La Belgique renferme plusieurs foyers djihadistes très actifs, ainsi que l’ont fait apparaître aux yeux du public les suites des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 22 mars 2016 à Bruxelles. Quelle est aujourd’hui l’ampleur du phénomène dans le pays ?
Thomas Renard : L’ampleur du phénomène djihadiste en Belgique reste préoccupante. Le niveau de la menace, établi par l’Organe de coordination et d’analyse de la menace (OCAM), n’a d’ailleurs pas évolué depuis les attentats de Paris en novembre 2015. Il est maintenu à 3 sur une échelle de 4 niveaux, soit une menace « grave et vraisemblable ».
Si le niveau de la menace demeure inchangé, celle-ci n’en est pas moins en pleine mutation, notamment à la suite des multiples revers subis par Daech sur le terrain. Par le passé, les autorités se concentraient essentiellement sur les réseaux djihadistes connus, ainsi que sur les « filières » de recrutement. C’était le cas du groupe Sharia4Belgium, à Anvers, ou encore de la filière Zerkani, à Bruxelles, qui ont été ensemble responsables pour une grande partie des premiers départs vers la Syrie. Géographiquement, ce sont en effet les régions d’Anvers et de Bruxelles qui ont vu le plus grand nombre de départs, et de retours.
Aujourd’hui, la menace est protéiforme. Les départs ont certes cessé (un seul individu semble avoir tenté, et échoué, l’aventure en 2016), mais les autorités sont désormais focalisées sur les retours, et le danger que peuvent représenter ces individus endurcis par le combat, radicalisés idéologiquement, et bénéficiant d’une nouvelle aura auprès de certains jeunes. Une première vague de retours a eu lieu en 2013-2015. Une partie des 120 individus rentrés au pays a été condamnée et emprisonnée pour des faits terroristes. Cependant, il reste encore en Syrie un noyau dur d’une centaine d’individus qui pourrait poser un problème sécuritaire sérieux à court terme (risque d’attentat) mais aussi à plus long terme, si ces individus se lancent dans des activités de prosélytisme.
Outre les returnees (ou « revenants »), la Belgique est également touchée par le phénomène des Homegrown Terrorist Fighters (HTF), ces individus qui n’ont pas pris la peine de se rendre en Syrie, mais agissent localement au nom de Daech, ou peut-être bientôt d’un autre groupe. Le degré de connexion de ces individus avec une structure terroriste varie très largement, allant de l’acteur isolé et radicalisé sur Internet à celui qui reçoit ses instructions directement d’un membre accrédité par Daech, soit par contact direct, soit via des messageries cryptées. Plus le lien avec les réseaux connus est ténu, plus le travail d’identification et de gestion de la menace est difficile pour les autorités. La menace en devient plus diffuse et moins prévisible.
Enfin, la Belgique s’inquiète toujours de la radicalisation d’une partie de sa jeunesse. Loin d’être affaiblie par les revers de Daech, cette radicalisation semble être toujours en croissance, notamment à Bruxelles. On distingue à cet égard une radicalisation très religieuse, avec la montée du salafisme, d’une radicalisation plus sociale, selon laquelle les jeunes adoptent les codes du salafisme et du djihad sans nécessairement approfondir leur connaissance et leur pratique de l’islam. Bien que différentes, ces deux formes de radicalisation posent évidemment un défi sociétal, mais élargissent aussi le vivier dans lequel iront puiser les prêcheurs de haine et les habiles recruteurs du djihad.
Proportionnellement au nombre d’habitants, la Belgique est le pays européen comptant le plus grand nombre de candidats au djihad, concentrés dans certains quartiers, à l’instar du tristement célèbre Molenbeek. Pourquoi, selon vous, ce phénomène s’est-il plus développé en Belgique qu’ailleurs, aux Pays-Bas par exemple ?
