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La Russie à l’horizon de 2024

Après la réélection attendue de Vladimir Poutine au printemps 2018, la modernisation promise de la Russie risque d’être superficielle, sans toucher aux bases du système, ce qui pourrait nourrir une apathie économique et, donc, le mécontentement populaire, pour l’instant atténué par la confrontation avec l’Ouest.

Comme l’on s’y attendait, Vladimir Poutine a facilement gagné l’élection présidentielle en Russie en mars 2018 en se faisant élire dès le premier tour. La seule surprise fut son score. Il a obtenu presque 77 % des voix (même les organismes de sondages pro-Kremlin pronostiquaient entre 69 % et 72 %). Le résultat s’explique avant tout par l’appel du leader d’opposition Alexeï Navalny à boycotter l’élection. À quelques exceptions près, ses partisans ne se sont pas rendus aux urnes, tandis que le pouvoir s’assurait de l’affluence des supporters de Vladimir Poutine. Finalement, la participation a atteint 67 % (soit trois points de plus qu’à la présidentielle de 2012). 

Le penchant pour l’immobilisme

Il semblerait que cette victoire ait fait tourner la tête du pouvoir russe et lui ait donné la certitude que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Bien avant l’élection, Vladimir Poutine promettait de préserver la stabilité du pays, ce qui, en langage du Kremlin, signifiait avant tout qu’il n’y aurait pas de démocratisation du système politique rigide actuel. Après le scrutin, l’envie de changer quoi que ce soit est encore moins grande, ainsi que l’a montré le maintien quasi total du gouvernement de Dmitri Medvedev, à commencer par celui de son Premier ministre. Et les cours du pétrole et du gaz, repartis à la hausse les derniers temps, ne font que renforcer cet immobilisme. 

Les rumeurs qui circulent à Moscou prédisent tout de même un « changement » pour 2024, date à laquelle la nouvelle élection présidentielle devrait avoir lieu : comme Vladimir Poutine, selon la Constitution russe, ne pourra plus se présenter, une réforme constitutionnelle pourrait être effectuée pour lui permettre de rester au pouvoir d’une façon indirecte. Il y aurait toujours un président (Dmitri Medvedev selon toutes vraisemblances), doté de pouvoirs considérables, mais il serait supervisé par le « leader national » (le nom de sa fonction importe peu), capable de bloquer ses décisions. Autrement dit, il s’agirait d’un système à la chinoise de l’époque de Deng Xiaoping. 

Ce scénario n’est pas improbable. Une telle réforme serait soutenue non seulement par le « cercle proche » de Vladimir Poutine – qui réunit un petit nombre de personnages-clés du régime, issus essentiellement de l’ancien KGB ou de l’actuel FSB (le Service fédéral de sécurité) –, mais aussi par la majorité de la classe dirigeante russe actuelle. Cette classe se transforme peu à peu en une « nouvelle noblesse héréditaire », c’est-à-dire une couche sociale supérieure fermée, où la richesse et les postes de commande dans les structures d’État et les grandes entreprises se transmettent aux enfants et aux petits-enfants. Dans une certaine mesure, ce phénomène existe également dans certains pays occidentaux. Mais en Russie, il apparaît sous sa forme la plus grossière qui donne à penser à une « nouvelle féodalité ». D’où l’attachement de cette couche supérieure à la « stabilité » incarnée par Vladimir Poutine, excluant toute concurrence politique réelle – qui serait susceptible, évidemment, de perturber le processus en question.

Cependant, de l’avis unanime d’experts russes indépendants, en l’absence de profondes réformes, notamment économiques, la pérennisation de cette situation, fût-elle au moyen d’une astuce constitutionnelle, pourrait se retourner contre le régime et, in fine, contre la classe dirigeante tout entière. 

