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Face à la Russie : des États baltes résilients et pragmatiques

Les États baltes ont d’abord peiné à faire entendre leurs inquiétudes concernant leur grand voisin. Mais avec l’annexion de la Crimée et le conflit en Ukraine, leurs méfiances sont désormais prises au sérieux, au point que certains, en 2014, ont ouvertement posé la question : se pourrait-il que les Baltes soient « les prochains » ?

Dès la restauration de leur indépendance en 1991, les États baltes n’ont eu de cesse de vouloir combler le vide sécuritaire dans lequel ils se trouvaient. Sans équivoque, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont refusé les garanties de sécurité que leur proposait en 1997 la Russie de Boris Eltsine, et fait connaitre leur souhait d’adhérer à la fois à l’Union européenne et à l’OTAN. Leur vœu se réalisera au printemps 2004. Le coup de semonce constitué en août 2008 par le conflit russo-géorgien va toutefois raviver l’inquiétude des trois pays : même s’ils sont désormais membres de l’OTAN, ils craignent de faire les frais d’une prochaine provocation de la Russie et dénoncent la naïveté des organisations euro-atlantiques, désireuses depuis le début des années 2000 de placer les relations avec Moscou sous le signe de la coopération. Il leur faudra attendre 2014, l’annexion de la Crimée et le début du conflit en Ukraine, pour que leurs préventions à l’égard de la Russie soient vraiment prises au sérieux par leurs alliés et partenaires de l’OTAN et de l’UE.

La croissance de l’activité militaire dans la région baltique

Le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, l’a constaté à l’été 2017 : l’activité militaire dans la région baltique ne cesse de s’intensifier depuis quelques années. Elle est le fait de tous les acteurs de la région, qui multiplient exercices militaires, déploiements de troupes et matériels, et provocations diverses. Deux discours prévalent dans la région, qui invoquent une attitude agressive du partenaire d’hier et se focalisent en grande partie sur ces trois petits États, les seuls pays anciens membres de l’URSS à avoir adhéré à l’OTAN : la Russie reproche à l’Alliance une attitude hostile à son encontre, concrétisée par son expansion constante depuis près de vingt ans, tandis que certains Alliés estiment que le flanc est se trouve menacé par l’attitude de la Russie dans son voisinage occidental.

La multiplication des exercices militaires et des provocations

Les exercices militaires organisés de part et d’autre de cette « ligne de front » symbolique sont de plus en plus nombreux et importants. Il s’agit de s’entrainer en élaborant des scénarios fictifs, mais aussi d’adresser un signal à l’autre partie qui, pour ne pas être adverse, n’en est pas moins désormais jugée inamicale. Par exemple, l’exercice annuel destiné aux conscrits estoniens à la fin de leur service militaire s’est mué depuis 2014 en instrument de dissuasion à l’encontre de la Russie, avec la participation de partenaires, otaniens ou pas ; « Spring Storm 2017 » a ainsi connu une envergure jusque-là inégalée, avec la participation de 9000 personnels. Autre exemple, la Russie organise tous les quatre ans l’exercice baptisé « Zapad », qui se déroule alternativement dans le district nord-ouest de la Russie, en Biélorussie ou dans l’enclave de Kaliningrad. Là encore, d’une session à l’autre, force est de constater l’augmentation des moyens (hommes et matériels) mobilisés.

Les provocations sont nombreuses aussi. On ne compte plus les incidents aux frontières, qu’elles soient terrestres, maritimes ou aériennes : arrestation, en septembre 2014, par les forces russes d’Eston Kohver, un agent des services estoniens de sécurité intérieure accusé d’espionnage et de franchissement illégal de la frontière ; différends entre navires civils et militaires et multiplication de mouvements supposés de sous-marins dans la Baltique ; fréquence des passages d’avions militaires russes sans plan de vol ni transpondeur, à proximité des espaces aériens des États baltes, entrainant la réaction immédiate des forces de l’OTAN qui assurent la police du ciel balte. L’appréciation de ces incidents diffère selon l’interlocuteur : en juin 2017, les médias russes ont fait savoir qu’un chasseur F-16 de l’OTAN s’était trop approché de l’avion du ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, au-dessus de la Baltique. Le Su-27 qui escortait l’avion du ministre a alors viré de bord, forçant le F-16 à s’éloigner et montrant au passage qu’il était armé. Selon la version de l’OTAN, il s’agissait d’une procédure standard qui consiste, lorsqu’un avion de l’OTAN « intercepte » un avion russe jugé un peu trop proche de l’espace aérien d’un des États baltes, à l’identifier de visu tout en maintenant une distance de sécurité, puis à s’éloigner.