Selon l’OCAM, la Belgique recense 480 « combattants étrangers » (dont certains sont déjà revenus et d’autres sont morts), et 150 « candidats potentiels », ce qui est effectivement un nombre significatif pour un petit pays. Sans nier l’ampleur du problème, cependant, il faut noter que les chiffres sur les candidats au djihad ne sont pas totalement comparables entre pays. En effet, la Belgique a commencé à compiler ces chiffres très tôt, dès 2012, donc avant ses voisins. Par ailleurs, l’OCAM a non seulement cherché à alimenter sa base de données de manière systématique, mais aussi en utilisant des critères d’inclusion assez larges. Cette situation contraste avec l’approche de certains pays voisins, notamment l’Allemagne. On peut dès lors se demander légitimement si la situation en Belgique est si différente de celle ailleurs en Europe.
La situation n’en demeure pas moins préoccupante. Pour tenter d’expliquer la genèse de ce phénomène, je mets dans la balance trois variables : le contexte, les acteurs, et le processus. Au niveau du contexte, disons qu’il y a en Belgique des conditions favorables au processus de radicalisation (ce qu’on appelle les « push factors » en anglais). Il y a une population musulmane assez importante, concentrée dans certaines zones, avec un fort taux de chômage. La combinaison d’une jeunesse en quête identitaire, d’une discrimination réelle ou perçue et d’une frustration certaine vis-à-vis des autorités, perçues comme hostiles, a fait le lit du radicalisme. Ces conditions ne sont néanmoins pas propres à la Belgique. C’est ici qu’interviennent les acteurs clés de la radicalisation, c’est-à-dire les agents recruteurs. Il y a eu en Belgique des organisations particulièrement actives comme Sharia4Belgium, qui n’ont été que tardivement mises hors d’état de nuire par les autorités, alors que la nature de leurs activités était connue. Mais le mal était fait, car ici intervient la troisième variable : le processus. Le recrutement djihadiste opère essentiellement par liens sociaux, au sein des réseaux familiaux ou d’amis. Dès lors, une fois les premiers noyaux formés, ceux-ci se sont étendus par « effet boule de neige » au sein de certains quartiers, ce qui explique notamment les forts taux de concentration de candidats au djihad dans des quartiers particuliers.
Des dysfonctionnements des services de police et de renseignement belges avaient été signalés après les attentats de Paris. Quels ont été les principaux axes de réponse des pouvoirs publics en matière antiterroriste depuis 2015 ?
Après le démantèlement d’une cellule djihadiste à Verviers, en janvier 2015, le gouvernement belge avait annoncé une première série de mesures visant à renforcer la réponse contre le terrorisme. Compte tenu de la deuxième série de mesures annoncées après les attentats de novembre 2015, le gouvernement belge a présenté une liste totale de 30 mesures. Parmi celles-ci, on distinguera les mesures à caractère légal des mesures plus opérationnelles et administratives. Au rang des mesures légales, on pointera notamment l’élargissement du cadre légal lié aux infractions terroristes, en lien avec la nouvelle directive de l’Union européenne, pour y inclure les notions de voyage pour rejoindre un groupe terroriste comme de financement de celui-ci, et d’entrainement à des fins terroristes. La possibilité de poursuivre et condamner des (candidats) djihadistes est donc significativement accrue.
Au niveau opérationnel, le cadre légal des services de renseignement a été étendu, notamment en ce qui concerne la surveillance. Des moyens financiers additionnels ont également été dégagés, afin de refinancer des services de renseignement et de police travaillant en surrégime depuis plusieurs années. L’armée a été appelée en renfort pour effectuer des missions de patrouille et de sécurisation de certaines zones, ce qui est inédit en Belgique, contrairement à la France. Dans les prisons, des unités spécialisées ont été aménagées pour les détenus les plus prosélytes, tandis qu’une (petite) partie du personnel pénitentiaire a reçu une formation spécifique en matière d’islam et de radicalisme, formation qui devrait être étendue à l’ensemble du personnel.
Au niveau des nouveaux outils, on notera la mise en service, en 2016, d’une nouvelle base de données dite « dynamique » concernant les candidats djihadistes. Alors que chaque service de sécurité disposait auparavant de sa propre banque de données, une base de données commune à tous les services a été créée, afin de faciliter et systématiser l’échange d’informations entre eux. L’accès à cette base de données est très large, allant jusqu’aux autorités locales, mais avec un niveau d’autorisation différencié. Une base de données similaire concernant les prédicateurs de haine sera bientôt lancée.
