Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La France, puissance asiatique ?

C’est à l’occasion du Nouvel An lunaire 2018 que le président français Emmanuel Macron a annoncé vouloir tourner la page d’une certaine forme de « paresse dans la manière de penser la relation avec l’Asie », en diversifiant les partenariats et en modifiant l’image de la France dans une région où cohabitent des puissances économiques de premier plan, mais également des géants démographiques et des acteurs militaires majeurs.

Selon le FMI, l’Asie orientale représentera en 2020 plus de 30 % du PIB mondial, dont plus de la moitié pour la Chine. C’est aussi en Asie que subsistent de nombreux différends territoriaux et maritimes, des tensions historiques et des rivalités qui soulèvent des risques de conflit et alimentent des postures nationalistes. Enfin, si l’Asie est en passe de devenir le pivot de l’économie mondiale, l’absence d’une réelle intégration régionale est porteuse d’incertitudes à la fois face aux défis économiques et sociaux et face aux risques de conflit.

Ces incertitudes autant que ces mutations ont un impact sur les intérêts de la France, représentés dans cet ensemble régional en termes d’échanges économiques, mais aussi de ressources, de diplomatie, de territoires ou encore de relations culturelles. C’est pourquoi Emmanuel Macron s’est également rendu en Inde au mois de mars, après avoir visité la Chine en janvier, comme pour réaffirmer l’importance que la France accorde à cette région et la volonté d’y jouer un rôle. Des rencontres sont également à prévoir avec le Japon et la Corée du Sud au cours de l’année 2018, et le chef de l’État a annoncé qu’il se rendrait au Vietnam en 2019.

Quelle présence française en Asie ?

La France est impliquée en Asie-Pacifique historiquement, géographiquement – avec de vastes territoires d’outre-mer et une immense zone économique exclusive (ZEE) –, culturellement et dans ses aspects politico-stratégiques – comme membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et puissance nucléaire reconnue par le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Sa présence militaire est assurée par ses territoires qui servent de bases. Si elle doit faire face à des compétitions sur les échanges économiques et commerciaux, sa renommée dans l’industrie du luxe lui offre une place à part dans des économies émergentes.

Sur les questions stratégiques, la France s’implique en insistant sur les instances multilatérales et la coopération et met en avant une stratégie de pivot vers l’Asie. Au-delà de sa dimension politique, ce pivot s’appuie sur les caractéristiques culturelles françaises et sa langue, et est fortement guidé par les impératifs économiques. La France est enfin confrontée au paradoxe de l’Union européenne (UE), qui lui sert de levier dans ses implications en Asie-Pacifique, mais n’empêche pas dans le même temps la compétition avec les autres États membres. C’est ce paradoxe qu’Emmanuel Macron cherche à réduire en mettant en relief la convergence des intérêts entre la France et l’UE dans la région, mais aussi en pointant du doigt la singularité de la France, seul pays de l’UE après le Brexit qui dispose de capacités militaires et de projection de forces sur des théâtres extérieurs.

L’importance des voies d’approvisionnement (deux tiers des importations vers la France transitent en Asie-Pacifique) et l’accent mis sur l’impact d’une crise asiatique majeure pour l’intérêt national justifient une présence soutenue. L’engagement dans la sécurité en Asie-Pacifique est ainsi pour la France un engagement diplomatique qui privilégie le partenariat et la coopération. C’est dans ce contexte que les échanges accrus avec le Japon s’inscrivent, autant que les échanges grandissants avec d’autres pays bénéficiant d’un accès sur le Pacifique, comme l’Australie [voir p. 62] et l’Indonésie, mais aussi avec l’Inde, récemment visitée par Emmanuel Macron.