Les nécessités économiques risquent d’entamer l’aura de Poutine

Certes, la popularité de Vladimir Poutine en Russie est réelle (1) et ne s’explique pas uniquement par la propagande du Kremlin. La stabilisation du pays après le chaos des années 1990 et une amélioration significative du niveau de vie entre 2000 et 2007 ne sont pas oubliées. À quelques exceptions près, les Russes estiment que Vladimir Poutine a su « redresser la Russie » sur le plan international et lui redonner le statut de grande puissance. La fierté nationale qui, vue de Russie, a été humiliée à maintes reprises par les États-Unis et ses alliés après la chute de l’URSS, a ainsi été restaurée. Le rattachement de la Crimée, que la majorité absolue des Russes considère comme une sorte de réparation de l’injustice historique commise par Nikita Khrouchtchev en 1954, y a grandement contribué. Et si l’intervention russe en Syrie ne suscite pas d’enthousiasme, la détermination du chef du Kremlin face à la pression des États-Unis et de leurs alliés ne fait que rehausser son prestige. Sur le plan plus général, beaucoup de Russes, surtout en province, estiment que Vladimir Poutine « fait bien » son métier de président.

Mais ce crédit de confiance est beaucoup plus fragile qu’on ne le pense, notamment à cause de la situation économique qui, en dépit de l’optimisme officiel, est instable et globalement difficile. Certes, le gouvernement russe a su éviter la catastrophe après la crise financière internationale de 2008 et la chute des cours du pétrole et du gaz en 2014. L’économie russe n’a pas non plus été « déchirée en lambeaux », comme l’espérait le président Barack Obama (2), par les sanctions occidentales liées au conflit en Ukraine. L’ancien ministre des Finances russe, Alexeï Koudrine, évalue leur impact à 0,5 % du PIB par an (3). Mais elles n’ont pas été fatales. Certains secteurs, comme l’agriculture, ont même profité de contre-sanctions russes et connu une croissance significative. 

L’absence de nécessaires réformes structurelles, couplée avec une forte baisse des recettes des exportations de pétrole et de gaz entre 2008 et 2017, s’est toutefois avérée très néfaste. De 2008 à 2016, la croissance économique est restée globalement modeste, entamée par deux chutes importantes en 2009, et 2015-2016 (4). En 2017, elle a atteint 1,5 %, en grande partie grâce à la réaugmentation des cours du pétrole et du gaz (5). Le revenu réel per capita de la majorité de Russes durant cette période a baissé. Le nombre de Russes vivant en dessous du seuil de pauvreté s’est accru. Qui plus est, l’écart de revenu entre les pauvres et les riches, qui était déjà beaucoup plus élevé que dans les pays de l’Union européenne, n’a cessé de se creuser. L’investissement dans l’éducation et la recherche scientifique est resté inférieur à celui d’autres pays industriels, compromettant les chances du pays dans la compétition mondiale face aux défis de la révolution numérique et de l’intelligence artificielle.

Rappelons que la Russie est un pays industrialisé. Son PIB en parité de pouvoir d’achat (pour tenir compte de la différence entre les prix internes et externes) la place, selon les estimations, au sixième ou septième rang mondial. Mais, à cause de ses structures, de son mode de fonctionnement et, plus largement, du système de pouvoir dans le pays, son économie manque de compétitivité. Quelques secteurs mieux développés comme le nucléaire ou le complexe militaro-industriel ne peuvent pas changer cette situation. Le pays accuse un certain retard technologique, il présente une faible productivité par unité de travail et compte un nombre trop bas de petites et moyennes entreprises (qui rendent l’économie plus souple et capable de s’adapter aux nouveaux défis). Les produits à forte valeur ajoutée, dont la conception et la fabrication demandent beaucoup de « matière grise », ne constituent qu’une petite part des exportations. Bien que la dépendance du budget de l’État aux recettes issues du pétrole et du gaz ait récemment diminué, elle reste très importante. La stagnation, notée plus haut, ne fait que mettre en relief ces piètres performances. 

