Les services de renseignement du monde arabe (appelés moukhabarat au Machrek) cristallisent, dans les imaginaires occidental et moyen-oriental, tous les vices et fautes qu’on impute aux régimes qu’ils servent. Les changements politiques intervenus après les événements de 2011 ont mis en lumière la place particulière (sécuritaire, certes, mais aussi politique et sociale) qu’ils occupent dans ces États. Aussi, avant de se demander comment ils peuvent – ou pas – accompagner les réformes, il est indispensable de caractériser ces « systèmes » dans leurs points communs comme dans leurs nuances.
Les États arabes – et les services de renseignement qui leur sont devenus indispensables – sont d’abord le résultat d’un contexte historique. Après quatre siècles de domination ottomane, suivis de la colonisation européenne, la prise de conscience collective au Congrès arabe de Paris (juin 1913) n’a pas suffi à empêcher les mandats en Orient, pas plus que la formation de la Ligue arabe en 1945 n’a évité la création d’Israël en 1948. Se percevant comme le fruit d’une histoire de délaissement et de mépris, ces États ont formalisé une idéologie mobilisatrice, le nationalisme, et ont cru trouver une voie de redressement dans l’établissement de régimes autoritaires laïques, facilité par le contexte de la guerre froide : à partir des années 1950, de nouveaux régimes s’imposent en Égypte, en Syrie, en Irak, au Yémen, en Algérie, en Libye, et des tentatives de putschs ébranlent le Maroc et le Soudan.
Rythmée par les défaites face à Israël, cette période débouche sur une décennie de terrorisme d’État (1970-1980). Parallèlement, les systèmes politiques se bloquent (échec politique, économique et social), ce qui ne laisse d’autre alternative sérieuse que l’islamisme (1981 : assassinat du président égyptien Anouar el-Sadate ; 1987 : création du Hamas ; 1991 : victoire du Front islamique du salut aux élections législatives en Algérie, entre autres exemples). L’enlisement des négociations du processus de paix et les guerres menées en Irak (1990, 2003) exacerbent le sentiment de la partialité de l’Occident et de son hostilité envers les Arabes et les musulmans. L’islamisme, toléré si ce n’est encouragé par les régimes autoritaires comme exutoire, voire « identitaire » (Arabie saoudite), instrumentalisé par les régimes comme « arme » à l’extérieur (guerre d’Afghanistan entre 1979 et 1989), et soutenu par l’Occident contre les régimes marxistes, monte inexorablement.
Les régimes arabes se sont ainsi installés dans une attitude de grande méfiance à l’égard de l’Occident, considéré comme le soutien inconditionnel d’Israël ; contre les autres États arabes, accusés de « trahir la cause » (notamment les monarchies du Golfe) ; contre les oppositions internes (l’effet « dictature » se conjugue à celui de l’état de guerre). À ce jour, six ans après les « révolutions », rien n’a changé. En dépit des divisions et des différences, ces États, où la décolonisation a amené la montée au pouvoir d’élites nouvelles, par le biais principalement des forces armées et de sécurité, ont créé des systèmes où les services de renseignement et de sécurité sont devenus la colonne vertébrale des régimes et présentent un certain nombre de traits communs quant aux missions et à leurs modes d’action.
Des missions et des méthodes communes
Quels que soient les régimes et leur histoire, les missions confiées aux services de renseignement sont les mêmes :
- garantir la pérennité du régime face au danger intérieur (par le contrôle de la population et la neutralisation des opposants) et face au danger extérieur (surveillance des diasporas) ;
- promouvoir des ambitions régionales, qui représentent les véritables enjeux des politiques extérieures arabes, sous le couvert du panarabisme : celui qui illustre le mieux la « cause arabe » (ou « islamique ») a vocation à proposer son leadership et à s’imposer dans la région. Cette mission passe le plus fréquemment par le soutien à des causes « justes » (et leur instrumentalisation) : kurde (chez les voisins), sahraouie…
On peut citer comme exemple les Moudjahidine du peuple iranien accueillis par Saddam Hussein (1979-2003) ;
- soutenir des visées internationalistes ou universalistes : ce cas, plus rare, rendu possible par une situation intérieure plus simple et favorisé par des moyens financiers qui permettent d’acheter le « rayonnement », a été particulièrement illustré par la Libye de Mouammar Kadhafi (1969-2011), qui a multiplié les projets panarabes ou panafricains, mais aussi par les projets d’extension de l’influence wahhabite saoudienne ou la politique extérieure du Qatar.