Outre les mesures légales, opérationnelles et administratives, le gouvernement a révisé en 2015 son « Plan Radicalisme » qui définit les grands axes et attribue les missions en termes de lutte contre le terrorisme et le radicalisme. S’y retrouve notamment la création de task forces locales (LTF), formées par des représentants de la police, des renseignements et du pouvoir judiciaire à l’échelon (supra-)local qui jouent un rôle clé dans le suivi judiciaire et administratif des candidats djihadistes et des returnees. En ce qui concerne le suivi administratif, ces LTF se coordonnent avec un autre nouvel organe institué en 2015 par une circulaire ministérielle : les cellules de sécurité intégrale locales (CSIL). Les CSIL se forment à l’échelon municipal sous l’autorité du bourgmestre (maire) et du chef de corps (police), entourés par des membres des services sociaux et administratifs. Le chef de la police locale, qui siège à la fois au sein des LTF et des CSIL, constitue le lien organique entre les deux institutions.
Dans le rapport que vous avez dirigé pour l’institut Egmont, vous prônez notamment de mettre l’accent sur la prévention de la radicalisation, une approche qui se situe dans le temps long… Comment arriver concrètement à cet objectif dans une société où l’accès aux médias de propagande djihadiste (YouTube…) est à la portée de tous ?
Le travail de prévention me semble fondamental, dans la mesure où il a pour but d’éviter que la situation n’atteigne des proportions incontrôlables, telles qu’aujourd’hui, faisant reposer tout le poids de la lutte contre le terrorisme et le radicalisme sur des services de sécurité totalement débordés. Comme mentionné plus haut, la situation actuelle en Belgique résulte justement en partie de l’absence de travail de prévention. On distinguera à cet égard plusieurs niveaux de prévention. Le niveau macro, d’abord, qui vise à travailler sur ces fameuses conditions favorables à l’émergence du radicalisme, c’est-à-dire notamment sur les conditions socio-économiques et d’intégration des communautés vulnérables. Le niveau méso, ensuite, qui se concentre sur certaines communautés particulières ou sur certains quartiers, en essayant de changer les dynamiques locales, en renforçant les liens avec les pouvoirs locaux, en travaillant sur la résilience sociétale. Le niveau micro, enfin, qui se concentre sur les individus vulnérables, ou en voie de radicalisation, ainsi que sur leur entourage.
On notera qu’un certain nombre d’initiatives se sont développées depuis quelques mois, voire quelques années dans ce domaine. C’est surtout le cas au niveau micro, avec la mise en place d’unités de socio-prévention dans les communes belges les plus touchées par le radicalisme. Des initiatives ont également émergé au niveau des régions du Royaume. Cependant, les mesures prises semblent parfois assez dérisoires au vu de l’ampleur du phénomène.
Dans votre question, vous soulignez l’importance des médias de communication modernes, et notamment d’Internet. Vous avez tout à fait raison. Dans une certaine mesure, on peut voir l’Internet comme une communauté et donc une forme de niveau méso. Mais avec sa propre logique, évidemment. La lutte contre la propagande en ligne fait partie des mesures annoncées par le gouvernement, même si les moyens disponibles semblent limités. Pour le moment, on constate un déplacement de la propagande et de la communication djihadiste vers les réseaux cryptés ou souterrains, dans le darknet notamment. C’est une bonne nouvelle, dans le sens où cela limite le degré d’exposition de la population à cette propagande. Mais c’est également un défi de taille pour un petit pays comme la Belgique, avec des moyens financiers et techniques limités pour pénétrer ces réseaux.
Peut-on parler de spécificité belge dans la manifestation du phénomène djihadiste comme dans la politique antiterroriste qui lui est opposée, notamment en comparaison avec la situation française ?
