Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’extraterritorialité du droit américain : une arme commerciale ? 

Pouvez-vous d’abord nous expliquer en quoi consiste l’extraterritorialité du droit américain et l’illustrer d’un exemple concret ?

A. Laïdi : Il faut savoir que le concept d’extraterritorialité fait débat entre les politologues et les juristes. Les avocats distinguent deux types d’extraterritorialité, notamment à travers la question des sanctions.

Il y a d’abord les sanctions primaires, appliquées lorsque l’État américain décide d’interdire à ses sociétés et à tout ce qu’il considère comme étant des « US persons » d’avoir des relations commerciales avec certaines entités, généralement un État. Or dans ce cas précis, selon les juristes, nous ne serions pas dans un cas d’extraterritorialité puisque cette sanction primaire ne s’applique qu’aux US persons. Cependant, la définition de US persons aux États-Unis est tellement large qu’une filiale d’entreprise peut être comprise comme US person et donc tomber sous le coup des sanctions primaires.

Il y a ensuite les sanctions secondaires, qui s’appliquent à tout le monde, toutes les entreprises, qu’elles soient américaines ou étrangères. Dans ce cas-là, certains juristes acceptent de reconnaître qu’il y a une forme d’extraterritorialité.

Par ailleurs, selon les juristes toujours, il n’y aurait pas extraterritorialité à partir du moment où c’est sur le territoire américain que se décident les sanctions ; impliquant donc le fait qu’il ne pourrait pas y avoir de poursuites de l’État américain dans un État étranger.
Mais, pour les géopolitologues, il est évident que l’extraterritorialité se situe à la fois dans les sanctions primaires et secondaires et il est très intéressant d’en étudier les effets, notamment en ce qui concerne les affaires d’embargos ou de lutte contre la corruption, car dans ces domaines-là, le lien avec le territoire américain est beaucoup plus ténu. En effet, dans la plupart des affaires recensées depuis un certain nombre d’années, les cas de corruption ont lieu en dehors du territoire américain. Mais un lien peut être établi dès lors que vous allez utiliser le dollar, ou par exemple si vous avez utilisé un compte Gmail dont le serveur se situe en partie aux États-Unis. La définition de la compétence du droit américain sur les faits de corruption à l’étranger est donc extrêmement large, même si elle ne touche pas directement le territoire américain.

Pour ce qui est de donner des exemples, l’actualité nous en montre régulièrement depuis 1996, date à laquelle les Européens ont refusé de régler le problème à la racine. Je pense notamment, pour la France, aux cas de Alstom, Technip, BNP Paribas, Société Générale ou plus récemment Sanofi, qui a annoncé qu’il allait payer 25 millions de dollars pour un cas de corruption lié à la loi FCPA (1). C’est justement parce que les exemples sont nombreux que l’Europe et les autres acteurs se réveillent et commencent à enfin se poser la bonne question, à savoir : est-ce que nous sommes face à une arme commerciale ?

En effet, les amendes infligées par les États-Unis à des entreprises étrangères sont, comme vous venez de le signaler, devenues monnaie courante. L’extraterritorialité du droit américain constitue-t-elle donc une arme, un moyen de pression de Washington dans la guerre commerciale ? En quoi est-ce stratégique ?

L’enquête que j’ai réalisée durant deux ans sur l’extraterritorialité du droit américain (2) montre qu’au départ, tout commence par une réelle volonté américaine de régler la question de la corruption nationale, mais également internationale. Cette question est donc avant tout domestique et débute à partir des années 1975-1977, avec Washington qui veut répondre à une dérive des multinationales américaines dont les comportements – à travers la corruption – commencent à gêner la diplomatie américaine. Ce fut par exemple le cas lors du Bananagate ou dans le secteur de l’industrie aéronautique américaine. Le Congrès commençait à comprendre qu’il y avait une réelle distorsion entre les comportements des entrepreneurs américains et ceux de la diplomatie américaine. D’où le vote en 1977 de la fameuse loi FCPA. Si l’intention première est donc de « faire le ménage » aux États-Unis, cette loi, qui va avoir un effet très rapide, va amener les Américains à se poser la question : si nos entreprises sont contraintes de respecter cette loi, alors il va y avoir une distorsion de concurrence par rapport aux entreprises étrangères qui elles ne seront pas soumises à une telle loi et pourront donc corrompre et remporter des marchés à nos dépens. Les Américains vont donc réfléchir dès 1977 à une solution pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Celle-ci est simple : l’ensemble du monde doit utiliser et respecter la réglementation du FCPA. Pendant des années, les Américains vont donc tout faire pour que tout le monde adopte leurs règles, ce à quoi ils vont parvenir à travers l’OCDE, en rencontrant néanmoins un certain nombre de difficultés. Ce fut le cas notamment à l’ONU, où dès la fin des années 1970, quelques pays – essentiellement européens – avaient compris que s’ils adoptaient les mêmes règles, ils allaient donner la possibilité à la justice américaine de se mêler de leurs propres affaires. C’est finalement en 1997 que l’OCDE va adopter un certain nombre de règles dans le cadre d’une convention contre la corruption, qui sont considérées comme un copié-collé du FCPA, et applicables à l’ensemble des membres de l’OCDE.