Les modes opératoires et les outils sont aussi les mêmes :
- le clientélisme, tout d’abord, car dans des sociétés restées traditionnelles et marquées par la corruption administrative, le pouvoir s’exerce en grande partie par les « services rendus » ;
- le recours à la violence, ensuite. Il n’est pas toujours le fait d’échelons subalternes incompétents emportés par leur zèle ; l’exercice d’une certaine violence fait partie de la conception qu’on se fait de l’effectivité du pouvoir. Rapidement, son influence (au mieux) sur le terrorisme international, ou son utilisation, est apparue comme un outil légitime ;
- enfin, s’adaptant aux évolutions propres à l’Occident, les États arabes et leurs services ont compris les avantages que pouvaient leur procurer, d’une part, l’utilisation des organisations à vocation internationale, étatiques ou non, de propagande, de promotion ou de charité (Qatar, Arabie saoudite – on pense, par exemple, à la chaîne d’information Al-Jazeera), et, d’autre part, la manipulation de l’Occident. L’exemple le plus frappant est la coopération antiterroriste. Pour les services de renseignement arabes, utiliser le terrorisme est à la fois légitime (répondre à la « menace » israélienne) et efficace pour protéger le régime, pour servir des ambitions régionales et pour promouvoir des causes « universelles ».
Agir directement est cependant risqué. Il vaut mieux instrumentaliser (le groupe terroriste est conscient du rôle qu’on lui fait jouer) ou manipuler (dans ce cas, il ne s’en rend pas compte), voire simplement sous-traiter. La Syrie s’est fait une spécialité de la création de groupes fondamentalistes terroristes à usage externe. Le problème est que ces groupes finissent un jour ou l’autre par échapper à leur sponsor. En revanche, la coopération antiterroriste avec l’Occident paie : la Syrie a joué ce jeu après la guerre du Golfe de 1990-1991, ce qui a rendu le régime « fréquentable » pendant encore quelques années. La Libye en a aussi recueilli des profits : en 2009, les services de renseignement libyens avaient des programmes de coopération (avec formation) avec la CIA et travaillaient en liaison avec les services britanniques pour les aider à infiltrer les réseaux fondamentalistes situés au Royaume-Uni, et se sont vu livrer des opposants en échange.
Enfin, les principes d’organisation et les règles de fonctionnement sont les mêmes partout. La règle absolue est que moins un régime se sent légitime, plus il multiplie les services et les met en concurrence. Le service dominant varie selon l’évolution du régime, les changements de sa politique et les personnalités en place. Une deuxième règle, plus pratique mais universelle, est d’effectuer un recrutement pléthorique qui multiplie les obligés du régime et ses informateurs, mais qui, en retour, multiplie aussi les incompétences. Enfin, troisième principe, les services sont plutôt attribués selon des critères communautaires.
Une force de l’ombre aux pouvoirs exorbitants
Les services de renseignement arabes détiennent des pouvoirs exorbitants, bénéficient de l’impunité et jouissent de nombreux privilèges. Mais ils sont aussi des acteurs incontournables de la politique intérieure et extérieure des États. L’importance de ces services ne vient pas seulement de la capacité de nuisance qui leur a été attribuée : leurs effectifs nombreux et le clientélisme leur ont fait jouer un véritable rôle social qui est allé jusqu’à l’exercice d’une certaine justice de paix informelle que les administrations étaient bien incapables d’assumer. En outre, le prestige lié au pouvoir a canalisé vers eux des hommes incontestablement compétents. Par ailleurs, certains services ont joué un rôle diplomatique. Pour les États arabes, les questions de politique étrangère importantes sont en général les questions régionales, souvent traitées de façon préférentielle dans les coulisses, et les services de renseignement en ont souvent été chargés.
Il existe pourtant une grande diversité, souvent liée à l’histoire ; la situation, les hommes, les politiques possibles sont en constante évolution et modifient la position réelle de ces services dans l’État. Sans que les situations soient figées dans le temps et dans l’espace, les services de renseignement peuvent être classés en trois catégories : outils du pouvoir, centres de pouvoir ou centres du pouvoir. La majeure partie des États qui nous intéressent sont ceux où les services de renseignement sont de simples outils du pouvoir politique. C’est le cas des monarchies du Golfe : polarisés sur la protection politique du pouvoir, leurs services s’occupent beaucoup des islamistes extrémistes. Certains États (Arabie saoudite, Qatar) tentent aussi de manipuler ces extrémistes, et l’Occident par la même occasion, qui sont entièrement soumis à leur autorité.