Bien que les indicateurs macro-économiques russes se soient nettement améliorés vers le début de 2018 (l’inflation est de 2,5 %, le déficit budgétaire a baissé jusqu’à 1,5 %, la dette publique ne dépasse pas 20 % du PIB (6)), les perspectives quantitatives et qualitatives du pays ne semblent pas prometteuses. Le ministre du Développement économique russe, Maxime Orechkine, reconnaît que si les réformes structurelles tardent à venir, le pays connaîtra un manque à gagner annuel de 1 % de croissance du PIB (7). Les experts indépendants russes sont encore plus pessimistes. Selon eux, si l’on ne limite pas le poids de l’État dans l’économie (celui-ci contrôlant, directement ou indirectement, plus de 70 % du PIB), ainsi que la pression sur le business d’une énorme machine bureaucratique et l’ingérence de ses « structures de force » (police, FSB et parquet, qui sont l’une des causes principales de la corruption massive), on pourrait s’attendre, dans le meilleur des cas, à une croissance faible. Même si les cours élevés du pétrole et du gaz perdurent, ce qui n’est pas certain, elle ne devrait pas dépasser 2 % par an. Pour les mêmes raisons, le secteur de l’innovation ne pourra connaître qu’un développement faible et difficile et le retard technologique de la Russie par rapport aux pays avancés ne pourra pas être rattrapé (8).

Des objectifs cosmétiques 

En résumé, si cette économie ne connaît pas de réformes profondes, elle aura très peu de chances d’affronter avec succès les défis de la « révolution numérique » et une compétition internationale économique et technologique de plus en plus acharnée, notamment en raison de l’émergence de nouvelles grandes puissances. Cela risque d’aggraver encore le décalage existant entre les visées géopolitiques du Kremlin et le potentiel économique réel de la Russie, ce qui pourrait remettre en question la grandeur retrouvée du pays, essentiellement grâce à sa puissance militaire. En 2017, la Russie a pour la première fois depuis 1999 dû réduire son budget militaire (de 20 %), malgré l’engagement des forces russes en Syrie et le conflit non résolu en Ukraine (9). Les dépenses pour le programme de modernisation de son armée ont été également revues à la baisse. 

À en juger par les récentes déclarations de Vladimir Poutine, il sent ce danger, même s’il ne se lasse pas de vanter la stabilisation macro-économique notée plus haut. Dans son discours d’investiture du 6 mai 2018, le président a insisté sur la nécessité de faire une « percée » économique et technologique dans un délai assez bref. Sinon, a-t-il souligné, « la Russie risque d’être à la traîne des pays avancés pour toujours ». Le lendemain, il signait un décret « sur les buts nationaux et les tâches stratégiques du développement de la Fédération de Russie jusqu’en 2024 ». Le décret comprend douze « programmes nationaux » visant des buts très ambitieux dans tous les domaines allant de l’économie à l’éducation, en passant par la science ou la santé. La croissance économique, par exemple, ne devrait pas être inférieure à 4 %, le nombre d’entreprises qui mettent l’accent sur l’innovation devrait atteindre 50 %, la pauvreté devrait être réduite de moitié, cinq millions de Russes devraient avoir de nouveaux logements, l’espérance de vie moyenne devrait dépasser 78 ans (elle est actuellement de 73 ans), et ainsi de suite (10).

Au Forum international économique de Saint-Pétersbourg, les 24 et 25 mai 2018, où Vladimir Poutine a parlé des conditions qui devraient assurer cette « percée », il a même prononcé des mots qui auparavant faisaient très rarement partie de son vocabulaire : « la liberté », « l’initiative individuelle », « l’esprit d’entreprise », etc. Par la même occasion, le président a annoncé l’instauration d’un fonds « Russie, pays d’opportunité » dont la vocation serait d’aider « les jeunes talents » à se réaliser (11). Durant les dernières années de son mandat précédent, Vladimir Poutine a par ailleurs déjà « injecté » dans le corps des hauts fonctionnaires et gouverneurs de régions un certain nombre de jeunes technocrates, issus essentiellement de la « réserve de cadres », un projet à l’initiative du parti Russie Unie, appui principal du Président au Parlement.

