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Kurdistan d’Irak : l’indépendance est-elle possible ?

Une alliance stratégique entre les États-Unis et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), au nord-est de l’Irak, s’était formée depuis le 11 septembre 2001. La présence d’Al-Qaïda et de dirigeants terroristes, tels Abou Moussab al-Zarqaoui (1966-2006) ou Abou Wael al-Ani, dans la ville de Byara, a accéléré la coopération entre Erbil et Washington (1). Ensemble, Kurdes et Américains ont fait la guerre aux djihadistes en 2003, à Al-Qaïda de 2005 à 2011, et à l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) de 2014 à 2017. Dans une région où ils ont de nombreux ennemis communs, les deux acteurs voyaient cette relation comme une évidence durable. Toutefois, le référendum pour l’indépendance du Kurdistan du 25 septembre 2017 en a montré les limites, les États-Unis n’ayant pas soutenu l’initiative (2).

Pourquoi le GRK, malgré le rejet catégorique des pays occidentaux, de ceux de la région, de l’Irak, et malgré l’indisponibilité des conditions objectives locales, nationales, régionales et internationales, a-t-il insisté pour mettre en place un référendum ? Comment, par ce scrutin, les acteurs kurdes ont-ils fédéré contre eux-mêmes des capitales telles qu’Ankara, Téhéran, Bagdad, Riyad et Washington (3) ? Quels sont les futurs possibles pour le GRK post-référendum ?

Les raisons complexes d’un référendum discutable

La décision, prise dès juillet 2014, de l’ancien président du GRK, Massoud Barzani (juin 2005-novembre 2017), de convoquer le référendum d’indépendance du Kurdistan, trouve ses racines dans un ensemble de facteurs qui ont forgé sa grille de lecture dans une réalité complexe. Une mise en perspective de ces facteurs permet de mieux comprendre les motivations d’un homme déterminé à aller jusqu’au bout de son projet.

Le 19 mai 2017, Nawshirwan Mustafa, le chef du mouvement Goran, l’unique adversaire crédible du président Barzani, est décédé à l’âge de 73 ans et a laissé derrière lui un parti politique sans chef fédérateur. Depuis que Jalal Talabani (1933-2017), président de la République irakienne de 2005 à 2014 et chef historique de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), a été victime, le 18 décembre 2012, d’un accident vasculaire cérébral et d’un arrêt cardiaque, Nawshirwan Mustafa était apparu, dans le sud du Kurdistan irakien, comme l’acteur de référence face à un Massoud Barzani soutenu politiquement, militairement et médiatiquement par la communauté internationale. La disparition de ces deux acteurs de la scène politique kurde a donné au président du GRK l’espoir de déployer sa domination aussi bien dans le sud du Kurdistan, fief de l’UPK, que dans le nord, territoire traditionnellement acquis à son mouvement, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Dans ce contexte, il ne voyait plus localement aucun adversaire sérieux pouvant bloquer son projet de référendum, par lequel il rêvait d’entrer dans l’histoire des Kurdes comme le « père de l’indépendance ».

À l’échelle nationale, Massoud Barzani avait une vision pessimiste de l’Irak et pensait que l’État central était en situation de paralysie totale, car la communauté chiite, qui détient les clés du pouvoir à Bagdad, est en pleine fragmentation. Le parti Dawa est déchiré entre Nouri al-Maliki, ancien Premier ministre (2006-2014), et Haïdar al-Abadi, l’actuel. Ammar al-Hakim, un acteur majeur dans le champ politique chiite, a quitté en août 2017 son parti historique, le Conseil suprême islamique irakien, pour fonder une nouvelle organisation, le Mouvement national de la sagesse. Une lutte intense oppose Moqtada al-Sadr à Nouri al-Maliki. Les désaccords entre la province de Bassora et le gouvernement de Bagdad se creusent. Le clergé de Nadjaf prend de la distance avec les ayatollahs iraniens… Le reste du pays n’est pas épargné. Le territoire des sunnites est en ruines, et sa reconstruction nécessite au moins 40 milliards de dollars. Selon Transparency International, l’Irak est parmi les dix pays les plus corrompus de la planète. Ses dettes ont atteint 123 milliards de dollars. À partir de cette grille de lecture, Massoud Barzani pensait que l’Irak ne serait jamais plus dans une telle situation de faiblesse et que c’était le moment pour Bagdad d’accepter l’indépendance du Kurdistan.