Les Américains ne se rendent pas compte immédiatement du potentiel de cette réglementation comme arme commerciale, ou du moins ne l’appliquent pas. Mais avec les attentats de 2001, la priorité va changer, et les Américains vont rapidement s’apercevoir que combattre la corruption, c’est combattre le crime, et notamment le terrorisme. Ils vont donc taper du poing sur la table pour demander à leurs partenaires de respecter ce qu’ils ont signé en 1997. Face à l’absence de réponses des partenaires, et face à l’urgence de la situation – à savoir vider au plus vite les caisses des groupes criminels et terroristes –, les Américains vont rapidement viser un certain nombre d’entreprises et montrer qu’ils ne rigolent plus sur ce sujet.

En Europe, certains jugent insupportable l’immixtion des États-Unis dans la vie des affaires des entreprises européennes. Quelle est la réponse de l’Europe face à cet instrument qui est récemment revenu sur le devant de la scène, lorsque Washington a décidé d’imposer à nouveau des sanctions à l’Iran, contraignant les entreprises européennes à quitter le marché iranien sous peine d’amendes de la justice américaine ?

J’ai beaucoup travaillé sur la réponse de l’Europe, et le bilan c’est qu’il n’y en a pas. Les Européens sont tétanisés par rapport à ce problème-là, et ils ne savent pas quoi faire. Le plus extraordinaire, c’est qu’ils ne peuvent pas se plaindre de ne pas avoir été prévenus, alors même que l’une des premières manifestations de l’extraterritorialité date de 1982, lorsque le président Reagan a voulu interdire aux filiales des entreprises américaines de participer à la construction d’un gazoduc entre l’URSS et l’Europe. À cette époque, Margaret Thatcher s’était fermement opposée à la position américaine de vouloir imposer des sanctions aux filiales américaines, ce qui avait fait reculer Ronald Reagan. C’était donc déjà un signe de la volonté des Américains de s’immiscer dans les relations commerciales et l’autonomie économique de l’Europe. En 1996, il y a eu un second signal avec la loi fédérale Helms-Burton, qui renforçait l’embargo contre Cuba, et la loi d’Amato-Kennedy, qui visait à sanctionner les États soutenant le terrorisme international et qui donnait la possibilité à Washington de punir les investissements – américains ou non – dans le secteur énergétique en Iran ou en Libye. Toute cette expérience n’a donc servi à rien, comme l’illustre tout ce qui se passe aujourd’hui avec le cas iranien. On a l’impression que l’Union européenne repart à zéro, qu’elle n’a pas enrichi sa réflexion sur le sujet. J’explique cela par le fait que tant qu’il n’y aura pas un cadre général de pensée stratégique économique en Europe, à chaque fois les fonctionnaires de Bruxelles se trouveront dépouillés, car ils ne savent pas comment réagir. En effet, le concept de guerre économique est un concept complètement balayé à Bruxelles où l’on n’a jamais accepté de réfléchir sur la question (3).

En 1996, il y a eu une occasion formidable de réagir face aux lois Helms-Burton et Amato-Kennedy, lorsque les Européens ont décidé d’établir un règlement pour protéger les entreprises européennes. L’UE avait déposé une plainte à l’OMC, mais malheureusement elle l’a retirée. Les Européens ont trouvé un accord avec les Américains, et ce fut là l’erreur stratégique. Cet accord reposait alors essentiellement sur la bonne volonté du président Clinton, et sur celle du Congrès qui, éventuellement, n’appliquerait pas systématiquement les dispositions des lois qui posaient problème. Selon moi, à l’époque, il aurait vraiment fallu traiter le problème à la racine et laisser la plainte déposée à l’OMC aller jusqu’au bout. Cela aurait permis de montrer que les Européens n’accepteraient pas ce type de dictat économique. Aujourd’hui, une telle action semble inenvisageable tant les Européens craignent de donner une occasion à Donald Trump de quitter l’OMC. Bruxelles est donc systématiquement sur la défensive, ne trouve pas de solutions, et toutes les entreprises européennes sont aujourd’hui contraintes de quitter l’Iran.