En Jordanie, les services sont dans les mains du souverain et se consacrent à la lutte antiterroriste et à la surveillance des islamistes. Au Maroc, la Direction générale des études et de la documentation (DGED) et la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST) ont été reprises en main par la monarchie en 1983. La première s’est d’ailleurs vu donner pour la première fois un directeur civil, en la personne d’un ami personnel du roi, Mohamed Yassine Mansouri, en 2005. Dans les Territoires palestiniens, la Sécurité préventive et les Renseignements généraux travaillent avec les Occidentaux et contre le Hamas. Les services de ce dernier, à Gaza depuis 2006, y mènent une activité qui suit les directives politiques du mouvement (y compris dans les rapports complexes avec l’Iran).
En dehors du monde arabe, le ministère du Renseignement et de la Sécurité de la République islamique d’Iran doit aussi compter avec les pasdaran. Il est donc effectivement un organe important du pouvoir politique, mais il reste soumis à une double hiérarchie institutionnelle (le Guide suprême et la présidence). La Turquie présente un cas intéressant, car on a pu se demander, jusqu’à une époque récente, si les services – dans ce cas, l’Organisation nationale du renseignement (MIT) – n’étaient pas un organe d’influence sur le politique. Le MIT, service mixte (civils et militaires) confié à Hakan Fidan (un proche de Recep Tayyip Erdogan), a aidé à purger les services, l’armée et les autres administrations. Il a aussi été le bras armé du chef de l’État dans sa politique envers le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les djihadistes en Syrie et en Irak. Muni des pouvoirs renforcés qu’il souhaitait, le président Erdogan prépare une refonte du système de renseignement, où les prérogatives du MIT seront réduites grâce à la division des services.
La Tunisie constitue le seul exemple d’État qui entame une véritable réflexion sur la sécurité nationale (1). Zine el-Abidine ben Ali (1987-2011), bien qu’ancien militaire, avait confié la sécurité de son régime à la police, toute-puissante mais à ses ordres. Après quelques errements liés au contexte dans lequel s’est mis en place le nouveau régime, et du fait de la cohabitation, ce ne sont pas tant les méthodes des services qui sont mises en cause que la définition même des objectifs et des priorités de la stratégie sécuritaire. Ils sont toujours aux ordres du pouvoir politique.
Un rapport au pouvoir complexe et changeant
Dans nombre d’États du monde arabo-musulman, les services de renseignement semblent exercer une plus grande influence sur les instances politiques et constituent de véritables centres de pouvoir. Que cette influence soit active ou passive, elle leur procure une marge d’autonomie et une impunité hors norme. Le Liban est un cas illustratif, car les services y représentent avant tout des garanties pour les communautés plutôt que des organes d’influence. C’est d’ailleurs ce qui explique la persévérance des sunnites à se doter, en 2006, d’un véritable service de renseignement qui leur faisait défaut. Au Yémen, les services sont naturellement marqués par le fait tribal, qui est le véritable centre du pouvoir. L’Irak constitue un excellent exemple à la fois de services conçus comme « garantie » communautaire et de retour à la culture de l’ancien régime, malgré l’avènement d’un système démocratique. Sous Saddam Hussein (1979-2003), les services étaient mis en concurrence permanente et soumis au raïs. L’Iraqi national intelligence service (INIS), créé en 2004 par la CIA avec le général Mohamed Abdallah al-Shahwani, n’a pas tardé à être repris en mains par le Premier ministre. L’influence iranienne est difficile à établir précisément, la priorité des services étant la lutte contre Al-Qaïda et l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech). Il demeure que, dans un État qui se reconstruit difficilement et qui peine à reconstituer l’unité nationale (sécession larvée des tribus sunnites, quasi-nécessité de recourir aux milices chiites contre Daech, sans parler des services kurdes ou asayesh, de loyauté clanique), les services représentent – y compris à l’égard de l’Occident – un vecteur d’influence important, même s’il reste dépendant du régime. En Libye, les services étaient aux ordres de Kadhafi. Pour autant, on peut souligner le rôle un peu flou qu’a pu jouer Moussa Koussa, qui était chargé des négociations avec les Occidentaux et qui a fait défection au Qatar au début de la révolution. La Syrie, enfin, a systématisé la mise en concurrence permanente des services, toujours étroitement tenus par le pouvoir, et l’alternance dans les cercles dirigeants. Quoi qu’il en soit, leur contrôle quotidien de la vie sociale et administrative, sous tous ses aspects, leur a toujours donné une influence considérable dans l’État. Tous ces exemples montrent que les pays où les services ont le plus de pouvoir sont ceux où l’État – ou le régime – a la légitimité la plus faible.