Il y a donc une apparente volonté de donner un nouveau souffle au système, en particulier au secteur économique. Le problème, c’est que le président russe, qui s’est montré bon tacticien depuis son arrivée au pouvoir en 2000 et qui a su s’adapter aux aspirations de la population en s’appropriant des slogans de droite ou de gauche, est très limité dans son action. Il est peu probable qu’il prenne le risque d’engager les réformes nécessaires visant, notamment, à diminuer le rôle des grandes sociétés d’État et des « structures de forces » pour la simple raison que cela menacerait d’ébranler le socle même de son pouvoir. Rien ne permet non plus d’espérer qu’il se risquerait à lutter réellement contre la corruption massive qui gangrène l’État, car elle est devenue depuis longtemps le mode de vie de la classe dirigeante et l’une des conditions de son soutien au régime. L’égoïsme et le manque de lucidité de cette classe dirigeante qui, comme on l’a noté plus haut, se replie de plus en plus sur elle-même, empêchent de s’attaquer au problème des inégalités sociales qu’un nombre grandissant de Russes juge inacceptables. Quant à « l’initiative individuelle », dont Vladimir Poutine a parlé au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, elle est absolument contraire à l’esprit du régime qui, depuis des années, s’efforce de rétrécir l’espace de liberté dans le pays.

Autrement dit, il est très probable que la modernisation du pays promise par Vladimir Poutine se limitera à des changements superficiels ou cosmétiques, comme le rajeunissement du corps de hauts fonctionnaires, sans toucher aux bases du système. Des tentatives similaires ont déjà eu lieu dans l’histoire de la Russie, impériale ou soviétique, et chaque fois elles n’ont fait que retarder les vraies réformes pour éviter les cataclysmes sociaux et politiques. En l’absence de telles réformes, les buts ambitieux assignés par Vladimir Poutine dans son décret du 7 mai paraissent irréalistes.

Les dangers de l’immobilisme

Pour le moment, le danger qui pourrait en découler pour le régime est atténué par la confrontation avec les États-Unis et leurs alliés. Le Kremlin a par ailleurs engagé une certaine « désoccidentalisation » du pays et un « virage à l’est », c’est-à-dire vers l’Asie. Ce virage, qui outre la pression économique et géopolitique de l’Occident, était dicté par l’émergence de nouveaux « pôles de puissance » économiques dans la région Asie-Pacifique, a vite pris une dimension idéologique. Toutes sortes de faucons, d’idéologues et de militants anti-occidentaux, de chantres d’un « eurasisme » agressif ont été propulsés sur le devant de la scène politique. La dépendance de plus en plus évidente de la Russie vis-à-vis du géant chinois, que les élites et la société russes ont toujours crainte, a été reléguée dans l’ombre. Par contre, les difficultés actuelles de l’Union européenne ont été mises en relief pour affaiblir l’attractivité de l’Europe.

Mais la propagande a ses limites. Tôt ou tard, les problèmes externes, surtout si la confrontation diminue, devraient être surpassés en importance par les problèmes économiques et sociaux. C’était déjà le cas en Union soviétique. Le décalage de plus en plus évident entre les attentes de la population, à laquelle on fait miroiter depuis longtemps une économie avancée et la prospérité, et la réalité d’une injustice sociale grandissante, devrait inéluctablement conduire beaucoup de Russes à demander un changement de politique intérieure. Les premières manifestations d’une telle tendance ont eu lieu en 2017, lorsque le leader d’opposition Alexeï Navalny a pu rassembler sous le slogan de la lutte contre la corruption des milliers de protestataires, surtout des jeunes, dans la province profonde russe qui a toujours été le fief électoral principal de Vladimir Poutine.

Les sondages effectués en décembre 2017 par l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie ont confirmé cette tendance. Pour la première fois depuis 2003, la majorité des Russes (51 %) a préféré le changement à la stabilité, un pourcentage plus élevé parmi les jeunes de 18 à 30 ans (62 %) (12). La réforme des pensions, qui prévoit l’augmentation de l’âge de la retraite de 55 à 63 ans pour les femmes et de 60 à 65 ans pour les hommes, entamée par le gouvernement russe en juin 2018, a suscité un mécontentement général dans le pays. Ce mécontentement s’est déjà répercuté négativement sur la cote de popularité de Vladimir Poutine.

Il est important de noter que la société russe d’aujourd’hui reste assez ouverte, en dépit des tentatives du Kremlin de restreindre l’usage des réseaux sociaux. Si les grandes chaînes de télévision sont contrôlées par celui-ci, les médias écrits ainsi que les médias électroniques sont plus ou moins libres et généralement ne ménagent pas le pouvoir. Par exemple, le maintien par Vladimir Poutine du gouvernement de Dmitri Medvedev après l’élection présidentielle a provoqué une vague de critiques dans les journaux (13). Les Russes peuvent toujours voyager librement à l’étranger, y faire leurs études ou travailler. Autrement dit, les idées alternatives peuvent circuler dans cette société, ce qui est essentiel pour la préparation d’un mouvement de changement.

