et importent tout. De leur côté, les restaurants français sont beaucoup moins nombreux à travers le monde et à part les fromages et quelques vins, il n’y a pas d’importation systématique. C’est une des caractéristiques françaises qui explique aussi nos échecs. Les Français réussissent lorsqu’ils chassent en meute ; ils perdent lorsqu’ils jouent divisés. Nous l’avons bien vu dans le cas du nucléaire, où les difficultés de la filière nucléaire française sont essentiellement dues à une querelle d’ego entre EDF, Areva et Alstom. De la même façon, dans le domaine de la défense, nous avons eu de très grands succès à une époque où Thomson CSF, MATRA, Dassault et la Snecma jouaient groupés à l’exportation. À partir du moment où ils ont commencé à se tirer dans les pattes, dans le milieu des années 1990, ce fut terminé. Ce n’est qu’avec Jean-Yves Le Drian, il y a quelques années, que les industriels de la défense ont été incités à agir ensemble. Du coup, les exportations ont repris. C’est peut-être notre esprit gaulois qui fait qu’on a trop tendance à se diviser, sans jouer national. Contrairement aux Allemands.

N’est-ce pas le rôle de l’État de mettre fin à ces divisions ?

C’est effectivement le rôle d’un État stratège. Emmanuel Macron en parle beaucoup, et il a raison. L’État n’a pas forcément besoin d’être actionnaire des entreprises, mais il faut qu’il joue son rôle. Et son rôle, c’est de définir les objectifs à long terme pour le compte de la collectivité, et ensuite d’essayer de rassembler les acteurs autour de la table pour voir ce qui peut être fait pour atteindre ces objectifs. À un moment donné, l’État doit « mouiller la chemise », et ce qu’on peut lui reprocher aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus les moyens d’être un stratège. Il n’a plus les compétences et doit faire appel à des cabinets d’audit ou des banquiers d’affaires extérieurs – la plupart du temps anglo-saxons – lorsqu’un dossier se présente. Or, je prétends que les cabinets anglo-saxons n’ont pas une expertise neutre. Pour retrouver ces compétences, cela ne se fera pas du jour au lendemain, et il faudra des personnes qui font passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers. L’une des forces qu’avait la France autrefois, c’était la capacité de gérer de grands ensembles ou de grands projets. C’est caractéristique du génie français. Nous savions proposer des solutions clef en main, notamment dans le génie civil. Alstom avait un savoir-faire d’ensemblier, comme EDF.

General Electric n’a pas ce savoir-faire et vend ses produits sur étagère. Or, on ne traite pas la filière nucléaire avec seulement des produits sur étagère. General Electric a repris certaines activités d’Alstom qui ne l’intéressent pas forcément, notamment l’hydroélectricité et la maintenance des turbines des centrales du parc nucléaire français. Un État stratège pourrait ainsi réfléchir avec les acteurs du secteur à un rachat de ces activités, plutôt que d’être mis un jour devant le fait accompli de la fermeture d’usines ou de la vente par appartements à des Chinois ou des fonds d’investissements vautours.

Que faire pour développer et dynamiser l’industrie française ?

Le problème, c’est qu’en France nous n’avons pas beaucoup de capital ; l’argent étant dans l’assurance-vie, qui est essentiellement investie dans les obligations d’État. Le gouvernement se préoccupe donc de changer les règles de l’assurance-vie pour permettre d’investir dans les actions. Il faut réorienter le capital vers l’industrie, avec notamment des systèmes pour les start-up. Il faut aussi que tout le monde comprenne que nos entreprises, ce sont nos emplois et notre avenir. Le problème est bel et bien culturel. Nous avons abandonné sciemment l’industrie et tout ce qui s’y rattache depuis 20 ans, en privilégiant l’allègement de la durée du travail, faisant fuir le capital. Nous en payons le prix aujourd’hui, avec des élites qui se sont souvent expatriées pour tirer leur épingle du jeu. Enfin, le plus grave problème pour nous est celui de la compétence, lié à la faillite de l’Éducation nationale depuis 30 ans ou plus. Les études qui s’allongent sans déboucher sur un emploi et les entreprises qui peinent à recruter certains postes faute de profils adaptés expliquent l’ampleur de notre chômage structurel. Nous devons monter en compétence et pour cela, il faut élever le niveau scolaire. Tout cela constitue une grande cause nationale et nous ne pourrons pas forcément compter sur nos partenaires européens. Mais tout est une question de volonté, et il est nécessaire d’avoir une stratégie claire.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 28/02/2018

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°44, « Géopolitique de la France », juin-juillet 2018.

Légende de la photo : Le 20 novembre 2017, le Premier ministre français Édouard Philippe déclarait « On ne va pas lâcher notre industrie ! », qualifiant celle-ci d’outil de « reconquête » économique. Alors qu’il dévoilait le même jour la stratégie industrielle de son gouvernement, déplorant le fait que la France ait « souvent privilégié la communication colbertiste aux actes d’un État partenaire », il a défendu une « ouverture franche à l’Europe » tout en signalant que l’État n’hésiterait pas « à monter au créneau en cas de menace d’OPA sur des champions français dans tous les secteurs ». (© Shutterstock/VanderWolf Images)

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