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Guerre de la drogue au Mexique : vers une situation hors de contrôle ?

Quelle est la situation sécuritaire au Mexique et pourquoi la guerre de la drogue continue-t-elle de faire rage dans le pays ?

Diego Osorio : On a toujours tendance à penser que, dans un État-nation, la situation sécuritaire dans une partie du pays est représentative de celle de l’intégralité du territoire, mais ce n’est souvent pas le cas. Le Mexique est un grand pays. S’il existe certaines parties du territoire qui sont vraiment en proie à une très forte insécurité, d’autres relèvent davantage de situations typiques d’un pays d’Amérique latine en voie de développement, avec des choses qui fonctionnent et d’autres qui fonctionnent moins. Le territoire offre donc un éventail très varié de cas de figure aujourd’hui.

Si l’on prend l’exemple du Nord du pays, à la frontière américaine, certaines zones sont particulièrement sous l’influence des cartels de la drogue et d’autres groupes en charge du trafic d’êtres humains. Ils ont un accès presque sans restrictions aux armes, et disputent le monopole de la force à l’État. Celui-ci n’y garantit plus la sécurité à 100 %. La république mexicaine est un État fédéral avec plusieurs niveaux de pouvoir. Il est parfois très difficile de définir qui assume le maintien de l’État de droit. De plus, la corruption a pénétré les différents niveaux de gouvernance à des degrés assez impressionnants. Ainsi, dans certaines régions, les relations sont troubles entre les forces de l’ordre et certaines organisations criminelles.

L’importance du trafic de drogue et la proximité des États-Unis ont rendu les cartels très puissants. Leurs forces armées sont tout à fait impressionnantes, avec à certains endroits des groupes en mesure de tenir tête non seulement aux forces policières, mais aussi aux forces fédérales militaires. Ainsi, si on ne peut pas parler d’une faillite de l’État de droit à l’échelle nationale, on peut en revanche considérer que c’est parfois le cas à l’échelle régionale. C’est cela qui est très inquiétant, car la pénétration de ces cartels s’est non seulement étendue dans une grande partie de l’administration, mais aussi au niveau du renseignement, remettant en cause sa fiabilité. Les autorités américaines ont par exemple beaucoup de mal à savoir qui travaille pour qui, ce qui limite la diffusion de l’information.

Enfin, il faut noter que le cout humain de cette guerre est très impressionnant, cela même à l’échelle latino-américaine et globale. Le niveau de violence est extrême, avec certaines choses qui n’ont presque jamais été vues avant. En effet, certains cartels développent une idéologie qui mélange éléments folkloriques, mythologiques et culturels, avec parfois de la magie noire et des rituels très macabres.

Quels sont les cartels les plus puissants depuis l’arrestation de « El Chapo » Guzman ?

Pour lutter contre le trafic de drogue, il faut lutter contre les cartels. Il faut avoir une action cohérente pour diminuer leur emprise sur le système et sur le territoire national. Mais en faisant cela, on détruit les structures de gestion et de contrôle de ces cartels et on favorise l’atomisation de ces organisations. Après la dernière arrestation de « El Chapo » Guzman, qui était en charge du cartel de Sinaloa, on a pu remarquer que lorsque le niveau de gestion d’un cartel est affaibli, celui de la violence augmente et on ne sait plus vraiment qui est le responsable.

Je ne suis donc pas en mesure de vous dire quel est le cartel le plus puissant, mais ce qu’on peut dire, c’est que depuis cette arrestation, le niveau d’atomisation joue un rôle important dans la difficulté de contrôle des cartels, entrainant par conséquent une augmentation de la violence interne, dans un contexte déjà marqué par la violence généralisée. Quand on observe une situation similaire en Colombie, on constate également que face à une atomisation des groupes criminels, la possibilité d’une gestion non violente de la crise diminue.

Quelle est aujourd’hui la stratégie du gouvernement mexicain dans sa guerre antidrogue ?

Dans le monde institutionnel latino-américain, il y a un attachement quasi indéfectible à l’institutionnalité normative de l’État de droit. C’est important, car cela influe sur la capacité de flexibilité et d’adaptation. Le Mexique a ainsi beaucoup de difficulté à adapter ses instruments institutionnels et exécutifs afin de faire face à cette menace qui non seulement est interne, mais également remet en cause la viabilité de l’État mexicain à long terme.

Récemment a été instaurée une commission de vérité pour faire toute la lumière sur cette triste histoire des 43 étudiants qui ont disparu à Iguala en 2014. Cette commission avait une forme hybride, avec des acteurs étrangers présents pour s’assurer qu’elle pourrait aboutir à une solution ou permettre de connaitre la vérité. Le modèle a donné certains résultats, mais le fait d’avoir fait appel à des acteurs internationaux illustre bien le manque de confiance qui existe à l’égard des institutions mexicaines.

Ainsi, lorsque le président Enrique Peña Nieto annonçait une stratégie pour faire face à la situation hors de contrôle liée à la guerre contre les cartels de la drogue, une grande partie de ses intentions sont restées lettre morte. Car pour passer de la théorie à la pratique, il existe un réel problème d’implémentation. Si la capacité de gestion de l’exécutif au niveau gouvernemental est critiquée, c’est aussi le cas au niveau des États fédéraux.