Pour le moment, l’opposition démocratique en Russie est faible et divisée. Elle paraît trop pro-occidentale et, donc, peu patriotique, et surtout loin des soucis quotidiens du peuple. Mais le succès relativement important d’Alexeï Navalny, qui essaie de combiner le patriotisme et l’idée d’une démocratie à bâtir, a bien montré qu’un modèle tourné vers celle-ci a une perspective dans le pays. Il faut cependant noter que l’avènement d’une démocratie, qui au début serait plutôt « illibérale », comme en Hongrie ou en Pologne, ne peut qu’être le fruit d’une maturation longue au sein de la société russe. 

L’Union européenne, possible facteur de l’évolution russe ?

À l’extérieur, l’Europe est la mieux placée pour favoriser cette évolution. Si, de par sa situation géographique et géopolitique, la Russie regarde à la fois à l’ouest et à l’est, comme l’aigle bicéphale sur son emblème, sur le plan culturel, elle est essentiellement européenne. Plus de 80 % de la population et de l’économie russes sont concentrées dans la partie européenne du pays. En dépit des sanctions, l’Union européenne reste, et de loin, le premier partenaire commercial de la Russie.

Si le pouvoir russe ne souhaite pas voir l’Union européenne se transformer en un État fédéral, qui forcément serait beaucoup plus puissant que la Russie, il ne veut pas non plus la voir se disloquer ou même s’affaiblir trop. L’UE est considérée par le Kremlin comme un « contrepoids objectif » à l’hégémonie des États-Unis et à la politique envahissante de la Chine. Ce n’est pas un hasard si 40 % des réserves russes de change sont libellées en euro. Le Kremlin n’aime pas l’Europe démocratique, mais son approche est surtout pragmatique. Le fait que l’Europe reste toujours pour la Russie sa source principale de recettes d’exportations, de nouvelles technologies et d’investissements, l’emporte sur tout le reste.

Il existe donc en Russie des facteurs durables qui la poussent objectivement vers l’Europe. Mais pour transformer ces facteurs en un mouvement, il faut avant tout casser la logique de la confrontation, à commencer par la guerre des sanctions – vouée à l’échec, car il est impossible d’isoler le plus grand pays du monde, qui contrôle plus de 30 % des ressources naturelles de la planète, représente un énorme marché et reste un acteur géopolitique incontournable. D’ailleurs, les échanges commerciaux de la Russie avec la plupart des pays de l’UE, dont la France, ont augmenté en 2017. L’élargissement des échanges culturels et humains, y compris grâce à un régime de visa pour les Russes, favoriserait la perspective démocratique du pays sans doute lentement, mais sûrement. 

On doit aussi prendre conscience du danger de la surenchère de propagande des deux côtés. Même un démocrate russe pro-occidental a du mal à croire que la Russie, dont le PIB et le budget militaire sont douze fois inférieurs à ceux des États-Unis, pourrait être « une menace existentielle » pour ces derniers. 

Dans la région baltique, l’OTAN s’apprête à repousser une éventuelle attaque russe sans jamais se poser la question de savoir pour quelles raisons la Russie se lancerait dans une aventure aussi suicidaire, étant donné la supériorité militaire écrasante de l’Organisation atlantique. On peut comprendre les peurs fantomatiques des pays baltes ou de la Pologne, ainsi que leur envie d’augmenter de cette façon leur poids géopolitique. On comprend aussi le désir de l’OTAN de trouver enfin un adversaire digne de ce nom pour avoir plus de financement, d’armements, de postes, etc. Les militaires russes considèrent d’ailleurs également la confrontation actuelle comme une manne providentielle. Le problème, c’est que la concentration des forces opposées dans la région augmente la tension et le danger d’un conflit involontaire, d’autant plus qu’en raison de cette confrontation pour l’instant non armée, la plupart des mécanismes de prévention de tels conflits, créés à l’époque de la « guerre froide », ne fonctionnent plus.

