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« America First » : géopolitique du nouveau désordre commercial mondial

Alors que Donald Trump a déclaré que les guerres commerciales étaient « saines et pouvaient être remportées », il a aussi ajouté que les États-Unis n’avaient plus rien à perdre. Si Washington semble aujourd’hui être bel et bien entré sur le sentier de la guerre commerciale, avec de multiples fronts ouverts, comment expliquer l’agressivité de l’administration américaine dans ce domaine, et quelles peuvent en être les conséquences ?

Les actions de l’administration Trump afin de promouvoir le « commerce libre, juste et réciproque », sont particulièrement agressives. Même avant d’accéder à la présidence, Donald Trump soutenait vouloir tourner la page sur des décennies d’accords commerciaux « injustes », qui auraient eu pour effet de sacrifier la prospérité des Américains en raison de la délocalisation d’entreprises et des emplois américains à l’étranger. C’est en raison de cette situation que lors de son discours d’investiture en tant que 45e président des États-Unis, le 20 janvier 2017, Donald Trump a claironné sa stratégie du « America First ». Cette doctrine se traduit, en matière de commerce international, par une obstruction systématique du système multilatéral avec comme objectif de paralyser le mécanisme de règlement des différends de l’OMC – cet objectif sera atteint dès le début du mois d’octobre, voir infra – mais également de se retirer du Partenariat transpacifique et d’imposer la réouverture d’accords commerciaux comme l’ALÉNA avec le Canada et le Mexique [voir l’analyse de M. Arès p. 38] ou encore l’accord de libre-échange entre les États-Unis et la Corée du Sud. Les États-Unis de Trump ont désormais une prédilection pour un bilatéralisme agressif, puisqu’il leur permet de plus facilement jouer la carte de la puissance.

Le Président, qui affirme se tenir debout pour protéger les intérêts américains, a été actif sur de très nombreux fronts, au point que plusieurs spécialistes du commerce international commencent à s’inquiéter de la possibilité d’une guerre commerciale de forte ampleur. Le sérieux de la situation contraste avec la légèreté des déclarations du président Trump, selon qui « les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner ».

La fin du consensus d’après-guerre

Alors que plusieurs spécialistes s’étonnent que le président des États-Unis cible dans ses politiques internationales les accords commerciaux et les institutions issues du compromis d’après-guerre, la transition est à l’œuvre depuis déjà un certain temps. La différence fondamentale entre Donald Trump et ses prédécesseurs, que ce soit Barack Obama ou George W. Bush, est que ce premier est beaucoup plus agressif dans ses actions internationales. Les actions du président Trump s’inscrivent dans une stratégie de recalibrage du système international et commercial issu du compromis de l’après-guerre.

Du point de vue américain, la remise en cause de l’ordre international n’est pas complètement injustifiée. Le compromis de l’après-guerre a été mis en place dans un contexte de guerre froide où il était fondamental, pour les puissances alliées, de contenir la menace soviétique. Puisque les pays alliés dépendaient de l’aide américaine pour leur reconstruction et que le pays de l’Oncle Sam détenait une économie qui correspondait à environ 50 % de l’économie mondiale en 1945, la supériorité américaine ne faisait aucun doute. C’est dans ce contexte que les États-Unis ont accepté d’assumer une part disproportionnée des coûts, mais aussi des contraintes du système.

Ce compromis libéral a bien servi les intérêts des États-Unis, car ce système basé sur des échanges commerciaux ouverts a permis aux entreprises américaines et aux détenteurs de capitaux de se déployer dans le monde. Depuis, le système international a bien changé, mais les institutions d’après-guerre – et leur mode de financement – beaucoup moins.

Les États-Unis assument toujours une part disproportionnée des coûts de fonctionnement du système international, malgré la croissance forte de pays comme l’Allemagne, le Japon ou la Chine. De nos jours, les Américains contribuent à hauteur de 25 % du budget des Nations Unies et de l’OTAN. En pourcentage de leur PIB, les Américains dépensent environ le double de pays comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne pour les dépenses militaires. Ils dépensent même plus sur les questions militaires que les neuf pays suivants réunis. Dans le cas de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la contribution américaine est pratiquement 40 % plus élevée que le second pays contributeur. Et sur le plan commercial, les États-Unis sont en déficit avec pratiquement tous leurs partenaires commerciaux. Les déficits sont particulièrement prononcés avec la Chine, le Mexique, l’Allemagne et le Japon.