La coopération militaire en marche

La France est le seul pays européen militairement présent dans l’océan Pacifique. Les Forces armées en Nouvelle-Calédonie (FANC) et en Polynésie française (FAPF) comptent 2500 hommes, dont la mission est la protection de la ZEE et des territoires français, mais aussi les activités de coopération régionale ou la lutte contre les trafics. Ces forces bénéficient pour ce faire de partenariats soit bilatéraux, soit dans le cadre de l’Union européenne, avec la Chine, le Japon (avec lequel a été mis en place en janvier 2014 une enceinte de dialogue « 2+2 » associant les ministres des Affaires étrangères et de la défense des deux pays), la Corée du Sud, l’Inde, l’Indonésie, Singapour, la Malaisie, le Vietnam, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Déjà membre du CHODS (Chiefs of Defense Seminar), du WPNS (Western Pacific Naval Symposium), du NPCGF (North Pacific Coast Guard Forum), du SPDMM (South Pacific Defense Ministers Meetings) et du QUAD (Quadrilateral Defense Coordination Group), la France participe par ailleurs depuis 2012 au dialogue Shangri-La à Singapour sur les questions régionales de sécurité, et a manifesté son souhait de rejoindre l’ADMM (ASEAN Defense Ministers Meetings) et le ReCAAP (Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy and Armed Robbery against Ships in Asia), et à l’exception de la Corée du Nord (avec laquelle la France n’a pas de relations diplomatiques), on compte un attaché de défense dans tous les pays de la région. Cette volonté de rejoindre les architectures régionales en matière de sécurité traduit un engagement accru qui dépasse les dialogues traditionnels déjà existants avec les grandes puissances asiatiques comme la Chine et l’Inde, principal client asiatique de la France en matière d’industrie d’armement.

Quand la France réfléchit à un pivot asiatique

Au cours de la dernière décennie, la France a accéléré son engagement en Asie-Pacifique pour s’impliquer dans les différends et les tensions qui agitent cette région, mais également pour trouver de nouveaux partenaires économiques, diplomatiques et culturels. On parle ainsi à partir de 2013 d’un pivot français vers l’Asie, à l’instar du pivot américain, même s’il s’agit d’un « basculement modéré et discret » (1).

La diplomatie française s’est rapidement efforcée de trouver une voie permettant d’éviter toute compétition avec Washington. Comme l’expliquait Laurent Fabius au siège de l’ASEAN à Jakarta le 2 août 2013, « ce “pivot” français n’est pas principalement militaire, comme pouvait l’être le pivot américain, même si la France est présente dans la région. Nous avons des forces stationnées dans nos territoires du Pacifique, dont la contribution active à la stabilité régionale est reconnue par tous ». Mais au-delà de la réaffirmation de cet engagement politico-stratégique, ce sont les aspects diplomatiques, économiques et commerciaux qui sont mis en avant. À cet égard, c’est tout particulièrement l’Asie du Sud-Est qui a les faveurs de Paris. Région dynamique en devenir, disposant d’immenses ressources et composée de dix États aux caractéristiques ethniques, religieuses, politiques et sociales multiples, l’ASEAN représente un enjeu de poids pour une diplomatie française qui ne tourne pas pour autant le dos à ses partenaires traditionnels en Asie, mais cherche de nouveaux points d’ancrage. François Godement parle même d’un « impératif économique » pour désigner la « diplomatie économique » à la mode dans les cercles diplomatiques français et la prospection de nouveaux marchés en Asie du Sud-Est, et de moyen d’« inverser le déclin » (2). Les initiatives d’Emmanuel Macron en faveur des nouvelles routes de la soie chinoises, notamment exposées lors de sa visite en Chine début janvier 2018, ne font que renforcer la volonté de maintenir ce principe de pivot dans la durée. La question de la relation avec l’Inde est également posée.

Ce projet est ambitieux. Il se heurte également à des obstacles, au premier rang desquels le positionnement par rapport à l’UE. L’engagement français en Asie-Pacifique nécessite ainsi une coopération de ses partenaires européens et se heurte dans le même temps à la compétition très vive dans cette région. En ce sens, le succès du pivot français vers l’Asie doit reposer à la fois sur sa capacité à s’insérer dans un projet européen, tout en présentant des spécificités faisant sa force.

Francophonie et soft power : le prestige asiatique de la France

La France mise aussi sur ses capacités de soft power. L’enseignement du français a connu une progression importante au cours des dernières années sur le continent asiatique. Dans de nombreux pays, il est enseigné comme deuxième langue, avec le soutien du ministère des Affaires étrangères. L’Inde – avec un million d’étudiants qui apprennent cette langue –, la Chine – qui en compte 100 000 – et l’Indonésie – avec 60 000 apprenants – représentent un enjeu majeur. S’y ajoutent des pays comme le Cambodge, le Laos ou la Thaïlande, où la francophonie a résisté aux années de troubles, et où des filières bilingues sont proposées aux élèves les plus talentueux. Ces pays constituent aujourd’hui des cibles privilégiées dans la stratégie du pivot vers l’Asie, et c’est avec eux que le partenariat s’est accru, à la fois en matière d’enseignement du français sur place et dans les programmes d’échanges étudiants.

