Magazine Moyen-Orient

L’histoire du salafisme : ses pièges et ses mythes

Définir le salafisme n’est pas mince affaire. Même en reconnaissant que toute notion abstraite est sujette à débats, force est d’admettre que ce courant de l’islam se situe dans une classe à part. Il suffit de survoler à peu près n’importe quel article encyclopédique publié au cours des vingt-cinq dernières années pour constater que le consensus académique peine à masquer la persistance de certaines incohérences. On y lira, par exemple, que le salafisme est un mouvement de pensée né au XIXe siècle, mais qu’il existait déjà sous diverses formes entre les IXe et XVIIIe. Comment doit-on alors comprendre ses origines ?

On lira que, selon les époques, le salafisme était soit puritain et littéraliste, soit moderniste et progressif, sans toutefois que la disparité entre les deux tendances puisse être expliquée de façon rigoureuse. Si quelques auteurs admettent qu’il s’agit là d’un paradoxe embêtant, la plupart préfèrent escamoter la question et évitent de s’attarder à la dimension historique du salafisme par peur de s’embourber dans le doute. Les incohérences perdurent. Bon gré, mal gré, elles sont tolérées, voire rationalisées, sous prétexte que le salafisme est un phénomène complexe, mais aussi parce que la littérature secondaire nous a habitués à accepter l’existence de ces deux types de salafisme.

Un examen plus approfondi des axiomes sur lesquels se fonde cette littérature révèle que plusieurs erreurs s’y sont glissées. Pourquoi ? Une des principales difficultés que pose l’analyse du salafisme tient au fait que le mot lui-même participe à plusieurs jeux de langage sans que les chercheurs en soient toujours conscients. À titre d’exemple, on parle de « salafisme » ou de salafiyya (son équivalent arabe) tantôt comme d’un substantif endogène utilisé par les musulmans eux-mêmes, tantôt comme d’une catégorie analytique exogène dont les sciences sociales sont libres de stipuler le sens. Il suffit de négliger cette distinction un tant soit peu pour que naissent toutes sortes de malentendus. De la même manière, on parle tantôt du salafisme comme d’un phénomène historique qui s’inscrit dans la durée, tantôt comme d’un concept servant uniquement à désigner une frange de l’activisme musulman contemporain. Il ne faut donc pas omettre de contextualiser l’usage de ce label et de ses dérivés, puisque la façon dont les salafistes d’aujourd’hui définissent l’épithète « salafiste » ne correspond pas exactement à ce qu’entendaient les musulmans du Moyen Âge par ce mot.

Préciser de quoi l’on parle

Bien que la confusion entre ces divers jeux de langage s’opère souvent de manière involontaire, elle reste lourde de conséquences et contribue à induire en erreur ceux qui cherchent à comprendre l’histoire du salafisme. Avant de se perdre en conjectures sur ses origines, il faut d’abord se poser une question d’ordre philosophique. Pourquoi invoquons-nous cette notion de « salafisme » pour décrire certains courants de pensée ou pour catégoriser certains individus ?

Les chercheurs retiennent généralement un ou plusieurs des trois critères suivants pour identifier les présumés tenants du salafisme à travers l’histoire. Sont rangés sous ce vocable : ceux dont la personnalité, les idées ou les activités correspondent à une définition du salafisme qui semble suffisamment plausible ou crédible ; ceux que les sources secondaires identifient formellement comme salafistes, peu importe la raison ; ceux qui ont employé les termes salafi ou salafiyya pour se définir eux-mêmes ou pour décrire leurs activités. Ces trois critères se fondent, respectivement, sur des inférences discutables, des arguments d’autorité et des considérations empiriques lexicales. Bien qu’aucun d’entre eux ne soit inapplicable, ils ne possèdent pas tous la même valeur épistémologique.

Le premier type de critère a le désavantage d’amener les chercheurs à retracer l’histoire du salafisme en suivant l’écho de leurs propres voix. Les récits qui en résultent deviennent alors la réfraction historique d’une conception récente, et parfois bien arbitraire, de la pensée islamique. Ces récits subjectifs tendent également à être infalsifiables, dans la mesure où les chercheurs n’ont qu’à réajuster ce qu’ils entendent par « salafisme » ou à plaider leur droit à définir cette catégorie comme bon leur semble pour justifier les conclusions historiques auxquelles ils souhaitent arriver.