Ainsi, de nombreux experts américains, et plus particulièrement ceux qui conseillent le président Trump, dont Wilbur Ross, le Secrétaire au Commerce, Robert Lighthizer, le représentant américain au Commerce, Larry Kudlow, directeur du National Economic Council et Peter Navarro, directeur du National Trade Council, pensent maintenant que le compromis libéral de l’après-guerre leur est défavorable. Les coûts pour maintenir le système international en place sont inversement proportionnels à l’influence américaine dans le monde. Et cette vision du monde trouve un écho chez les Américains qui ont appuyé Trump, ceux qui pensent que les États-Unis sont des victimes de la mondialisation.

Les accords de commerce

Dès la campagne présidentielle de 2016, Donald Trump a annoncé vouloir renégocier les accords commerciaux qui sont « néfastes » aux États-Unis. Pour Trump, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) représente même le « pire accord commercial de tous les temps » alors que la mise en œuvre du Partenariat transpacifique (PTP) aurait signifié pour les États-Unis « le coup fatal sur l’industrie manufacturière américaine ».

Ainsi, très rapidement après son investiture, le président américain a retiré les États-Unis du Partenariat transpacifique par décret. Cet accord, qui avait été négocié par l’administration Obama, représentait une stratégie afin de contourner l’influence de la Chine en Asie sur le plan des règles commerciales [voir l’analyse de S. Zini p. 44].

Dans le cas de la Corée du Sud, les Américains, qui possèdent un déficit commercial de 17 milliards avec ce pays, ont imposé une révision de l’accord. Sous la pression de menaces tarifaires élevées, les Sud-Coréens ont finalement accepté, en mars 2018, d’adhérer à un quota de 2,7 millions de tonnes d’exportation d’acier en direction des États-Unis par année, ce qui correspond à environ 70 % de la moyenne annuelle entre 2015 et 2017. Les Sud-Coréens ont également accepté de diminuer les barrières protectionnistes pour l’importation de voitures américaines en Corée du Sud. Selon les estimations, le nombre de voitures américaines qui seraient exportées en Corée doublerait pour atteindre 50 000 par an. L’automobile représente une part importante de l’explication du déficit commercial américain avec la Corée. En échange de ce nouvel accord, les Sud-Coréens ont reçu la promesse d’être exemptés des droits de douane sur l’acier.

Le président des États-Unis a également imposé au Mexique et au Canada une renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) dont les négociations ont débuté en août 2017.

Alors qu’au début de la négociation, les Américains démontraient une hostilité invraisemblable envers le Mexique, c’est finalement le Canada, le premier partenaire commercial des États-Unis, mais également de 36 États américains sur 50, qui fera les frais de l’agressive négociation américaine. Sous l’administration Trump, les relations canado-américaines se sont beaucoup dégradées, au point que Donald Trump a qualifié le Premier ministre Justin Trudeau de « faible et malhonnête » après être revenu sur sa signature de la déclaration du G7 à Charlevoix, au Québec.

Les États-Unis ont également utilisé la stratégie du « diviser pour mieux régner » pour faire plier leurs deux principaux partenaires commerciaux. L’administration américaine a exclu les Canadiens des négociations pendant plusieurs semaines afin d’accroître la pression sur le Mexique. Ils ont ensuite présenté l’entente États-Unis-Mexique aux Canadiens comme étant à prendre ou à laisser. En cas de refus des Canadiens – au moment d’écrire ces lignes, les négociations n’étaient toujours pas terminées –, le président Trump a menacé d’imposer une taxe de 25 % sur les exportations de voitures provenant du Canada vers les États-Unis. Ils ont également posé des conditions très élevées pour que les Canadiens se joignent à l’entente. Et dans un contexte où 20 % de l’économie du Canada dépend du commerce avec les États-Unis, alors que dans le cas des États-Unis, ce n’est que 2 %, les pressions sur le Premier ministre canadien sont immenses.