Le déploiement d’hommes et de matériels

Le déploiement de militaires et de matériels dans la région est aussi en hausse et chacun accuse l’autre de déstabiliser l’équilibre instauré à l’issue de la guerre froide. L’enclave de Kaliningrad, qui accueille une partie de la Flotte de la Baltique, des sous-marins, plusieurs bases terrestres et deux bases aériennes russes, ne laisse pas d’inquiéter les pays voisins (1). La Russie a bâti à partir de ce territoire un système complet et moderne de défense aérienne (Anti-Access and Area Denial – A2/AD) par le déploiement de missiles sol-air de dernière génération S-400. En outre, les spéculations sur l’installation dans l’enclave de missiles Iskander – pouvant porter des têtes nucléaires – alimentent régulièrement les fantasmes.

Les États baltes et la Pologne, quant à eux, ont réclamé le renforcement du flanc est de l’Alliance. Cette dernière s’étant engagée en 1997 auprès de la Russie à ne pas installer de bases permanentes dans la région, seule une présence rotationnelle est possible. C’est chose faite depuis la décision prise lors du sommet de l’OTAN de l’été 2016 à Varsovie. Les mesures de réassurance consenties par l’Alliance dans les quatre pays se sont notamment concrétisées en 2017 par le déploiement de la Présence avancée renforcée (enhanced Forward Presence, eFP), qui a pour vocation de montrer la solidarité des pays de l’OTAN, leur détermination et leur aptitude à réagir en déclenchant une réponse alliée immédiate face à toute agression (paragraphe 40 du Communiqué final du sommet). Présenté comme un dispositif inédit de temps de paix, l’eFP articule une présence rotationnelle et volontaire de contingents multinationaux du volume d’un bataillon par pays couvert, autour de binômes nation-cadre/nation-hôte (2), avec un nombre variable de nations contributrices (la France a par exemple déployé au printemps 320 hommes et du matériel en Estonie). Il s’agit avant tout d’une mesure visant à obliger tout agresseur potentiel à se révéler. En cas de crise, les bataillons agiraient en soutien des forces armées des pays hôtes. Outre son caractère multinational et rotationnel, l’eFP met en avant l’interopérabilité puisqu’entre trois et huit nations sont impliquées simultanément selon les pays.

Peu avant de redevenir ministre de la Défense en juin 2017, l’Estonien Jüri Luik notait l’ambiguïté de l’eFP qui peut être perçue comme facteur accroissant le risque (3) : la Russie peut en effet y voir une opportunité pour tester les réactions et la crédibilité de l’Alliance. Dès lors, il conviendrait selon lui de penser préventivement les différents scénarios de crise possibles : compte tenu de la taille de l’eFP et de celle supposée de la puissance attaquante, un renforcement rapide serait nécessaire, ce qui n’irait pas sans difficulté logistique. D’où le souhait, souligne J. Luik, qui rejoint ici les demandes exprimées à maintes reprises par la Lituanie, de voir positionner à proximité des unités armées permanentes.

La trouée de Suwalki, talon d’Achille des États baltes

Une des inquiétudes majeures des États baltes dans la région porte sur cette bande de terre plate, composée de forêts et de lacs sur une centaine de kilomètres, faisant frontière entre Lituanie et Pologne et permettant de relier la Biélorussie et l’enclave de Kaliningrad. La trouée de Suwalki est le seul accès terrestre aux États baltes à partir des autres pays de l’OTAN et de l’UE. Si la Russie venait à déclencher une attaque rapide, les États baltes estiment qu’ils pourraient être facilement coupés de leurs alliés. Le dispositif A2/AD installé dans l’enclave compliquerait en outre toute réponse conventionnelle aérienne ou navale de la part des Alliés.

