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Quelles fonctions pour les coalitions dans l’art de la guerre ?

Les opérations en coalition sont devenues « structurantes » : rares sont à présent les États qui peuvent, matériellement comme politiquement, s’engager seuls en opération. Pourtant, militairement, cela ne va pas de soi : plus les acteurs sont nombreux, plus les frictions potentielles sont importantes… Comment concilier ces différents facteurs ?

Olivier Schmitt : C’est le cœur du problème. Les difficultés récurrentes des opérations militaires multinationales viennent d’une tension entre l’intégration nécessaire à l’efficacité des opérations militaires et la recherche d’autonomie des États. On peut définir l’intégration comme « le degré de cohérence interne et de renforcement mutuel des activités militaires (1) ». Plus une opération est intégrée, plus ses différentes activités (stratégiques, opérationnelles, tactiques) sont complémentaires. Cette complémentarité comprend, entre autres, la cohérence entre les objectifs stratégiques, opérationnels et tactiques ; ou une doctrine, un entraînement et des équipements adaptés à la mission. Pourtant, la logique politique de l’autonomie pousse à l’établissement de chaînes de commandement multiples, à la recherche de consensus qui ralentit la prise de décision, aux restrictions sur le partage du renseignement ou à la division du théâtre en zones d’intervention pour des contingents nationaux, ce qui réduit l’intégration.

Toute intervention multinationale doit gérer cette tension résultant de dynamiques contradictoires, et doit faire face aux multiples préférences des États : certains, peu regardants sur leur autonomie dans une intervention, seront plus pointilleux dans une autre, car le contexte politique aura changé, ou vice versa. Mais l’évolution peut aussi se faire au sein de la même intervention. L’Afghanistan a ainsi partiellement mais progressivement évolué vers plus d’intégration, certains États acceptant de réduire une partie de leur autonomie. Le curseur entre ces deux dimensions se déplace donc perpétuellement, et de nouvelles solutions ad hoc doivent régulièrement être réinventées en fonction de l’évolution des contraintes politiques. Les défis posés par les caveats et l’interopérabilité sont ainsi consubstantiels aux interventions multinationales.

Les opérations en coalition sont elles un trait propre aux actions expéditionnaires… ou aux « guerres de choix » ?

La recherche d’alliés fait partie intégrante de la stratégie. De la coalition achéenne rassemblée par Agamemnon pour défier Troie à l’intervention de l’OTAN en Libye, combattre avec ses alliés à ses côtés peut être l’un des facteurs déterminants de la victoire des armes.

Néanmoins, les modes de gestion des alliances et coalitions évoluent au fil du temps. Les États du XVIIIe siècle étaient en compétition permanente pour trouver des alliés, mais les alliances étaient généralement inefficaces en tant qu’instruments de coordination des actions militaires de leurs membres : les alliances du XVIIIe siècle n’étaient pas formées dans l’objectif de s’assurer d’un intérêt commun entre les membres, mais de poursuivre des buts nationaux parallèlement les uns aux autres : les retournements d’alliances étaient monnaie courante du fait de la méfiance mutuelle entre alliés et de la compétition permanente pour l’acquisition de puissance. Les pratiques sont restées relativement similaires au XIXe siècle, l’accord politique n’étant pas nécessairement considéré comme permanent, et surtout ne signifiant pas forcément une tentative d’intégrer les forces armées. Celle-ci eut lieu durant la Première Guerre mondiale, avec la progressive et douloureuse mise en place d’un véritable organisme de coordination interallié sous le commandement du général Foch, qui fut un facteur essentiel de la victoire, mais nécessita de difficiles négociations sur les chaînes de commandement et le degré de contrôle politique s’exerçant sur le général français, résolues seulement au début de l’année 1918 (après l’effondrement de la Russie et le quasi-effondrement de l’Italie). Foch disposait ainsi de la direction stratégique, mais les commandants nationaux maintenaient leur contrôle opérationnel et pouvaient toujours en référer à leurs autorités politiques s’ils estimaient les ordres de Foch inappropriés (2).