Trump contre la Chine

Pour le président Trump, la Chine représente très clairement la plus importante menace pour l’économie américaine (1). Selon l’administration Trump, la Chine poursuit, depuis maintenant plusieurs décennies, des politiques industrielles et commerciales injustes, notamment sur les questions de dumping, de barrières tarifaires discriminatoires, sur l’imposition de transferts technologiques, sur la surproduction en plus de subventions industrielles, notamment d’entreprises contrôlées par le gouvernement. Dans ce contexte, l’administration Trump soutient que les États-Unis n’ont pas la possibilité de la concurrencer à armes égales.

Les griefs de l’administration Trump sont de plusieurs ordres. Elle soutient par exemple que les tarifs chinois sur les exportations américaines sont plus élevés que ceux imposés par les États-Unis sur la Chine. Le tarif moyen chinois est pratiquement trois fois plus élevé que le tarif moyen américain, selon l’administration américaine. Dans le secteur de l’automobile, les Américains imposent un tarif de 2,5 % sur les voitures exportées de Chine, alors que la Chine impose des tarifs de 25 % sur les voitures américaines. La Chine bloque l’importation de produits agricoles américains comme la volaille, ce qui pénalise, toujours selon l’administration américaine, les fermiers américains.
Les Américains sont également irrités par les pratiques de subventions aux exportations pratiquées par la Chine. Selon l’administration américaine, 13 produits différents incluant l’aluminium et des tuyaux de large dimension sont injustement subventionnés pour favoriser l’exportation. La surproduction d’aluminium et d’acier est particulièrement dans le collimateur de l’administration. Elle accuse la Chine de pratique commerciale déloyale qui aurait provoqué un déficit commercial de 375 milliards aux États-Unis en 2017.

La Chine est également accusée de fermer les yeux sur les questions de vol de propriété intellectuelle. Selon l’administration américaine, 87 % des produits contrefaits saisis aux États-Unis proviennent de la Chine. Les actions agressives de la Chine en matière de transfert de technologies, d’acquisition par des sociétés d’État d’entreprises dans des secteurs technologiques d’importance aux États-Unis, de cybervols, compromettent environ 45 millions d’emplois aux États-Unis selon l’administration américaine [voir l’entretien avec R. Mu p. 64].

Par mesure de rétorsion, les actions de l’administration Trump ont été sur plusieurs fronts. Elle a appliqué des mesures de sauvegarde pour le secteur manufacturier américain – une première en 16 ans – et déposé des plaintes à l’OMC contre la Chine. En date de janvier 2018, l’administration Trump a procédé à 82 enquêtes sur les questions de droit compensateur et antidumping, ce qui représente une hausse de 58 % par rapport à 2016. Ces enquêtes visent largement la Chine, mais également le Canada sur la question du bois d’œuvre, l’Indonésie sur des questions agricoles, l’UE sur les subventions à Boeing. À partir de mars 2018, les Américains ont également imposé une succession de tarifs, notamment sur l’acier et l’aluminium, pour des motifs de sécurité nationale, à la Chine, mais également à plusieurs partenaires commerciaux comme le Canada, le Mexique ou l’Union européenne. L’ensemble des tarifs que menace d’imposer l’administration Trump à la Chine dépasse les 550 milliards de dollars. Ce chiffre excède les 506 milliards d’exportations de biens aux États-Unis en 2017.

Ces tarifs américains ont été suivis d’une nouvelle cascade de tarifs en réponse aux tarifs américains. L’UE, le Canada, le Mexique mais surtout la Chine ont réagi rapidement aux tarifs américains. L’ampleur de la réaction a même mené certains analystes, notamment Paul Krugman, à s’inquiéter de l’avènement d’une guerre commerciale de vaste ampleur.

Trump contre l’OMC

Le président américain a également initié des actions qui ont pour effet de sérieusement obstruer le fonctionnement de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). L’OMC – que Trump a qualifiée de véritable « désastre », au point qu’il avance souvent l’idée d’un retrait des États-Unis de l’organisation – est fragilisée par les politiques agressives des États-Unis. Elle est incapable de faire avancer l’agenda commercial global (la blague qu’on entend à Genève c’est que le GATT signifie « general agreement on talk and talk ») et elle a un nouveau problème sur les bras.