À l’échelle régionale, les deux grandes capitales qui pourraient empêcher le projet de l’indépendance sont Téhéran et Ankara. Pour Barzani, avec l’arrivée de l’administration Donald Trump en janvier 2017, prosaoudienne et anti-iranienne, les marges de manœuvre de la République islamique contre les Kurdes étaient réduites. Et la Turquie accepterait l’indépendance du Kurdistan malgré elle. D’abord, pour une raison économique : un contrat de cinquante ans a été signé en 2013 entre Erbil et Ankara ; son contenu exact n’a pas été dévoilé, mais il s’agit d’échanges commerciaux entre les deux côtés de la frontière s’élevant à plusieurs milliards de dollars (4). Ensuite, pour une raison politique : une agression contre les Kurdes d’Irak pourrait provoquer les Kurdes de Turquie et déstabiliser le pays. Pour une raison géopolitique : un État kurde sunnite serait un allié objectif de la Turquie pour empêcher l’extension de la domination chiite au Moyen-Orient. Et enfin, pour une raison idéologique : un État kurde au nord de l’Irak pourrait mettre fin au « cauchemar » de la Turquie, à savoir l’idéologie du pankurdisme.

Sur le plan international, les Occidentaux ont déjà intégré les Kurdes dans la coalition internationale de la guerre contre le terrorisme, et cela depuis le 11 septembre 2001. Pourquoi donc, selon les calculs des élites kurdes, n’accepteraient-ils pas l’indépendance d’un peuple présenté comme « ami, laïque et démocrate » ? Depuis 2003, les élites kurdes se sont forgé une illusion, en comparant le positionnement du GRK dans la vision occidentale du monde à celui d’Israël. Elles pensaient que le GRK était une ligne rouge pour les grandes puissances occidentales, d’où leur implantation au Kurdistan irakien. Force est d’admettre que, sans parler de la justice de la cause de l’indépendance du Kurdistan et de sa sacralité chez les Kurdes (5), la grille d’analyse de ces élites était erronée.

Il est vrai que Jalal Talabani et Nawshirwan Mustafa, adversaires historiques de Massoud Barzani, ont disparu de la scène politique, mais leur parti, malgré des fragmentations internes, était encore suffisamment présent pour pouvoir déstabiliser le projet d’un président qui n’a pas pu les fédérer autour de son idéal d’indépendance. Par un accord avec le général iranien Qassem Suleimani, commandant de la force Al-Qods, et Haïdar al-Abadi, la famille de Jalal Talabani (son épouse Hero, son fils Pavel et son neveu Lahur) a mis fin au rêve d’une souveraineté. Grâce à cet accord, les milices chiites Hached al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire) ont repris la presque totalité des territoires disputés entre Erbil et Bagdad, mais aussi les champs pétroliers, qui constituent 95 % de l’économie du GRK.

Il est également vrai que la maison chiite est divisée entre plusieurs tendances farouchement opposées (6). Cependant, la question de l’indépendance du Kurdistan les a fédérées : de Nouri al-Maliki à Moqtada al-Sadr, en passant par Ammar al-Hakim et l’ayatollah Ali al-Sistani, tous étaient d’accord pour soutenir les actions militaires de Bagdad contre Erbil. À l’échelle régionale, Ankara et Téhéran ont mis entre parenthèses leurs désaccords et ont manifesté leur attachement à l’unité territoriale de l’Irak, en ne considérant plus le GRK comme partenaire, en tout cas pour le moment (7). Toutefois, ce consensus pour mettre à genoux Erbil face à Bagdad n’aurait jamais été possible sans l’accord implicite de la coalition internationale, surtout des États-Unis. Par exemple, la reprise de Kirkouk le 16 octobre 2017 par les Unités de mobilisation populaire a en partie été possible grâce à un accord implicite entre Brett McGurk, l’envoyé spécial des États-Unis dans la lutte contre l’EI, et Qassem Suleimani (8).