Le deuxième type de critère, quant à lui, est tributaire d’une confiance souvent trop aveugle en l’historiographie. L’idée, encore fort répandue, selon laquelle le réformateur perse ­Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897) et l’Égyptien Mohamed ­Abduh (1849-1905) sont les pères du salafisme en est un parfait exemple. Cette croyance provient à l’origine d’une série d’affirmations sans fondements proférées par l’universitaire français Louis Massignon (1883-1962) entre 1919 et 1925. La plus commune d’entre elles, reprise par de nombreux islamologues, est celle voulant qu’Al-Afghani et Abduh aient fondé, en 1883, le prétendu parti réformiste des salafiyya. Bien que personne ne conteste le fait que les deux hommes soient devenus les fers de lance d’un mouvement de réforme moderniste, cette affirmation est pour le moins trompeuse. Rien n’indique qu’Al-Afghani et Abduh se soient considérés salafistes ou qu’ils aient fait usage du slogan salafiyya. Au contraire, les sources primaires de l’époque révèlent qu’une telle éventualité aurait été plutôt saugrenue. On aura beau invoquer mille raisons pour conserver cette appellation, il n’en demeure pas moins qu’elle découle d’une idée fautive qui contredit la façon dont les savants musulmans du XIXe siècle – y compris Abduh – définissaient le terme « salafiste ».

Le troisième type de critère se distingue des autres parce qu’il permet justement de jalonner l’histoire du salafisme en fonction de l’émergence d’un vocabulaire endogène s’y rattachant. C’est donc le salafisme dans sa dimension lexicale qui devient ici l’objet d’étude, et non les idées ou les personnes que l’on choisit, à tort ou à raison, d’associer à cette catégorie. Selon cette approche, on peut affirmer que l’usage du mot technique salafi pour décrire des individus date au moins du XIIe siècle et pourrait remonter au Xe si l’information contenue dans certaines sources postérieures s’avère exacte. Par contre, un examen des sources primaires arabes indique que le terme « salafiste » était beaucoup plus rare au Moyen Âge qu’il ne l’est aujourd’hui et, surtout, que sa signification était plus restreinte.

Une étymologie théologique issue de l’hanbalisme

Du XIIe siècle à l’orée du XXe, sauf exception, être salafiste voulait dire être un tenant de la théologie hanbalite quant à l’interprétation des attributs divins. Le hanbalisme avait cette particularité qu’il était une école à la fois de droit et de théologie, bien que ces deux aspects ne fussent pas indissociables. Ses partisans pouvaient être d’obédience chaféite ou malékite en droit, par exemple. Sur le plan strictement théologique, le hanbalisme se distinguait par son fort degré de fidéisme et son rejet du rationalisme. Contrairement aux mutazilites et aux acharites (1), les tenants du credo hanbalite préféraient décrire Dieu de la façon dont il se dépeint lui-même dans le Coran et de la façon dont le prophète Mahomet (570-632) l’avait décrit, sans chercher à comprendre le comment de ces attributs ni à réinterpréter leurs sens obvies. Dans cette optique, les attributs divins les plus ambigus, incluant ceux qui semblent revêtir un caractère humain (tels que la main de Dieu, sa face, son ouïe, etc.), doivent être compris de façon littérale, sans pour autant insinuer que Dieu et sa création soient comparables. Autrement dit, la théologie hanbalite prône l’affirmation (ithbat) des attributs divins dans leurs sens propres, sans recourir ni à la méthode dialectique (kalam) ni à l’interprétation métaphorique (tawil) et sans sombrer dans l’anthropomorphisme.

Cette théologie s’est raffinée au cours des siècles, tout particulièrement sous l’influence d’Ibn Taymiyya (1263-1328), et les termes la désignant se sont multipliés. Bien que ses tenants fussent souvent présentés comme « hanbalites en credo », ils n’appréciaient pas toujours la connotation individuelle de ce ­label. Sur une question aussi fondamentale que celle de l’interprétation des attributs divins, dont se servaient régulièrement les savants pour départager les « orthodoxes » des « hérétiques », les hanbalites ne voulaient pas laisser sous-entendre que leur théologie dérivait des enseignements d’un seul homme, en l’occurrence le théologien Ahmad ibn Hanbal (780-855). C’est pourquoi ils s’approprièrent, entre autres expressions, la notion de « doctrine des ancêtres » (madhhab al-salaf), qui leur permettait d’invoquer l’autorité religieuse des ancêtres pieux. Cette locution revenait à dire que l’interprétation hanbalite des attributs divins était la doctrine des trois premières générations de musulmans les plus vénérables, doctrine qu’Ahmad ibn Hanbal n’avait fait que relayer.