Les actions de l’administration américaine menacent le mécanisme de règlement des différends qui représente, selon plusieurs, son instrument le plus efficace [voir le focus de G. Dufour p. 18]. Depuis sa création en 1995, l’OMC a entendu plus de 500 litiges opposant les États membres de l’OMC. Lorsque l’Organe de règlement des différends (ORD) rend son « rapport » – pour trancher un litige –, les États peuvent faire appel à l’Organe d’appel. L’Organe d’appel de l’OMC est une sorte de tribunal que des pays peuvent solliciter lorsqu’ils sont incapables de régler leurs différends entre eux.

Cet Organe d’appel est normalement composé de sept membres qui sont nommés pour un mandat de quatre ans. Leur mandat peut être prolongé d’un second mandat de quatre ans. Trois membres ont quitté l’organisation ces dernières années. Fin septembre 2018, un quatrième membre doit partir. Mais Washington bloque toutes les nouvelles nominations. Dès octobre 2018, il ne restera plus que trois juges, dont un Américain. Et comme aucun juge ne peut trancher un appel sur un différend commercial entre deux pays si le litige implique son propre pays, la conséquence est que l’Organe d’appel ne peut plus traiter d’affaires impliquant les États-Unis – par exemple tous les différends concernant les tarifs sur l’acier et l’aluminium pour des motifs de sécurité nationale.

L’Organe d’appel est, en raison des actions américaines, de plus en plus dysfonctionnel, voire largement paralysé. Cette attitude très critique de l’OMC de la part de l’administration américaine n’est cependant pas le propre de l’administration Trump. Celle de George W. Bush accusait également l’OMC de dépasser ses prérogatives. Mais l’administration Trump a provoqué une crise sans précédent à l’OMC.

Washington à l’origine de la prochaine crise mondiale ?

Les États-Unis n’ont pas d’amis ni d’ennemis en politique mondiale, selon ce qu’affirme l’administration Trump. Les relations cordiales qu’entretient Trump avec les despotes et les relations difficiles avec les alliés traditionnels des Américains indiquent un changement de cap dans la politique internationale des États-Unis.

Les actions unilatérales agressives de l’administration Trump, comme se retirer de l’Accord de Paris sur les changements climatiques, de l’UNESCO, du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, du Pacte mondial sur les Migrants et Réfugiés ou encore la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, sont des signes qui démontrent que le discours de Trump est également suivi d’actions concrètes. Pour le moment, peu de pays s’alignent sur la politique internationale américaine sur ces enjeux. Les Américains semblent de plus en plus isolés. 
En matière de commerce international cependant, la situation est d’un registre différent, puisque la réplique sous forme de hausse de tarifs ciblés contre les États-Unis est presque immédiate. Même si ces tarifs demeurent pour l’instant limités, la possibilité d’une escalade est bien réelle, tout comme les risques de voir de nombreux pays plonger en récession en raison de l’interdépendance commerciale et financière. En 2008, les pays de l’OCDE ont beaucoup baissé leurs taux d’intérêt et créé d’importants déficits publics pour faire face à la crise. En conséquence, la dette publique a beaucoup augmenté, mais les taux d’intérêt sont restés à des niveaux historiquement bas, en raison de la faiblesse de la reprise. Si une crise mondiale se propage en raison de la guerre commerciale créée de toutes pièces par le président américain, de nombreux pays vont connaître d’importantes difficultés pour relancer leur économie.

En partenariat avec le Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation

Nota : Ce texte a été rédigé le 3 septembre 2018.

<strong>États-Unis et libre-échange</strong>

Note

(1) Voir Christian Deblock, « Pékin et Washington au bord de la guerre commerciale ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie no 45, juin-juillet 2018, p. 30 (NdlR).

Légende de la photo en première page : Alors que Donald Trump a promis d’être le plus « grand créateur d’emplois que Dieu ait jamais créé », ce dernier, qui est aujourd’hui le porte-drapeau du « Made in USA » et de l’« America First », mène une politique agressive faite de mesures protectionnistes, d’annulations ou de renégociations d’accords commerciaux, allant même jusqu’à menacer de quitter l’OMC qui pourrait constituer un frein à la guerre commerciale tous azimuts que Washington a lancée contre ses principaux partenaires commerciaux. (© Dan Scavino/Executive Office of The President of the United States)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°47, « Vers une guerre commerciale mondiale ? », octobre-novembre 2018.
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