Le soft power français en Asie-Pacifique s’appuie aussi, dans sa dimension commerciale, sur la qualité de ses produits, en particulier l’industrie du luxe qui y connaît un essor considérable. Il se décline également sous la forme de l’affirmation d’un mode de vie et du développement des échanges culturels. Sur ce point, la francophonie pèse encore de tout son poids, en assurant des relais de diffusion de la production culturelle française. En comparaison avec les autres pays européens, la France dispose d’un avantage conséquent dans ce domaine, mais le soutien de Bruxelles pourrait s’avérer décisif dans la capacité de Paris à accroître son influence dans la région. Sur ces différents points, on note que si la stratégie française a une dimension régionale, elle voit tout particulièrement dans la Chine une cible privilégiée.

Paris et Pékin : d’une relation privilégiée à un partenariat asymétrique

La France entretient avec la Chine des relations anciennes et complexes. Déjà, au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières s’affrontaient sur la Chine. Voltaire voyait dans l’empire du Milieu « la nation la plus sage et la plus policée de tout l’univers », tandis que Montesquieu considérait à l’inverse la Chine comme despotique, et donc le pire des régimes. D’une certaine manière, cette opposition entre pro- et anti-Chine n’a pas connu de modification majeure depuis. Aujourd’hui comme hier, la Chine fascine autant qu’elle révulse les Français.

Les relations diplomatiques avec la République populaire de Chine furent officialisées dès 1964. Depuis, ces relations furent soumises à de multiples aléas, notamment consécutivement aux évènements de la place Tian Anmen en 1989 ou encore les ventes d’armes françaises à Taïwan en 1991, avant de se normaliser à partir de 1994. Cette normalisation a eu pour effet de réduire la relation privilégiée entre Paris et Pékin à de simples déclarations de forme, en marge de la montée en puissance de la Chine. Il serait cependant exagéré de considérer que du fait de l’importance croissante des échanges avec l’UE, la Chine ne prend pas au sérieux la France. Les dirigeants chinois traitent avec respect un autre P5, puissance nucléaire, et dont la diplomatie est l’une des plus actives de la planète. Une sorte d’accord implicite entre deux puissances qui ont besoin l’une de l’autre est ainsi possible, et le contexte international actuel s’y prête.

Dans le cadre de son initiative de la ceinture et de la route (Belt and Road Initiative), la Chine voit dans la France une cible de choix, et la visite d’Emmanuel Macron en janvier fut placée sous le signe de la volonté de Paris d’accompagner ce vaste projet et, potentiellement, d’entraîner les autres pays européens.

De son côté, la France voit dans la relation avec la Chine un moyen d’entretenir une influence internationale. La relation privilégiée s’est ainsi bâtie autour d’un consensus entre deux pays qui y voient l’opportunité de renforcer leur poids sur la scène internationale. Parallèlement, Paris et Pékin sont partenaires sur de multiples dossiers importants. Comme l’indique l’ambassadeur de France à Pékin Sylvie Bermann, « aux partenariats dits structurants, qui recoupent les grands contrats (nucléaire, aéronautique, spatial et ferroviaire) s’ajoutent aujourd’hui des dossiers innovants : développement durable, services, qui correspondent aux priorités définies dans le douzième plan quinquennal adopté par l’Assemblée nationale populaire » en mars 2011 (3). Certes, les échanges commerciaux restent limités en comparaison avec les autres pays européens, mais ils portent sur des dossiers importants, et impliquant directement les pouvoirs publics chinois, que ce soit dans l’énergie ou les transports.

Le problème n’est donc pas le changement de perception côté français, mais l’évolution de la Chine au cours des quatre dernières décennies, et son poids sur la scène internationale. La relation privilégiée a ainsi peu à peu évolué vers un partenariat asymétrique, dans lequel la France peine à s’imposer face à un acteur devenu superpuissance. Mais cette asymétrie ne rend cependant pas la France inutile et impuissante aux yeux de la Chine, qui mise sur un renforcement du partenariat.