De nombreuses sources primaires sont formelles à ce sujet : un « salafiste » était un hanbalite en matière de théologie, c’est-à-dire un tenant de cette « doctrine des ancêtres ». Au pluriel, on parlait alors des salafiyya (les « salafistes »). Ceux-ci pouvaient adhérer à n’importe quelle école de droit, voire à aucune, puisque l’épithète « salafiste », employée pour qualifier un individu, ne possédait pas de connotation juridique. Contrairement à ce que certains voudraient croire, l’étendue sémantique de ce label était fort limitée. Il ne désignait pas encore les partisans d’un intégrisme totalisant basé sur la stricte émulation des ancêtres en toutes choses, comme c’est le cas à notre époque.

La présence du mot « salafiste » dans certains écrits datant d’entre le XIIe et la fin du XIXe siècle pourrait laisser croire que le concept de « salafisme », tel qu’on l’entend aujourd’hui, existait lui aussi. Pourtant il n’en est rien. Jusqu’au début du XXe siècle, le terme correspondait au concept théologique de « doctrine des ancêtres » et non à celui, plus large, de « salafisme » (al-salafiyya) qui, lui, semble n’être apparu dans les textes arabes qu’à partir des années 1920. Il serait imprudent de dédaigner cette distinction et de la taxer de simple détail sémantique. En arabe, les deux concepts demeurent distincts : ils ne possèdent pas la même histoire et n’ont pas la même signification, bien qu’ils se recoupent.

Quand un terme technique devient populaire

Sur le plan lexical, donc, la notion de salafisme est de toute évidence une création moderne. Son émergence découle d’un processus de vulgarisation du terme « salafi » au tournant du XXe siècle. À la suite de l’avènement de la presse arabe et du développement d’un marché d’effendis lettrés, ce mot fit graduellement son apparition dans des écrits destinés à un plus large public. Des auteurs arabes qui écrivaient beaucoup et de façon plus ou moins rigoureuse (incluant des journalistes) commencèrent à utiliser le mot « salafi » de façon libre, quelque peu imprécise et parfois sans souci des convenances académiques. À la fois intrigant et ennobli d’une référence aux ancêtres pieux, le mot s’est avéré assez accrocheur pour être employé dans de nouveaux contextes et à divers escients, ouvrant du même coup la porte aux déviations sémantiques. Le mot fut d’ailleurs commercialisé à partir de 1909 avec la fondation, au Caire, de la Librairie salafiyya (al-Maktaba al-salafiyya), qui publia une revue du même nom de 1917 à 1918 et se dota, plus tard, d’une imprimerie. L’adjectif salafi, dans sa forme féminine, se mit alors à circuler comme jamais auparavant, tant dans le monde arabe qu’en Occident, où les orientalistes commencèrent à débattre de sa signification.

Ce n’est peut-être pas un hasard si Louis Massignon se mit à imaginer une généalogie fictive du mouvement salafi quelques mois seulement après que son proche collaborateur Lucien Bouvat (1872-1942) eut publié une recension du premier numéro de la Revue salafiyya (al-Majalla al-salafiyya). Selon ce dernier, le nom du périodique n’avait aucune signification conceptuelle ou religieuse et devait se traduire en français par la Revue rétrospective. Louis Massignon s’est aventuré à définir le mot d’une tout autre façon. Bien qu’il connût l’existence de la Librairie salafiyya depuis longtemps, ce n’est qu’en 1919 qu’il eut l’idée d’associer – improprement – le terme « salafiyya » à Al-Afghani et à Abduh. Or les fondateurs de la Librairie salafiyya n’ont eux-mêmes jamais laissé entendre que le nom de leur entreprise pouvait être l’étendard du mouvement progressif de réforme musulmane dont Al-Afghani et Abduh étaient les figures de proue. Cette croyance s’est développée à leur insu à la suite des interventions soudaines de Massignon.