Au niveau gouvernemental, il existe différents courants sur la façon de gérer la menace. Mexico a par exemple fait appel à l’ancien maire de New York, Rudolph Giuliani – reconnu notamment pour avoir restauré la sécurité dans sa ville –, en pensant qu’il avait une « potion magique » pour ramener l’ordre au Mexique. Le modèle colombien est également très populaire, avec des anciens policiers ou militaires qui se sont refait une vie comme consultants en sécurité au Mexique. Le gouvernement recherche donc différentes solutions à travers des situations similaires à la situation mexicaine, mais sans s’attaquer à la source même du problème : la corruption. Quelles que soient les aides externes ou les aides financières ou logistiques, la situation ne changera pas, tant que le niveau de confiance dans les institutions du pays ne sera pas suffisant. Malgré tout ses efforts, on voit que l’État mexicain, soit n’arrive pas à consolider une mission cohérente et efficace, soit manque de volonté interne pour y parvenir.

Quelle est la stratégie américaine contre les cartels mexicains, notamment depuis l’élection de Donald Trump ?

C’est une stratégie totalement incohérente, qui ne tient compte ni des sources du problème, ni de ses conséquences, et dénuée de toute vision à long terme.

L’un des éléments essentiels est de comprendre que les criminels mexicains peuvent acheter n’importe quelle sorte d’armes du côté américain. La vente légale des armes aux États-Unis favorise l’augmentation de la violence du côté mexicain. S’il n’y a pas une vision coordonnée et intégrée entre les deux États, avec la mise en place d’une régulation du trafic d’armes du côté américain, inutile d’espérer une amélioration de la situation de l’autre côté de la frontière.

D’autre part, en mettant uniquement l’accent sur la partie sécurité, cela ne peut pas fonctionner. Cette criminalité est née sur la base d’une situation sociale, d’une grande inégalité des deux côtés de la frontière. Donald Trump annonce qu’il va expulser les criminels, mais cela ne fera qu’augmenter la diffusion des compétences criminelles, comme ce fut le cas avec les criminels d’Amérique centrale – Salvador, Honduras, Guatémala –, où une fois de retour au pays, ces derniers sont devenus une source de connaissances qui a contribué au développement des Maras. La croissance de ces dernières a rendu ces pays presque non viables, dans le sens de ce qu’on peut attendre d’un État-nation. Mais la taille de ces « petits » pays d’Amérique centrale et de leurs problèmes est incomparable avec celle du Mexique où, si la situation devenait la même, cela deviendrait le pire cauchemar possible pour les deux pays. À l’échelle mexicaine, ce serait un « monstre » impossible à contrôler, et du côté des États-Unis, cela deviendrait un problème de sécurité de grande envergure.

Enfin, on ne peut pas nuire aux relations économiques bilatérales en espérant que la situation sécuritaire s’améliore en parallèle. Ainsi, à chaque fois que Donald Trump attaque le système de libre-échange entre le Mexique et les États-Unis, il attaque aussi la coopération sécuritaire. Aujourd’hui, on peut donc dire que ceux qui ont la charge de gérer la coopération sécuritaire entre les deux pays le font « malgré » la volonté du président. Mais si on ne s’attaque pas à l’amélioration de la situation sécuritaire, la viabilité de l’économie mexicaine, comme partie intégrante de l’équation économique nord-américaine, sera remise en cause. Et cela peut avoir des conséquences à long terme. Or, un conflit social de grande envergure dans un pays de la taille du Mexique n’est pas du tout souhaitable ni souhaité par Washington. Pourtant, tous les discours de l’administration américaine actuelle nous amènent à penser que cela pourrait devenir une réalité, ce qui est vraiment dangereux.

Tous ces éléments risquent donc de faire empirer la situation et pourraient d’ici quelques années accoucher d’une situation impossible à contrôler.

Quelles sont les perspectives de ce conflit pour les cinq prochaines années ?

Malheureusement, avec l’administration Trump, je crois qu’on pourra se féliciter si on arrive à conserver un statu quo, et si les Mexicains continuent à gérer la situation sans que les choses n’échappent à tout contrôle. Je doute que l’on puisse s’attendre à une solution cohérente et coordonnée entre le Mexique et les États-Unis, et je ne vois d’ailleurs pas comment Washington pourrait aujourd’hui constituer une partie de la solution. Les Mexicains sont de plus en plus désespérés face à la violence qui augmente, ils voient les bases de leur pays tomber peu à peu, et si l’on ne trouve pas une nouvelle façon de faire – institutionnellement nouvelle –, il ne sera pas possible de répondre à la situation actuelle de manière efficace. Or, on sait que les Mexicains sont arrivés au bout de leur « arsenal national de solutions ». Il est donc temps d’étudier une solution transnationale en matière de lutte contre la corruption et la criminalité, et c’est bien l’une des seules choses qui puisse nous redonner un peu d’optimisme.

Propos recueillis par Thomas Delage le 9 novembre 2017

<strong>Mexique</strong>
Chef de l’État
Enrique Peña Nieto
(depuis le 1er décembre 2012)

Superficie
1 964 375 km2
(15e rang mondial)

Capitale : Mexico

Population
124 millions d’habitants

Religion
Catholiques (83 %),
pentecôtistes (1,6 %),
Témoins de Jéhovah (1,4 %).

Le conflit

Intensité
Niveau 5 (guerre)

Objet
Prédominance sous-nationale,
ressources

Parties au conflit
Cartels de drogue 
vs groupes d’autodéfens ; gouvernement 

Durée : Depuis 2006

Victimes
80 000 à 100 000 morts

Autres conflits
dans le pays : 6

Source : HIIK, CIA, Council on Foreign Relations

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, « L’état des conflits », décembre 2017 – janvier 2018.

Légende de la photo ci-dessus : En 2016, le Mexique était le second pays au monde à générer le plus d’assassinats, derrière la Syrie, avec un total de 23 000 victimes. Sur les six premiers mois de l’année 2017, le pays en enregistrait déjà 12 000, soit 30 % de plus que l’année précédente. (© Shutterstock/Frontpage)

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