Du côté polonais, la zone qualifiée de triangle de Suwalki (entre les villes de Punsk, Sejny et Suwalki) comporte une importante minorité lituanienne. Historiquement, ce triangle a relevé du Grand-Duché de Lituanie, puis de la Prusse après le dernier partage de la Pologne en 1795, du Duché de Varsovie, de la Russie tsariste, avant de devenir le champ de bataille entre Pologne et Lituanie quand les deux États sont apparus sur la scène internationale à la fin des années 1910. Le traité de Suwalki, signé en 1920, a attribué ce triangle à la Pologne. Aujourd’hui, des différends perdurent, focalisés sur la politique éducative et linguistique des autorités polonaises à l’égard de la minorité lituanienne. Certains, estimant que Moscou a déjà montré sa capacité à exploiter les tensions ethniques, supputent que la Russie pourrait être tentée d’instrumentaliser ces désaccords (4).

Dans ce contexte, le scénario de l’exercice « Zapad 2017 », qui doit se dérouler du 14 au 20 septembre 2017 (5), focalise l’attention des acteurs de la région puisqu’il va prendre pour terrain de jeu l’enclave de Kaliningrad et le nord de la Biélorussie, à proximité de la Trouée. Le déploiement annoncé de 13 000 hommes et plus de 4000 wagons de matériel a été mis en doute par le ministère lituanien de la Défense, qui faisait préalablement état de 100 000 hommes engagés sur un scénario envisageant un conflit avec l’OTAN. Vilnius craint des débordements, des provocations ou que la Russie n’en profite pour laisser des militaires sur place. Hypothèse aussitôt qualifiée d’absurde par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, qui souligne qu’invitation a été transmise aux représentants de l’OTAN d’être observateurs de « Zapad 2017 ». Il n’a en outre pas échappé à la Russie qu’en juin 2017, dans le cadre de l’exercice otanien annuel « Saber Strike », une composante baptisée « Iron Wolf » a consisté à faire passer en Lituanie le bataillon de l’eFP basé en Pologne, au cours du premier exercice de l’Alliance organisé dans la trouée de Suwalki et visant à tester sa rapidité de réaction et de manœuvre.

Dans ces conditions, le souci du ministre estonien de la Défense J. Luik s’explique, lorsqu’il juge que la neutralisation du système A2/AD devrait être une priorité des stratégies de défense de la région, de même que l’amélioration des systèmes baltes et polonais de défense aérienne et navale.

Les menaces hybrides : un conflit déjà entamé ?

Les États baltes ne sont pas uniquement confrontés au risque d’attaques territoriales. D’autres formes d’agression sont envisagées, dont certaines seraient déjà à l’œuvre : l’Estonie en sait quelque chose, qui a subi en 2007 la première cyberattaque incapacitante perpétrée contre un État. Ce n’est pas un hasard si Tallinn accueille désormais le Centre d’excellence agréé par l’OTAN spécialisé sur la cyberdéfense. Le scénario ukrainien sert d’enseignement aux Baltes, qui renforcent leurs frontières avec la Russie en installant des clôtures qui n’empêcheraient pas des tanks de passer, mais peuvent éviter la présence inopinée, par exemple, de soldats qui prétendraient s’être perdus et qui pourraient mener des actions de déstabilisation. Les trois pays sont en outre très attentifs aux actions de désinformation menées par Moscou dans la région (6). La Lettonie accueille, quant à elle, le Centre d’excellence agréé par l’OTAN spécialisé sur la communication stratégique (7). Une réflexion y est menée sur le rôle des médias, la désinformation, la propagande et les fake news qui pourraient rallier notamment la population russophone de ces pays aux thèses de Moscou (8).

La doctrine de sécurité jusqu’en 2026 adoptée en juin 2017 par l’Estonie envisage les moyens d’accroitre la capacité du pays à se défendre seul contre des menaces extérieures : la question n’y est pas vue sous le seul angle militaire, mais est aussi envisagée sous celui de la capacité de réaction des forces de police, du contrôle des frontières, de la sécurité des communications, de la cybersécurité, de la sécurité énergétique, de la diplomatie et de la coopération avec les Alliés. Les capacités de résilience et les garanties de sécurité offertes par l’Alliance ou par l’UE y sont vues comme essentielles.

Faire le lien entre OTAN et UE, avec pragmatisme

Attentives et mobilisées, les populations des États baltes ne sont pas pour autant terrorisées. Un sondage réalisé en juin 2017 en Estonie a montré que 45 % des personnes interrogées se disaient inquiètes d’un possible conflit militaire sur leur territoire, contre 57 % en 2015 (9).