Les futurs possibles du Kurdistan d’Irak

Assistons-nous à la fin du GRK en tant qu’entité juridique reconnue par la Constitution irakienne ? Dans un Moyen-Orient dépassé par des situations de crises profondes, voire des guerres complexes, il est de l’ordre du fantasme d’imaginer la disparition du GRK. Le conflit qui oppose la domination iranienne à la saoudienne s’élargit et s’intensifie pour inclure des acteurs jusqu’à hier non fréquentables, par exemple Israël. Nous observons la montée en puissance de l’axe Washington/Riyad/Tel-Aviv d’un côté, de l’axe formé par Téhéran, les Unités de mobilisation populaire irakienne, le Hezbollah libanais, les Houthis du Yémen et le régime de Damas de l’autre. Entre les deux, l’Irak post-Daech est devenu le territoire où les deux camps cherchent des alliés de haut rang. De 2003 à 2017, les différents gouvernements chiites de Bagdad ont systématiquement liquidé toutes les conditions d’émergence d’un acteur politique sunnite qui pourrait représenter cette population constituant au moins 20 % des habitants de l’Irak (9). De ce fait, la communauté sunnite n’a plus la capacité d’agir sur les rapports de forces à l’intérieur du pays.

Le territoire chiite est traditionnellement la zone de déploiement de l’influence iranienne (10). Il est vrai que nous pourrions y trouver des acteurs refusant de se soumettre à l’Iran, comme Iyad Allaoui, mais cela est une exception à la règle. C’est pourquoi le pari de Washington et de Riyad sur Haïdar al-Abadi est une prise de risque qui coûtera cher si ce dernier ne se révèle pas à la hauteur de leurs attentes. Par leur soutien politique et militaire au Premier ministre irakien, les États-Unis et l’Arabie saoudite veulent bien opposer ce dernier à la domination iranienne dans son pays. Or, Haïdar al-Abadi n’a ni un parti politique à sa disposition, ni une base militante enracinée parmi la population chiite irakienne, seules solutions qui lui permettraient d’entrer dans des rapports de forces avec l’Iran.

Cependant, les Américains et les Saoudiens avaient – et ont encore – la possibilité de trouver dans le GRK un allié fiable et crédible, qui pourrait correspondre à leur idéal type. Malgré les défaites militaires de celui-ci face aux Unités de mobilisation populaire et la perte des zones disputées, Washington et Riyad pourront compter sur les capacités de cet acteur à se redresser et à rentrer à nouveau dans le jeu. Toutefois, il est peu probable qu’un changement radical des rapports de forces ou des stratégies des acteurs régionaux et internationaux en Irak se concrétise avant les élections législatives irakiennes, prévues en mai 2018. Dans ce contexte, trois scénarios sont plausibles.

Le premier est que, avec le soutien de Washington et de Riyad, Haïdar al-Abadi se fasse reconduire à son poste et reste fidèle à la ligne politique tracée par ces deux capitales, à savoir s’engager dans la bataille de l’absorption de la domination iranienne en Irak. Dans ce cas, le GRK sera obligé de rester dans l’ombre du Premier ministre en soutenant ses actions. Le processus de la « minorisation » du GRK continuerait jusqu’à un niveau fort préoccupant. Le deuxième scénario est que Haïdar al-Abadi soit éliminé du pouvoir. Dans ce cas, la probabilité que le GRK remonte en puissance et redevienne un acteur de premier plan augmenterait de manière considérable. En tenant compte des rapports de forces en Irak, ce scénario a peu de chance de voir le jour, même si nous ne pouvons pas totalement l’exclure. Le dernier est qu’Haïdar al-Abadi, comme Nouri al-Maliki en 2010, reste à son poste de Premier ministre, mais avec un soutien massif de l’Iran. Ce serait la mise en application de la stratégie élaborée à Téhéran et non de celle élaborée à Washington ou à Riyad. Faute d’alternative, la communauté internationale et une partie des acteurs du système régional se tourneraient alors vers le GRK et le remettraient sur le devant de la scène.

En raison de la position fragile d’Haïdar al-Abadi dans le champ politique chiite, il est peu probable qu’il puisse s’engager dans une conflictualité avec les Irakiens de l’Iran, par exemple en dissolvant les Unités de mobilisation populaire. Il est peu probable également qu’il puisse garder sa neutralité entre Téhéran et Riyad. Cependant, il y a presque un consensus sur le rejet de Nouri al-Maliki, le prétendant le plus crédible au poste de Premier ministre, de la part des acteurs majeurs chiites (Moqtada al-Sadr, Ammar al-Hakim). Dans ces conditions, il n’est pas exclu que l’Iran mette en œuvre le troisième scénario et ouvre en cela une grande porte de sortie pour un GRK actuellement en situation d’humiliation.