Les conditions de la guerre, réunissant un volume de feu, un nombre d’hommes engagés et des tailles de théâtre d’opérations jamais vus auparavant, firent apparaître le besoin croissant d’intégration militaire et de coordination, tandis que la logique politique de l’autonomie persistait, entraînant ainsi nombre de tensions entre alliés. Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’enjeu du conflit contraignit les Alliés à coordonner au maximum leurs stratégies militaires, en particulier sous l’impulsion croissante du Joint Staff américain qui acquit un poids politique allant bien au-delà de ses fonctions militaires, malgré la persistance de divergences politiques parfois profondes (3). Son incapacité à assurer une coordination équivalente avec ses alliés d’Europe centrale, italiens et japonais empêcha le régime nazi de mobiliser pleinement ses ressources militaires et politiques (4). Plus encore que durant la Première Guerre mondiale, la nécessité d’une intégration militaire et d’une coordination stratégique importante fut démontrée durant le second conflit mondial. Depuis la fin de la guerre froide, l’action multinationale est vue comme un gage de légitimité supplémentaire pour l’intervention militaire (avec parfois des tentatives de compenser par la multinationalité l’absence de validation juridique, comme pour le Kosovo en 1999 et l’Irak en 2003).

Outre l’incitation normative à l’action multilatérale comme facteur de légitimité, un facteur plus prosaïque incite à la multinationalité, au moins pour les États européens : la baisse continue des budgets et des capacités des appareils de défense conduit à des manques capacitaires importants, mais aussi à l’impossibilité de déployer un volume de forces significatif dans un cadre purement national. Ainsi, si le contexte stratégique post-guerre froide a incité au multinationalisme afin de disposer d’une légitimité internationale dans des « guerres de choix » expéditionnaires, la multinationalité relève bien souvent historiquement d’une logique d’agrégation de la puissance. Peut-être que la nouvelle période stratégique qui s’ouvre pour les Occidentaux, marquée par la simultanéité du retour de la compétition stratégique entre grandes puissances et la continuation d’opérations de « police internationale » visant à contenir des menaces situées dans le bas du spectre telles que le terrorisme djihadiste, va voir la juxtaposition des deux principales logiques conduisant à la multinationalité : agrégation des ressources militaires dans une logique de dissuasion conventionnelle et recherche de légitimité internationale.

Nombre d’opérations militaires, ces dernières années, ont été aériennes ou navales. Ces domaines favorisent-ils la « conduite militaire » des coalitions, du fait de la nature des systèmes mis en œuvre ? L’intégration de coalitions à dominante terrestre est-elle plus complexe ou contraignante ?

Les progrès technologiques en matière de portée des armes comme d’acquisition et de fusion de l’information rendent l’inter-
opérabilité tactique beaucoup plus compliquée (et chère), et militent pour une véritable intégration de l’information. Cela n’est conciliable qu’à la condition qu’existe un primus inter pares capable de fournir à tous les contingents secondaires les capacités rares (C4ISR en particulier) réalisant « l’interopérabilité informationnelle ». La standardisation au sein de l’OTAN permet dans une certaine mesure de réduire ces difficultés – qui seront toujours présentes du fait des stratégies variées d’acquisition de matériels par les États –, mais elle rencontre des limites, par exemple lorsque les forces américaines ne sont pas les dernières à s’éloigner desdits standards. Néanmoins, la technologie facilite l’intégration militaire si les partenaires disposent de capacités proches, ce qui rend les coalitions aériennes ou navales, par exemple dans le cadre de l’OTAN, comparativement plus faciles à conduire. Cependant, il faut également rappeler que la conduite reste principalement contrainte par les décisions politiques : si les « caveats » imposés à une frégate alliée l’empêchent de conduire certains types d’actions, pouvoir facilement communiquer avec cette frégate ne changera rien au fait que sa contribution à l’action militaire collective est limitée…

Qui dit coalition dit contraintes politiques et intérêts propres des acteurs s’y engageant. Comment une coalition peut-elle évoluer face à des défections ?