En 1926, l’un d’eux a révélé que le nom de la librairie leur avait été suggéré par un savant syrien et qu’il faisait référence à la « doctrine des ancêtres ». Le savant en question, Tahir al-Jazairi (1852-1920), connaissait bien le sens technique de cette expression qui désignait la théologie hanbalite quant à l’interprétation des attributs divins (2). Les jeunes fondateurs de la librairie l’auraient-ils comprise différemment ? C’est possible. Chose certaine, ils semblent s’être davantage souciés d’assurer la rentabilité de leur entreprise que d’établir un lien cohérent entre son nom et une orientation théologique particulière. Ils vendaient à peu près n’importe quels livres ou manuscrits sur lesquels ils pouvaient mettre la main. Si leur souplesse commerciale a pu créer un flou, c’est quand même Louis Massignon qui, le premier, attribua explicitement un sens inédit au mot « salafiyya » et fabriqua un récit imaginaire de ses origines.

Qu’à cela ne tienne, les allégations de Massignon furent un succès dans le monde académique, puisqu’elles permettaient de donner un nom distinctif et d’allure endogène à un courant réformiste qui, jusque-là, n’en portait pas. Dans leurs typologies, les analystes pouvaient désormais parler de salafiyya, ou de salafisme, pour identifier les réformateurs modérés qui alliaient raison et révélation et qui recherchaient un équilibre entre le progrès moderne d’inspiration occidentale et une tradition musulmane épurée. Cette dénomination répondait à un besoin de catégorisation. Dans la mesure où elle apparaissait crédible et pouvait s’expliquer, il importait peu qu’elle soit inexacte et qu’elle fasse fi du sens technique et théologique que le mot « salafiste » avait acquis depuis des siècles.

Cette définition du salafisme comme « école réformiste ­d’Abduh » fut éventuellement adoptée par des universitaires arabes ayant étudié en Europe. Ceux-ci servirent de courroies de transmission au Moyen-Orient. C’est toutefois au Maghreb, et particulièrement au Maroc, que cette idée s’est le plus solidement implantée. Allal al-Fassi (1910-1974), réformateur et patriarche du nationalisme marocain, a admis que lui et certains de ses camarades avaient été touchés par les propos sur le salafisme qu’avait tenus Émile Dermenghem (1892-1971), journaliste et arabisant français envoyé au Maroc pour couvrir la guerre du Rif (1921-1926). Au milieu des années 1920, ils se lièrent d’amitié avec lui, et Al-Fassi n’a pas manqué l’occasion de lui rendre visite à Paris en 1933. Dermenghem avait emprunté sa définition du salafisme à Louis Massignon et c’est une définition similaire qu’Al-Fassi s’appropria et se mit à promouvoir par écrit à partir des années 1930. Selon ce dernier, le salafisme était synonyme d’un vaste mouvement de renouveau musulman lié à Al-Afghani et Abduh. Chez Al-Fassi, le mot « salafiste » n’a ainsi jamais revêtu de connotation théologique hanbalite. C’est ce qui explique la curieuse habitude qu’il avait de se présenter comme un tenant du salafisme tout en professant son attachement inébranlable à la théologie acharite.

Al-Fassi fit donc sienne une conception du salafisme dont l’origine, pour autant que l’on sache, était européenne. S’il fut le premier réformateur musulman à définir le salafisme comme « école réformiste d’Abduh » de façon aussi explicite et à s’en réclamer, d’autres, en Algérie par exemple, lui ont emboîté le pas. À ce jour, c’est dans la littérature sur le Maghreb que cette définition du salafisme demeure la plus présente.