Reste le cas de pays où l’on a voulu voir dans les services le véritable centre du pouvoir : le plus emblématique est l’Algérie. Tout le monde a connu le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dirigé par le général Mohamed Mediène, alias Toufik, qui aurait eu pendant 25 ans plus de pouvoir en Algérie que John Edgar Hoover, directeur du FBI entre 1924 et 1972, à sa meilleure époque aux États-Unis. Ni la presse, ni les milieux culturels, ni les administrations, ni la police n’étaient hors de son contrôle. Abdelaziz Bouteflika lui a dû sans doute son élection en 1999 et ses trois réélections successives ; Mediène est crédité d’avoir, pour ce faire, imposé à l’armée un compromis avec la présidence. Pour autant, Toufik a été contraint à la démission en 2015 et le DRS démantelé. Il faut donc réviser les analyses sur le DRS et s’intéresser moins à la puissance relative des services qu’à la question du partage du pouvoir à la tête de l’Algérie, et à celle d’un rééquilibrage où l’armée a trouvé son compte.
L’Égypte présente un cas de figure similaire. Le général Omar Souleiman, directeur du Service de renseignement général (GIS) de 1993 à janvier 2011, gérait les dossiers diplomatiques les plus sensibles de l’ancien régime : pays frontaliers, Nil, question palestinienne. Dernier vice-président de Hosni Moubarak (1981-2011), évincé par le nouveau régime, il a pris soin de confier ses dossiers aux services de l’armée que Mohamed Morsi (2012-2013) n’est jamais parvenu à investir. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, avant d’accéder à la présidence en 2014, avait été le directeur des Renseignements militaires, puis le chef du Haut Conseil militaire. Mais au-delà de l’homme, il s’agit ici aussi de la place générale de l’armée dans le pays, armée dont on connaît le rôle dans la déstabilisation des dernières années de Moubarak, notamment sur le dossier de sa succession.
La réforme des services, un préalable à la démocratie ?
À la lumière des événements de ces six dernières années, deux questions surgissent : celle de la compétence des services de renseignement (ils n’ont su prévoir ni empêcher aucune révolution) et celle du lien entre leur puissance supposée dans l’État et le caractère non démocratique des régimes. Pour la première, il convient de les juger selon les orientations qu’ils recevaient du pouvoir : la polarisation sur les opposants a masqué la dégradation des conditions socio-économiques, la progression des islamistes et les aspirations des jeunes générations à plus de liberté. En outre, en dépit de leur place dans l’appareil d’État, les services de renseignement arabes avaient-ils un rôle dans les processus de prise de décision et pouvaient-ils orienter les stratégies politiques ? Et, même s’ils avaient perçu ces évolutions, étaient-ils en mesure d’expliquer au pouvoir son déficit de légitimité ? Rien n’est moins sûr.
Si les bouleversements intervenus depuis 2011 ont d’abord conduit à une contestation de la place des services, la position de ces derniers a fini par se rétablir, soit sous la pression de l’instabilité interne (Tunisie), soit face à l’urgence de la lutte contre les extrémistes islamistes (avec la bénédiction de la communauté internationale). Globalement, les régimes ont peu changé. Est-ce parce que les services se sont maintenus ? Dès lors, une véritable réforme des régimes passerait prioritairement par la celle des services, et la transformation du secteur de la sécurité serait la clé de la démocratisation. Les réformes, satisfaisantes sur le plan intellectuel, ont fait souvent la preuve de leur inadéquation aux réalités locales (Afghanistan, Irak). Mais elles semblent répondre à des objectifs politiques occidentaux, puisque dès que la situation nous paraît menaçante pour nos propres intérêts (terrorisme), nous acceptons le retour de l’ancien régime (Égypte), quand nous ne l’encourageons pas.
Une vision plus pragmatique s’impose sans doute : les organes sécuritaires ne font qu’amplifier les défauts des systèmes politiques et sociétaux, et les services de renseignement des pays arabes sont avant tout l’expression des régimes qu’ils servent et des sociétés qui les sécrètent. Ceux du bloc soviétique, pourtant réputés, n’ont pas vu venir les révolutions en Europe orientale, et ce n’est pas leur réforme qui a produit des régimes démocratiques, mais l’inverse.
Toute évolution passe nécessairement par l’établissement d’un État de droit, au sein duquel la question du rôle et de la place des services sera posée et encadrée. Cette revendication de l’État de droit était au cœur des révolutions qui ont ébranlé les régimes arabes en 2011. Mais le contexte de la lutte internationale contre le terrorisme et les mouvements qui le génèrent ne se prête pas à la remise en cause immédiate et globale du système. C’est ce qu’a éprouvé la Tunisie entre 2011 et 2014. Et pourtant, c’est bien la Tunisie qui semble élaborer les prémices d’une réforme en posant les bases d’une transparence des politiques publiques de défense et de sécurité.
Note
(1) Farah Hached et Wahid Ferchichi (dir.), Révolution tunisienne et défis sécuritaires, Med Ali Éditions, 2015.