Sans surprise, tout dépend de l’ampleur de la défection. Celle-ci doit s’étudier dans ses deux dimensions, opérationnelle et politique, et dépend de la contribution d’un allié dans ces deux domaines. Par exemple, bien que leurs contributions militaires aient été limitées, une défection de dernière minute de la Syrie ou du Maroc lors de la guerre du Golfe aurait eu de fortes conséquences politiques. Toutefois, les défections en Irak (y compris du Royaume-Uni) n’ont pas eu de conséquences opérationnelles ou politiques majeures du fait que l’intervention était déjà perçue comme illégitime (Irak), et dominée militairement par les États‑Unis.

Le plus grand recours aux coalitions implique-t-il de voir se renforcer le rôle d’organisations de défense, voire d’assister au développement de fonctions militaires dans des organisations régionales qui en étaient initialement dépourvues ?

Pas forcément. Les interventions militaires multinationales ont été principalement le fait d’États occidentaux, qui ont bénéficié de l’expérience d’intégration militaire existant au sein de l’OTAN, même si ces interventions n’ont pas nécessairement été conduites sous commandement de l’Alliance : l’expérience acquise dans le cadre de l’OTAN a permis une mobilisation relativement plus facile. L’OTAN est elle-même une alliance très spécifique, car intégrée comme aucune autre dans l’histoire, ce qui a été possible grâce à un alignement exceptionnel de nécessité militaire (une potentielle attaque de l’URSS nécessitait une forte intégration militaire pour pouvoir être contrée efficacement), de convergence des intérêts fondamentaux de ses membres et d’affinités idéologiques entre démocraties. On observe actuellement des formes de coopération militaires dans différents cadres institutionnels (par exemple l’OTSC pour les États de la CEI), mais celles-ci sont loin d’atteindre les niveaux d’intégration de l’OTAN pour tout un tas de raisons généralement liées au maintien d’un degré de méfiance entre les membres de ces organisations. De plus, les dynamiques du système international ayant permis la multiplication des interventions multinationales sont en transformation : l’unipolarité américaine est en recul (même si elle n’est pas terminée), et les pressions normatives de recherche de la légitimité internationale importent peu pour un certain nombre d’acteurs militaires tels que la Russie ou l’Arabie saoudite. Dans ces conditions, même si des formes de coopération se développent, il est peu probable que l’on assiste à une explosion de l’intégration militaire des organisations régionales.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 9 mai 2018.

Notes

(1) Risa Brooks, « Introduction : The Impact of Culture, Society, Institutions and International Forces on Military Effectiveness » in Elizabeth Stanley et Risa Brooks (dir.), Creating Military Power. The Sources of Military Effectiveness, Stanford University Press, Stanford, 2007, p. 10.

(2) Elizabeth Greenhalg, Victory Through Coalition : Britain and France during the First World War, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.

(3) Simon Berthon, Allies at War, Thistle Publishing, Londres, 2013 (2001) ; Dan Plesch, America, Hitler and the UN : How the Allies Won World War II and Forged Peace, I.B. Tauris, Londres, 2011 ; Mark A. Stoler, Allies and Adversaries : The Joint Chiefs of Staff, the Grand Alliance, and U. S. Strategy in World War II, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2003.

(4) Jonathan Adelman (dir.), Hitler and His Allies in World War II, Routledge, Abingdon, 2007.

Légende de la photo ci-dessus : Décollage d’un Sentinel R1 britannique. La valeur militaire des participants est un facteur essentiel de réussite opérationnelle, mais elle n’est pas le seul. (© Crown Copyright)

Article paru dans la revue DSI n°136, « JLTV : le remplaçant du Humvee », juillet-août 2018.

À propos de l'auteur

Olivier Schmitt

Professeur au Center for War Studies (SDU) et chef du département des études et de la recherche de l’IHEDN, coauteurs de French Defence Policy Since the End of the Cold War.

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