Dialogue élargi avec Tokyo et New Delhi

Qualifiée de pierre angulaire de la présence américaine en Asie-Pacifique, la relation entre le Japon et les États-Unis est aujourd’hui soumise à des interprétations quant à sa fiabilité, sa profondeur et surtout sa durée. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump ne fut en ce sens qu’un accélérateur d’une tendance déjà perceptible. Le partenariat nippo-américain se caractérise ainsi actuellement par une relation de sécurité renforcée, mais également une entente politique fragilisée par des malentendus et des divergences d’analyse et d’approche. Le Japon cherche à s’autonomiser et se rapproche d’autres partenaires, mais demande aussi à Washington des garanties sur le maintien de l’alliance, inquiet d’une évolution qui ne lui serait pas favorable. Les politiques proactives d’Abe, comme celles de Koizumi avant lui, montrent que le Japon ne se satisfait plus de la seule protection américaine. Comme l’a fait remarquer Abe dans son discours à la 183e session de la Diète, le 28 janvier 2013 : « Il nous sera primordial de développer une diplomatie stratégique basée sur les valeurs fondamentales que sont la liberté, les droits de l’homme, la régulation par les lois ; et nous voyons le monde comme un tout, comme si nous regardions une mappemonde, au lieu de nous concentrer sur des relations bilatérales avec les pays voisins » (4). Dans le cadre de la refonte des équilibres internationaux, le Japon souhaite forger et solidifier des alliances. Ainsi, une coopération accrue avec l’Union européenne répond à la dynamique de création d’un environnement stable et prospère à échelle internationale. L’UE est une alliée de choix pour le Japon dans sa course au maintien du statu quo dans la région. De plus, le Japon doit s’assurer de l’interopérabilité de ses forces avec celles de ses alliés. Dans ce contexte, le dialogue stratégique avec la France est considéré comme indispensable à Tokyo. Il est également jugé indispensable à Paris, les deux pays convergeant sur une multitude de questions diplomatiques et stratégiques (le communiqué de la dernière conférence « 2+2 » à Tokyo, en février 2018, a ainsi rappelé l’engagement des deux pays sur la question nucléaire nord-coréenne), tandis que les relations commerciales et culturelles ne cessent de croître en parallèle à l’intensification des échanges entre l’UE et le Japon, concrétisée par la signature d’un accord de libre-échange en juillet 2017.

Avec l’Inde, la France cherche également à renforcer les échanges commerciaux mais aussi le partenariat stratégique, et la visite d’Emmanuel Macron n’a fait que confirmer la volonté de la France, présente dans l’océan Indien, d’élargir son dialogue avec New Delhi. En ce sens, son déplacement ne s’est pas limité à l’annonce de nouveaux contrats, mais il a également réaffirmé la volonté de Paris de promouvoir une multipolarité et une meilleure coopération avec les puissances émergentes. Reste la question du gros dossier diplomatique et stratégique actuel, la Corée du Nord, sur lequel la position française reste quelque peu en retrait. Compte tenu du changement de paradigme dans la relation Séoul-Pyongyang, et dans le même temps des difficultés rencontrées par les États-Unis et même la Chine pour jouer un rôle d’arbitre, il serait bienvenu de réfléchir rapidement à un dialogue stratégique avec la Corée du Sud.

Notes

(1) Jacques Hubert Rodier, « La France est-elle en train de basculer vers l’Asie ? », Les Échos, 19 mai 2014.

(2) François Godement, « France’s “pivot” to Asia », Policy Brief, ECFR, 12 mai 2014.

(3) Sylvie Bermann, « La France en Chine », Revue Défense nationale, no 742, été 2011, p. 137.

(4) « Policy Speech by Prime Minister Shinzo Abe to the 183rd Session of the Diet, Monday, January 29, 2013 », site internet du Kantei (Premier ministre) (http://​japan​.kantei​.go​.jp/​9​6​_​a​b​e​/​s​t​a​t​e​m​e​n​t​/​2​0​1​3​0​1​/​2​8​s​y​o​s​i​n​_​e​.​h​tml).

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°44, « Géopolitique de la France », avril-mai 2018.

Légende de la photo ci-dessus :
Le 9 janvier 2018, lors d’une visite d’État de trois jours d’Emmanuel Macron en Chine, ce dernier est reçu à Pékin par son homologue chinois Xi Jinping. Alors que le président français a promis de revenir une fois par an en Chine, ce déplacement, qui a été l’occasion de signer de nombreux contrats, s’inscrivait sous le signe des enjeux économiques et écologiques, Paris et Pékin ayant annoncé leur intention de resserrer leurs liens pour assumer une position de « leaders sur les tendances internationales » et face aux défis mondiaux. (© Xinhua)

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