En octobre dernier, le ministre français de l’Économie et des Finances appelait à une « réciprocité des règles » dans le commerce mondial, appelant l’Union européenne à se doter d’un système similaire à celui des États-Unis. Est-ce réalisable ? Existe-t-il ailleurs un autre système comparable à l’extraterritorialité du droit américain ? 

Il n’existe pas de réel équivalent à l’extraterritorialité américaine. En France, la loi Sapin 2 de 2016 prétend se donner les mêmes outils, mais je doute pour l’instant qu’il y ait une réelle volonté de la France d’utiliser une telle mesure contre des entreprises en dehors du territoire français. En Chine, il existe depuis quelques années un système plus ou moins similaire à l’extraterritorialité américaine. Souvenez-vous de cette campagne de lutte anticorruption qui a visé de nombreuses sociétés étrangères et qui avait pour but de montrer que Pékin aussi pouvait faire cela. Mais cette campagne a essentiellement visé des entreprises installées sur le sol chinois. Elle n’a donc pas ciblé des entreprises à l’étranger comme peuvent le faire les États-Unis.

Quant à l’appel du ministre français de l’Économie pour une réciprocité des règles, nous en attendons toujours les résultats… Clairement, il n’y en a jamais eu. Par ailleurs, si la France mettait cela en place, elle serait trop petite pour avoir une réelle portée, et à l’échelle de l’UE, Bruxelles n’en veut pas. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’on reproche à l’Europe de ne pas mettre en place une réciprocité des règles (4).

Pourquoi les entreprises ou les États se sentent-ils obligés de respecter les sanctions décidées par Washington, alors qu’il semble évident que le droit est utilisé par les Américains comme une arme pour absorber ou éliminer ses concurrents ?

En ce qui concerne les États, comme je l’ai dit, c’est parce qu’ils n’osent pas affronter les Américains. Les entreprises sont, elles, plus pragmatiques, avec un choix à faire entre le marché américain et les autres marchés. Or le fait de fermer le marché américain aux entreprises sanctionnées signifie bien souvent la mort de ces entreprises, qu’elles soient des PME, des ETI ou des multinationales. En général, le choix est donc très rapidement fait et les entreprises se plient à la volonté de Washington. Et même si dans un certain nombre d’affaires, comme BNP Paribas ou Alstom, les dirigeants pensaient que le problème pourrait se régler par des petites amendes, ils ont très vite compris qu’il n’y avait aucune alternative à céder face à ce « pistolet sur la tempe ». Aujourd’hui, entre le marché américain et le marché iranien, le choix est vite fait.

Existe-t-il une faille à ce système d’extraterritorialité ? 

Oui, il y en a une énorme, mais que personne ne veut utiliser. Ni les entreprises, ni les États. La faille est la suivante : cette extraterritorialité n’est pas de la justice. Le droit n’est dans ce cas pas appliqué par la justice américaine, mais uniquement par l’administration. Ainsi, aucun cas ne s’est encore retrouvé devant un tribunal aux États-Unis. À ce jour, on ne sait donc absolument pas ce que dirait la justice américaine de la manière dont l’administration américaine oblige les entreprises étrangères à payer des montants exorbitants d’amende (5). À aucun moment, une entreprise n’a dit à l’administration américaine : nous ne voulons pas subir votre dictat, nous irons devant un tribunal américain pour régler cette question. Tout s’est toujours réglé par un deal. Cela signifie donc très clairement que ce n’est pas une affaire de justice, mais une affaire entre une administration et une entreprise.

Pourquoi faudrait-il qu’une entreprise ou un État ait le courage d’aller devant la justice américaine ? Car ce serait la seule façon d’encadrer l’action des administrations américaines (DOJ, SEC, OFAC…) envers les entreprises étrangères et de distinguer les éventuels abus, de déterminer ce qu’elles ont le droit d’exiger des entreprises étrangères (qui pour le moment mènent des enquêtes internes à charge et à leurs frais). Le système est simple : plus vous dites que vous êtes coupable, et moins l’amende sera importante. Est-ce que la justice américaine peut accepter de telles méthodes ? Au cours de l’enquête que j’ai menée, les avocats eux-mêmes me disent qu’ils ont été obligés de faire des choses qui sont interdites par la loi. Mais cette situation ne peut se dénoncer que si l’on se rend devant un juge. Actuellement, les juges ne sont là que pour mettre un tampon sur le deal qui a été passé entre l’administration et l’entreprise. À tel point que certains juges américains commencent à se poser des questions : à quoi sert-on ? Sur quelle base juridique infliger de telles amendes (en milliards de dollars) aux entreprises alors qu’il n’y a aucun prévenu dans le box ? Pourquoi la justice ne peut-elle pas faire son travail ? Maintenant, reste à savoir qui aura le courage d’utiliser cette faille.