D’après les données disponibles, le phénomène djihadiste ne semble pas fondamentalement différent en Belgique par rapport à ses pays voisins. Il existe quelques différences remarquables entre certains pays (par exemple en ce qui concerne la proportion de femmes, de convertis, ou encore l’origine ethnique des candidats djihadistes), mais ces différences résultent largement du profil plus large de la population musulmane de chaque pays, ainsi que de la dynamique essentiellement locale du phénomène de radicalisation.
En ce qui concerne la politique contre-terroriste, en revanche, on peut souligner le contraste entre les approches nationales. Comparée à d’autres pays, notamment au Royaume-Uni, la Belgique se distingue par une judiciarisation poussée et anticipée des dossiers terroristes. En Belgique, c’est clairement le monde judiciaire qui est aux manettes, là où dans d’autres pays, ce sont plutôt les services de renseignement. Par rapport à la France, je dirais que la Belgique a développé une approche plus nuancée, moins martiale. Le travail des services est plus encadré légalement (car il n’y a pas d’état d’urgence). En matière de régime carcéral, la Belgique a opté, dans la mesure du possible, pour un régime « ordinaire » pour les détenus radicalisés et, au besoin, un régime de « séparation », là où la France a davantage institutionnalisé la ségrégation. Enfin, la Belgique a opté (tardivement, certes) pour une politique de désengagement, là où la France avait été tentée par la chimère de la déradicalisation, avant d’en revenir brutalement. La politique de désengagement vise à modifier le comportement d’un individu radicalisé, c’est-à-dire à faire en sorte qu’il renonce à la violence sans nécessairement renoncer à son idéologie ; alors que les programmes de déradicalisation cherchent à transformer les idées d’un individu, à lui faire renoncer à sa vision radicale de l’islam. Or, l’efficacité des programmes de déradicalisation est largement contestée.
Je terminerai en mettant en avant deux spécificités belges, qui compliquent sérieusement la mise en place d’une politique efficace de lutte contre le terrorisme. D’abord, la Belgique est un petit pays, ce qui implique des petits moyens. Il y a aujourd’hui plus d’individus dans les bases de données pour radicalisme que de personnes chargées de travailler sur ces dossiers dans les services de sécurité. C’est donc un véritable défi structurel, qui doit être solutionné en donnant à la fois plus de moyens aux services, mais aussi en investissant davantage dans la prévention, afin de diminuer l’ampleur du problème. Ensuite, bien que petite, la Belgique est un État fédéral complexe. Les institutions fédérales, les Régions, les Communautés, les Provinces, les arrondissements judiciaires, les zones de police et les municipalités se partagent des compétences centrales en matière de lutte contre le terrorisme. Les problèmes de coordination entre niveaux de pouvoir et de coopération entre services sont certes universels (on les retrouve également dans des pays centralisés comme la France), mais la « lasagne institutionnelle » belge ne facilite sans doute pas les choses. Bien qu’un certain nombre d’améliorations aient été enregistrées ces dernières années (comme déjà mentionné plus haut), cette coordination n’en est pas encore pour autant optimale.
Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 5 mai 2017
Thomas Renard (dir.), Counterterrorism in Belgium : key challenges and policy options, Egmont Paper no 89, Institut Egmont, Bruxelles, octobre 2016.
http://www.egmontinstitute.be/wp-content/uploads/2016/10/Egmont-Paper-89_OFFICIAL-FINAL.pdf
Thomas Renard (dir.), Returnees : Comparing European responses, Institut Egmont, Bruxelles, à paraître (été 2017).
Légende de la photo ci-dessus :
Une semaine après les attaques du 22 mars 2016 qui ont frappé l’aéroport de Zaventem et la station de métro Maelbeek, une femme se recueille sur la place de la Bourse, à Bruxelles, en hommage aux victimes. À l’origine de ces attentats, les plus meurtriers commis jusqu’alors en Belgique (32 morts et 340 blessés), on trouve, comme pour ceux du 13 novembre à Paris, la cellule de Verviers (province de Liège), pourtant en partie démantelée en janvier 2015. (© Shutterstock/CRM)