La tentative de dialogue d’Emmanuel Macron

Pour mettre fin à ces tendances dangereuses, il n’y a pas d’autres solutions qu’un dialogue et la recherche des compromis là où ils sont possibles. Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, l’idée d’une « Grande Europe », incarnée par le Conseil de l’Europe, refasse surface. Dans ce cadre, la Russie apparaît non seulement comme un partenaire indispensable sur le continent, mais aussi comme un pont naturel entre l’UE et la Chine, qui devient peu à peu une nouvelle superpuissance. 

Au sein de l’Union européenne, Emmanuel Macron a compris plus tôt que les autres leaders l’importance de ces enjeux. En octobre 2017, dans ses déclarations au Conseil de l’Europe à Strasbourg, il a mentionné « notre maison commune de Lisbonne à Vladivostok » et a souligné qu’on pouvait discuter des problèmes des droits de l’homme et de la démocratie sans pour autant s’ériger en donneur de leçons (14). Le président français a confirmé cette approche pragmatique au Forum de Saint-Pétersbourg, concluant plus de 50 accords bilatéraux de coopération dans divers secteurs. Parallèlement, il a rencontré les représentants de la société civile russe, dont Natalia Soljenitsyne, la veuve d’Alexandre Soljenitsyne. 

Bien sûr, il ne faut pas surestimer ces premiers pas. Les divergences de principe, les clichés négatifs, les préjugés, le manque de confiance persistent et ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Il y a en outre des adversaires déterminés de ce rapprochement en France comme en Russie, sans parler des autres pays – États-Unis, Grande-Bretagne, Pologne, ou encore pays baltes. Mais, comme on l’a souligné plus haut, il n’existe pas d’alternative raisonnable à ce mouvement.

Notes

(1) Certains éléments de cet article, sous une forme ou une autre, ont été repris de cet autre article de l’auteur : « L’élection présidentielle en Russie : les perspectives pour le pays et le rôle de l’Europe », Défense nationale, Tribune no 978, 28 février 2018.

(2) Dans son discours sur l’état de l’Union, le 20 janvier 2015.

(3) https ://www.glaz.tv/online-tv/rossiya-24, 25 mai 2018.

(4) « Le bilan de l’année et les perspectives », Argoumenti nedely, 28 décembre 2017.

(5) TASS, Agence d’information de Russie, 1er février 2018.

(6) Chambre des comptes de la Fédération de Russie, 13 février 2018 (http :/www.ach.gov.ru/press_center/news/32537).

(7) Le bilan de l’année et les perspectives », Argoumenti nedely, 28 décembre 2017.

(8) Ibid. 

(9) SIPRI, communiqué de presse, 2 mai 2018.

(10) Novayia Gazeta, 11 mai 2018.

(11) https://​www​.glaz​.tv/​o​n​l​i​n​e​-​t​v​/​r​o​s​s​i​y​a​-24, 25 mai 2018.

(12) Vedomosti, 19 décembre 2017.

(13) Mir novosteiy, 28 mai-3 juin 2018 ; Moskovskij Komsomolets, 25-31 mai 2018.

(14) Déclaration conjointe du président de la République Emmanuel Macron avec le secrétaire général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland (http://​discours​.vie​-publique​.fr/​n​o​t​i​c​e​s​/​1​7​7​0​0​2​0​9​3​.​h​tml, 31 octobre 2017).

Article paru dans la revue Diplomatie n°94, « Russie : le monde selon Poutine », septembre-octobre 2018.

Légende de la photo ci-dessus : Le 20 juin 2018, Vladimir Poutine préside un conseil des ministres dont la composition n’a que très peu changé après le scrutin de mars. Il est « extrêmement important d’assurer la continuité » du gouvernement, avait souligné le Président lors de la reconduction de Dmitri Medvedev comme Premier ministre, le 8 mai. Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov conservent également leurs postes. (© kremlin​.ru)

À propos de l'auteur

Vladimir Tchernega

Chercheur principal à l’Institut d’information scientifique en matière de sciences sociales de l’Académie de sciences de Russie (INION RAN) ; politologue et ancien diplomate russe – responsable des programmes de coopération avec les pays post-soviétiques au Conseil de l’Europe à Strasbourg (1998-2013).

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