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Antiquités : un trafic au cœur des guerres régionales

Le 21 décembre 2017, les autorités turques ont arrêté treize personnes mêlées au trafic d’antiquités et récupéré plus de 26 000 objets, un record dans un pays au riche patrimoine. La Turquie n’est pas la seule concernée, l’Égypte faisant face au pillage des tombes pharaoniques depuis des siècles, alors que la Syrie, l’Irak, la Libye et le Yémen observent comment la guerre détruit leur histoire.

Si les destructions de temples anciens par l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) sont médiatisées, les djihadistes ne sont pas les premiers – et ne seront pas les derniers – arrivés sur le marché lucratif du trafic d’antiquités. Car si de prime abord leurs actions s’inscrivent dans un rejet de tout ce qui n’est pas « islamiquement correct », elles révèlent aussi un intérêt financier.

Les trésors d’ancienne Mésopotamie

La liste des sites touchés en Syrie et en Irak est longue. L’un des plus récents est celui de Mari, dont le palais, le plus ancien de l’humanité, a été détruit à l’explosif en mars 2018. Les spécialistes ont alors remarqué les passages laissés par les pillards. Car même s’il est affaibli et contrôle peu de territoires en date de juin 2018, l’EI utilise la richesse de l’ancienne Mésopotamie pour financer ses efforts de guerre. En novembre 2016, lorsque les forces irakiennes reprennent aux djihadistes Nimrud, l’une des mythiques capitales de l’empire assyrien, elles découvrent des lieux archéologiques saccagés. Les autorités de la province de Ninive recensent alors 66 sites et bâtiments endommagés par l’EI en deux ans. Le trafic d’œuvres d’art serait la deuxième source de revenus des djihadistes après le pétrole, avec des gains d’environ 200 millions de dollars par an, selon la Russie. En 2015, la CIA avait avancé le chiffre de 6 milliards à 8 milliards de dollars entrés dans les caisses de Daech depuis le début du conflit. C’est impossible à vérifier.

Le marché international de l’art génère quelque 50 milliards de dollars par an (52 milliards en 2016) et se caractérise par son opacité. Il n’est pas aisé de détecter un objet volé dans une vente aux enchères par exemple, notamment avec des antiquités venues du Moyen-Orient. Car, à part les plus connues, la majorité des œuvres ne sont pas toujours répertoriées, quand la documentation n’a pas disparu. Ainsi, en 2003, la guerre en Irak avait entraîné des scènes de pillages dans les musées du pays, détruisant les archives. Les objets avec de faux certificats d’authenticité sont devenus légion. Une fresque obtenue dans un site pillé de Syrie ou d’Irak peut apparaître comme « légale » dans une salle des ventes aux États-Unis, en Europe ou en Chine.

Les experts considèrent que ce trafic fonctionne de manière verticale. À la base, on trouve des villageois connaissant bien les lieux : pauvres, ils sont attirés par les revenus faciles issus de pièces artistiques ramassées à même le sol. Ils les transmettent à des intermédiaires, qui les réunissent avant de les faire passer à des responsables passés maîtres en la matière de transport en fraude, faux papiers, revente à l’étranger. Dans ce système, l’EI n’est pas seul : en Syrie, tous les acteurs du conflit en tireraient profit, y compris les forces de Bachar al-Assad.

Une protection difficile

Le phénomène du trafic d’œuvres d’art et d’antiquités n’est pas nouveau ; il est aussi ancien que les civilisations qui en sont victimes. En Égypte, le premier procès pour pillage a eu lieu en 1113 avant Jésus-Christ, les tombes des pharaons ayant toujours attisé les convoitises. Entre les XVIe et XXe siècles, les puissances occupantes étrangères, notamment européennes, ont rapporté dans leurs musées des pièces importantes, généralement sans traces écrites. Quelques pays adoptent des mesures législatives : en 1974, l’Irak interdit l’exportation d’antiquités à l’étranger ; en 1983, l’Égypte ordonne que tout bien culturel important de plus de cent ans appartienne à l’État. Mais c’est sans compter la corruption rongeant les régimes en place, eux-mêmes engagés dans les trafics. Dès 1970, l’UNESCO a adopté la « Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété ­illicites des biens culturels » : entre mars 1971 et avril 2018, 137 pays l’ont acceptée, mais seulement un peu plus de la moitié l’ont ratifiée.

Si les acheteurs peuvent être des particuliers, ils sont aussi des musées. Depuis le déclenchement des guerres en Irak et en Syrie, ces derniers affirment redoubler de vigilance sur la provenance des objets, refusant de prendre des risques sur une éventuelle participation dans le financement du terrorisme. En France, lorsqu’un potentiel acheteur a des doutes, il peut en informer l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) et la cellule de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Tracfin). À l’échelle internationale, le Conseil international des musées et Interpol ont des listes d’objets recherchés.

Dans le contexte actuel au Moyen-Orient, nombreux sont les archéologues qui appellent à ne pas reconstruire, malgré l’urgence. Car les guerres sont propices à de nouveaux dégâts et pillages. Certains gouvernements proposent l’accueil d’œuvres comme s’il s’agissait de réfugiés : en 1999, la Suisse avait conservé 1 400 objets archéologiques afghans avant de les rendre à Kaboul en 2007. Sans oublier les initiatives locales pour protéger le patrimoine, en attendant la paix. 

Cartographie de Laura Margueritte

Article paru dans la revue Carto n°48, « La Mésopotamie : 3000 ans d’histoire entre Tigre et Euphrate », septembre-octobre 2018.

À propos de l'auteur

Guillaume Fourmont

Guillaume Fourmont est le rédacteur en chef des revues Carto et Moyen-Orient. Il a précédemment travaillé pour les quotidiens espagnols El País et Público. Diplômé de l’Institut français de géopolitique (université de Paris VIII Vincennes Saint-Denis), il est l’auteur de Géopolitique de l’Arabie saoudite : La guerre intérieure (Ellipses, 2005) et Madrid : Régénérations (Autrement, 2009). Il enseigne à l’Institut d’études politiques de Grenoble sur les monarchies du golfe Persique.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

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