Dans la tête de l’ancien président Massoud Barzani

Le 25 septembre 2017, Erbil a organisé le référendum de l’indépendance du Kurdistan. Le « oui » l’a emporté avec 92,73 % des voix. Quatre jours plus tard, Bagdad a annoncé la suspension de tous les vols internationaux en provenance ou à destination du Kurdistan irakien. Le 16 octobre 2017, les Unités de mobilisation populaire, avec quelques brigades de l’armée irakienne, ont repris la ville de Kirkouk aux Kurdes. À ce moment, Erbil est apparue plus que jamais comme « seule au monde » et Bagdad plus que jamais comme victorieuse.

Cependant, cette défaite d’Erbil n’est qu’un épisode d’une série complexe dans laquelle les événements pourront, à chaque étape, prendre d’autres formes et d’autres directions. Par exemple, si les États-Unis et leurs alliés européens continuent à punir les Kurdes pour leur désobéissance relative à la mise en place du référendum, si, dans un avenir proche, ils ne mettent pas la pression sur Bagdad pour rouvrir les aéroports et lever l’embargo économique sur le Kurdistan, il n’est pas exclu que le GRK se tourne vers l’Iran et signe avec lui un ensemble de traités stratégiques. Par cette action, non seulement les aéroports rouvriront et l’embargo économique se lèvera, mais aussi les portes de Bagdad et de Nadjaf seront totalement ouvertes pour le GRK, et Massoud Barzani sera reçu par le Guide suprême en personne. Le cas échéant, les Kurdes perdront le soutien, mais aussi la sympathie historique de leurs alliés occidentaux.

Certes, à ce jour, Massoud Barzani, l’homme fort du Kurdistan malgré sa démission de la présidence, n’a envoyé que deux signes en cette direction. Le premier est que, lorsque le général iranien Qassem Suleimani a perdu son père au mois de novembre 2017, il lui a adressé une lettre pour présenter ses condoléances, ce qui a été interprété comme un geste politique. Et le second est une visite qu’Adham Barzani, le plus haut responsable du PDK dans le sud du Kurdistan irakien, a effectuée à Téhéran, toujours au mois de novembre. Au cours de cette visite, il a rencontré les acteurs majeurs iraniens avec qui, depuis les années 1980, il entretient de bonnes relations. Mais au-delà de ces deux signes, il semble que le GRK préférerait encore compter sur ses alliés occidentaux, en premier lieu sur les États-Unis, qui l’ont abandonné face aux Unités de mobilisation populaire.

Le Kurdistan dans son contexte irakien

Notes

(1) Adel Bakawan, « Les trois générations du djihadisme au Kurdistan d’Irak », in Notes de l’Ifri, juillet 2017.

(2) Laurent Perpigna Iban, « Kurdistan : les enjeux d’une indépendance complexe », in Ballast, 15 septembre 2017.

(3) AlJazeera Centre For Studies, Que signifie l’échec d’Erbil dans les rapports de forces régionaux ?, en arabe, 31 octobre 2017.

(4) Seda Kirdar, « Erbil, Bagdad, Ankara et Washington : la course au pétrole en Irak du Nord », in Hérodote, no 148, premier trimestre 2013, p. 103-116.

(5) Bryar S. Baban, « Le Kurdistan : d’une nation apatride au droit à l’État ? », in Civitas Europa, no 38, 2017, p. 153-178.

(6) Loulouwa al-Rachid, « L’Irak après l’État islamique : une victoire qui change tout ? », in Notes de l’IFRI, juillet 2017.

(7) Didier Billion, « L’improbable État kurde unifié », in Revue internationale et stratégique, no 95, 2014, p. 18-31.

(8) Cet accord a été dévoilé par Lahur Sheikh Jangi Talabani, chef des brigades antiterroristes de l’UPK, engagé dans une relation conflictuelle avec la famille Barzani. Il est désigné par le PDK comme l’un des grands responsables de la prise de Kirkouk par Bagdad.

(9) Myriam Benraad, « Daech, une décennie d’aliénation sunnite en Irak », in Les Cahiers de l’Orient, no 121, 2016, p. 37-43.

(10) Hayder al-Khoei, « Entre militantisme chiite et influence iranienne », in Les Cahiers de l’Orient, no 121, 2016, p. 55-66.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°37, « Turquie : le tournant autoritaire », janvier-mars 2018.

Légende de la photo : Les figures de Massoud Barzani (en haut à gauche) et de Jalal Talabani (1933-2017 ; en bas) sont omniprésentes dans tout le Kurdistan d’Irak. © Shutterstock/Official

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