Un concept dépassant le cadre théologique

Pourtant, n’y avait-il pas déjà des salafistes modernistes en Égypte et en Syrie ottomane au début du XXe siècle ? En un sens oui, mais il ne faudrait pas croire qu’ils souscrivaient à un quelconque « salafisme moderniste ». Pour eux comme pour leurs prédécesseurs depuis le Moyen Âge, être salafiste voulait dire être un tenant de la doctrine des ancêtres, ou doctrine hanbalite, en théologie. Mohamed Rachid Rida (1865-1935), le disciple d’Abduh basé au Caire, en était un. Les Syriens Tahir al-Jazairi et Jamal al-Din al-Qassimi (1866-1914) adhéraient eux aussi au credo salafiste. Cependant, leur volonté de prôner des réformes modernistes sur des questions d’ordre social, politique ou culturel n’était pas consubstantielle à leurs convictions théologiques. Il s’agissait là de deux facettes distinctes que ­Massignon et ses émules semblent avoir confondues. Tout salafiste n’était pas automatiquement partisan du modernisme musulman, et vice versa. Les wahhabites d’Arabie, par exemple, se décrivaient parfois eux-mêmes comme salafistes en credo, et ce depuis le XIXe siècle, puisqu’eux aussi adhéraient à la théologie hanbalite. Pourtant, ils n’avaient guère de considération pour le modernisme musulman. À l’inverse, Al-Afghani et Abduh étaient sans conteste des chantres du modernisme musulman, mais n’étaient vraisemblablement pas salafistes en credo.

Le processus de vulgarisation du terme « salafiste » a néanmoins permis aux activistes musulmans d’en élargir la portée. Par son ambiguïté croissante, mais aussi à cause de son potentiel sémantique, le mot s’est graduellement mis à dépasser le cadre de la théologie. À partir des années 1920, certains réformateurs, tel Rachid Rida, y ajoutèrent une dimension juridique explicite. Pour eux, être « salafiste » ne voulait plus seulement dire être hanbalite en credo, mais aussi être indépendant de toute école traditionnelle de droit musulman. L’appel à l’ijtihad – c’est-à-dire à l’effort d’interprétation personnelle de la révélation et des sources premières – n’avait rien de nouveau, mais il allait désormais être considéré comme l’apanage des salafistes. Ce n’était pas nécessairement le cas lors des siècles précédents.

Cette première phase d’expansion conceptuelle semble avoir favorisé l’émergence de la notion de « salafisme » (al-salafiyya) dans la littérature arabe. Puisque « salafiste » ne dénotait plus uniquement l’adhésion à la « doctrine des ancêtres » en théologie, il fallait bien que l’épithète se réfère à un concept plus large, le salafisme. On le vit naître comme substantif au milieu des années 1920 et sa nouveauté donna lieu à des débats afin d’en définir les contours.

Au milieu du XXe siècle, pour des raisons sociopolitiques souvent liées à la lutte anticoloniale et aux défis posés par les indépendances, les tenants du salafisme délaissèrent progressivement leur intérêt pour la réforme moderniste – pour peu qu’ils en démontraient – et concentrèrent encore plus leurs efforts sur la purification du dogme et de la pratique religieuse. C’est en réponse à cette conjoncture qu’une deuxième phase d’expansion conceptuelle débuta. La surenchère de pureté sans cesse grandissante au sein des cercles salafistes poussa certains penseurs à étendre le concept au-delà de la théologie et de la jurisprudence, leur permettant ainsi de mieux cerner les « vrais » adeptes de l’islam originel dans tous ses aspects. C’est donc à partir des années 1970, à une époque où l’islam politique en imposait, que le salafisme commença à être présenté comme une sorte d’idéologie totalisante. Depuis, il est devenu presque inévitable d’en parler comme d’une méthodologie (manhaj) et non simplement comme d’une doctrine. La « méthodologie salafiste » est à la fois une théorie de la connaissance et l’application de celle-ci à toutes les facettes de l’existence : théologie, droit, politique, moralité, habillement, etc. Contrairement à la situation qui prévalait encore au début du XXe siècle, il ne suffit plus aujourd’hui d’interpréter les attributs divins selon la théologie hanbalite pour être considéré comme un salafiste à part entière.

Notes
(1) École théologique sunnite fondée par Abou al-Hassan al-Achari (874-936), l’acharisme se caractérise par une position mitoyenne entre le traditionalisme hanbalite et le mutazilisme (branche du VIIIe siècle basée sur le rationalisme).

(2) Tahir al-Jazairi, Al-Jawahir al-kalamiyya fi idah al-aqida al-islamiyya, Dar Ibn Hazm, 1986.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°33, « Salafisme : un islam mondialisé ? », janvier-mars 2017.

À propos de l'auteur

Henri Lauzière

Professeur au département d'histoire de la Northwester University de Chicago (Etats-Unis) ; auteur de The Making of Salafism : Islamic Reform in the Twentieth Century (Columbia University Press, 2016).

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