La Chine est-elle mieux armée que les autres pour faire face à l’extraterritorialité du droit américain ? Pourquoi les entreprises chinoises peuvent-elles continuer de commercer avec l’Iran ?

Concernant l’Iran, cela reste encore à prouver, et on le saura début novembre prochain (6), lorsque les sanctions qui concernent le pétrole vont tomber. Si l’Iran peut se passer de Peugeot et de Renault, il ne peut pas se passer de vendre son pétrole qui constitue le nerf de la guerre. Il sera alors intéressant de voir si la Russie, la Chine ou l’Inde continuent d’acheter du pétrole à l’Iran.

Par ailleurs, s’il est vrai que la Chine a pu montrer dans sa campagne anticorruption une volonté d’utiliser les méthodes américaines en faisant payer les entreprises étrangères, il est néanmoins surprenant de constater à quel point elle a semblé assez démunie dans le cas de l’affaire ZTE [voir l’entretien avec J.-F. Di Meglio p. 60]. La capacité qu’ont eue les Américains à sanctionner cette entreprise chinoise en lui interdisant de se fournir en certains composants électroniques américains est frappante, car cela a eu un impact vital sur l’entreprise. Parallèlement, la discrétion de la réponse chinoise a pu paraître surprenante, en proportion des risques pour ZTE. Mais peut-être la comprend-on mieux lorsqu’on l’insère dans le cadre plus général de l’affrontement économique entre Pékin et Washington. Les sanctions ont été tellement dures que même Donald Trump a été jusqu’à s’inquiéter des éventuels licenciements chez ZTE. Ce qui est clair, c’est que cette entreprise joue actuellement le rôle de variable d’ajustement dans le cadre de négociations beaucoup plus larges sur les rapports économiques bilatéraux entre la Chine et les États-Unis. L’extraterritorialité peut donc également faire très mal aux entreprises chinoises. Et c’est sûrement pour cela qu’il semble que les contrats d’investissement et d’infrastructures réalisés par Pékin à l’étranger dans le cadre des nouvelles routes de la soie soient des contrats de droit chinois. La Chine a donc compris que le droit était une arme économique. On souhaiterait le même type de réflexion en Europe.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 7/09/2018

<strong>Les plus gros montants de pénalités infligées</strong>

Notes

(1) Le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act) est une loi américaine de 1977, portant sur la corruption des agents étrangers.

(2) Ouvrage à paraître en février 2019 (Actes Sud). Titre provisoire : « Le droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États Unis déstabilisent les entreprises européennes ».

(3) À ce sujet, lire « L’Union européenne, le “Bisounours” de la guerre économique mondiale ? », entretien avec Ali Laïdi, Les Grands Dossiers de Diplomatie no 36, décembre 2016, p. 32-37.

(4) En échange des données des dossiers passagers (PNR) que l’Europe partage avec les État-Unis, l’UE n’obtient rien en retour de Washington. Il en est de même pour les informations fiscales où l’échange ne se fait que dans un sens.

(5) Mise à jour : on vient seulement d’en avoir une petite idée avec la décision d’une cour d’appel américaine (United States v. Hoskins) qui limite la portée extraterritoriale du FCPA.

(6) En juin 2018, Washington a demandé à tous les pays de stopper complètement leurs importations de pétrole iranien d’ici le 4 novembre 2018 sous peine de sanctions américaines.

Légende de la photo ci-dessus : Le 29 octobre 2016, le président iranien Hassan Rohani accueille à Téhéran la chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini. Le 24 septembre 2018, cette dernière a présenté « l’astuce » que l’Europe compte mettre en place pour continuer à commercer avec l’Iran. L’idée consiste à créer une sorte de bourse d’échanges à partir de la vente de pétrole iranien permettant aux entreprises concernées d’échapper aux sanctions américaines qui visent l’Iran depuis que Donald Trump s’est retiré de l’accord international sur le nucléaire iranien. Mais l’efficacité de ce mécanisme reste encore à prouver. (© European External Action service)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°47, « Vers une guerre commerciale mondiale ? », octobre-novembre 2018.

Ali Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États Unis déstabilisent les entreprises européennes (titre provisoire), Paris, Actes Sud, à paraître en février 2019.

À propos de l'auteur

Ali Laïdi

Auteur de Histoire mondiale de la guerre économique (Perrin, 2016) et Le Droit, nouvelle arme de guerre économique (Actes Sud, 2019), responsable du Journal de l’Intelligence économique sur France 24 (1), il publiera au printemps 2021 un ouvrage sur les fondements philosophiques de la guerre économique aux Presses universitaires de France.

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