Un autre sondage, réalisé en avril 2017 par Eurobaromètre, a montré que 71 % des Lituaniens, 59 % des Lettons et 48 % des Estoniens sont favorables à la création d’une armée européenne (pour une moyenne UE-28 située à 55 %). Globalement, 87 % des Lituaniens, 83 % des Lettons et des Estoniens sont favorables à l’Europe de la défense (pour une moyenne UE-28 à 75 %) (10). Ces résultats sont notables dans des pays réputés pour leur atlantisme et qui avaient manifesté leur scepticisme, à l’automne 2016, à l’égard des propositions de renforcement de l’Europe de la défense formulées par le couple franco-allemand : les autorités baltes craignaient alors un affaiblissement de l’OTAN en Europe et des risques de duplication. Les mesures de dissuasion et de défense prises par l’OTAN sont vraisemblablement pour beaucoup dans cette confiance nouvelle accordée à l’UE, de même que la relative imprédictibilité de la posture de Washington.

La présidente estonienne, Kersti Kaljulaid, a bien résumé le sentiment qui prévaut dans la région : ce que met en jeu la politique de la Russie, c’est avant tout le maintien des valeurs européennes (11). La menace perçue n’est finalement pas tant celle d’un affrontement conventionnel, dès lors que la dissuasion nucléaire reste au fondement de la posture de défense de l’Alliance. L’enjeu est bien désormais celui des menaces hybrides, typiques des guerres du XXIe siècle et qui, plus que d’autres sans doute, se prêtent à un renforcement de la coopération entre l’OTAN et l’UE.

* Les opinions exprimées ici par l’auteure sont personnelles et n’engagent pas l’institution qui l’emploie.

Notes

(1) Céline Bayou, « Kaliningrad. Une île, un pont, un bastion », in Arnaud Dubien (dir.), Russie 2017 : regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, L’Inventaire, septembre 2017.

(2) Actuellement, Grande-Bretagne en Estonie, Canada en Lettonie, Allemagne en Lituanie et États-Unis en Pologne.

(3) Jüri Luik, Henrik Praks, « Boosting the Deterrent Effect of Allied Enhanced Forward Presence », Policy Paper, International Centre for Defence and Security, Tallinn, mai 2017.

(4) Agnia Grigas, « NATO’s Vunerable Link in Europe : Poland’s Suwalki Gap », Atlantic Council, 9 février 2016.

(5) À l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’a pas encore eu lieu.

(6) Ben Nimmo, Donara Barojan & Nika Aleksejeva, « Russian Narratives on NATO Deployment », Digital Forensic Research Lab, Atlantic Council, 1er avril 2017.

(7) Alexandra Wiktorek Sarlo, « Fighting Disinformation in the Baltic States », Foreign Policy Research Institute, 6 juillet 2017.

(8) Marta Kepe, « NATO : Prepared for Countering Disinformation Operations in the Baltic States ? », RAND Corporation, 7 juin 2017.

(9) http://​bit​.ly/​2​f​b​c​5np, 4 juillet 2017.

(10) Designing Europe’s future – Security and Defence, Special Eurobarometer 461, European Commission, avril 2017.

(11) Céline Bayou, « Les États baltes face à la Russie », Politique internationale, n° 155, printemps 2017.

Article paru dans la revue Diplomatie n°88, « Europe : vers un retour des conflits ? », septembre-octobre 2017.

• Céline Bayou, « Kaliningrad. Une île, un pont, un bastion », in Arnaud Dubien (dir.), Russie 2017 : Regards de l’Observatoire franco-russe, Paris, L’Inventaire, septembre 2017.

• Céline Bayou et Éric Le Bourhis, Les Lettons, Paris, Ateliers Henry Dougier, 2017, 144 p.

Légende de la photo ci-dessus :
Le 13 juin 2014, des soldats lituaniens participent à l’exercice militaire « Saber Strike » organisé par l’OTAN en Lituanie. La crise ukrainienne, conjuguée aux vols fréquents d’avions militaires russes à proximité de l’espace aérien balte, a amené la Lituanie à réinstaurer temporairement le service militaire pour les cinq prochaines années. (© Lithuanian Armed Forces Courtesy Photo)

À propos de l'auteur

Céline Bayou

Chargée de cours à l’INALCO, chercheure associée au CREE (Centre de recherches Europes-Eurasie – INALCO), co-rédactrice en chef du site Regard sur l’Est (www.regard-est.com) et rédactrice au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE).

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