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Europe/États-Unis : l’inéluctable découplage

Il y a exactement 59 ans, à l’École militaire, Charles de Gaulle le martelait : « Il faut que la défense de la France soit française. » Eh bien ! de la même manière, il faut aujourd’hui que la défense de l’Europe soit européenne. Une décennie après les massacres d’Omaha Beach, le plus grand stratège français du XXe siècle l’avait compris. Si la Russie se lançait dans la conquête de l’extrémité occidentale de la péninsule Europe, rien n’assurait que les États-Unis sacrifieraient à nouveau à la défense de leurs alliés la « recherche du bonheur » inscrite dans leur déclaration d’indépendance. Il en déduisait un impératif majeur : celui de l’autonomie de la défense nationale et, en aval, le principe d’une force de dissuasion.

Ce qui était vrai il y a un demi-siècle l’est plus encore aujourd’hui : l’Amérique bascule vers l’Asie… et pourtant l’Europe compte de plus en plus sur l’Amérique et croit en l’OTAN qui lui est subordonnée. Ou, pour le dire autrement, brutalement et au risque de choquer, l’OTAN est devenue une menace pour notre sécurité, celle de la France et celle de l’Europe. Il ne nous reste que quelques années pour en prendre acte et construire enfin notre maturité stratégique.

L’OTAN est devenue une menace et le monde a besoin d’Europe. Qu’on le veuille ou non, le monde qui nous a construits, celui qui est né le 26 juin 1945 à San Francisco, est aujourd’hui moribond. Or, notre monde en ébullition, en mutation profonde, de moins en moins régulé par des organisations faiblissantes, a besoin d’Europe. Une Europe née de l’entrechoquement sanglant des ambitions nationales, puis des Lumières, puis des massacres encore, une Europe devenue pôle de sagesse et d’équilibre, une Europe creuset et porteuse des valeurs humanistes, une Europe aux ambitions désormais raisonnables, facteur d’apaisement dans un monde qui court à nouveau vers le gouffre.

Le rôle de l’Europe

L’Europe doit donc jouer son indispensable rôle dans le monde. Et, pour cela, elle doit être entendue. Et pour être entendue, elle doit être militairement forte ; car depuis que le monde existe, son histoire est ainsi faite : les valeurs ne valent que par la puissance de l’épée qui les défend, la voix ne porte qu’en fonction du calibre des canons. Or, aujourd’hui, l’Europe est un continent sans voix, car elle est privée de puissance militaire commune. C’est bien ce qui explique que la France joue aujourd’hui un rôle beaucoup plus important que l’Europe sur la scène internationale. La France peut s’engager concrètement, elle peut délivrer. Et donc, sa voix porte bien davantage que celle de l’Europe.

Mais la France le sait aussi, l’élargissement du spectre des espaces stratégiques – de l’espace terrestre, historiquement le premier, à l’espace cybernétique le plus récemment découvert, mais sûrement pas le dernier –, et l’explosion du coût des armements font que plus aucune puissance moyenne ne peut disposer à elle seule de l’ensemble des capacités indispensables à sa défense. Sauf si vous vous appelez les États-Unis ou probablement la Chine, la cohérence d’ensemble et l’exhaustivité des moyens ne peuvent exister qu’au niveau supranational. Si la France se doit bien sûr aujourd’hui de reconstruire sa défense dégradée par un quart de siècle de négligences étatiques et d’en posséder en propre les briques élémentaires, elle sait que l’avenir de celle-ci ne peut être qu’européen.

Mais une défense européenne enfin libérée du mythe pernicieux du parapluie américain. Certes, l’Union européenne demeure le premier partenaire commercial des États-Unis, mais, inexorablement, l’Amérique se détourne de l’Atlantique et bascule vers le Pacifique, nouveau centre de gravité de l’économie mondiale et zone d’émergence des nouveaux risques stratégiques. De plus en plus asiatiques, de plus en plus hispaniques, de moins en moins « caucasiens », les Américains deviennent chaque jour un peu moins européens : dès 2040, la population américaine d’origine européenne sera devenue minoritaire et le vieux réflexe héréditaire de défense de la « terre des ancêtres » aura disparu.

Le basculement américain vers le Pacifique est un choix pleinement partagé par l’opinion américaine. En 2001, seuls 29 % des Américains estimaient que l’Asie était plus importante que l’Europe. En 2011, ils étaient 51 % à le penser et, au sein de la génération des 18-34 ans, 70 % estimaient que l’Asie importait plus que l’Europe (1) et la tendance s’est encore accentuée ! Bientôt, seule une infime minorité d’Américains s’intéressera encore au Vieux Continent.

Les Européens se rassurent : « La défense collective de l’Europe, c’est l’OTAN. » Exact, pour un certain temps encore… mais dangereux ! Les États-Unis assurent la part majeure du budget de l’OTAN et quand les Américains seront définitivement tournés vers leur ouest, il n’y aura plus de défense collective de l’Europe ! Ce « pivot stratégique » de l’Atlantique vers le Pacifique n’est que le reflet de la réalité du monde. Les États-Unis, désormais affranchis de leur dépendance énergétique à l’égard du Proche-Orient, pourront certes connaître de brefs regains d’intérêt pour l’Europe, ravivés par les comportements de Moscou, mais soyons sans illusions : jamais plus le soldat Ryan ne viendra mourir sur une plage d’Europe, ne serait-ce que parce qu’il s’appellera Ramirez !

Vide stratégique

Nous observons ainsi, sur notre continent, la création d’un vide stratégique que nul ne vient combler. N’imaginons pas que, la page Trump une fois tournée, la tendance s’inversera. Sûrement pas : elle n’est qu’une accentuation caricaturale d’un mouvement profond déjà bien perceptible sous la présidence Obama. Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Il est donc parfaitement déraisonnable pour l’Europe de lier son destin stratégique à une puissance dont les intérêts stratégiques sont de plus en plus divergents des siens. Et de subordonner sa défense à une organisation, l’OTAN, qui parce qu’elle est une institution qui se comporte comme une institution, avec son besoin vital d’exister et donc de sembler utile, est probablement par elle-même une source de tensions en Europe.

Et pourtant, les Européens n’ont jamais autant compté sur les États-Unis pour les défendre, ils n’ont jamais autant abandonné leur autonomie stratégique à l’Oncle Sam. Son ombre portée – par l’OTAN en particulier – est devenue un outil de déresponsabilisation stratégique et un frein politique à l’unité européenne. Les États-Unis, au leadership vacillant, sont d’évidence de plus en plus réticents à s’engager dans les difficultés européennes et pourtant jamais les Européens n’ont autant été convaincus qu’en cas de problème grave de sécurité, les États-Unis interviendront.

L’OTAN, certes, n’est pas inutile, en particulier dans son rôle intégrateur. Mais l’organisation est devenue désormais plus dangereuse qu’utile, car elle donne aux Européens un faux sentiment de sécurité, une trop bonne excuse pour mesurer leurs efforts de défense. Il y a eu, et il y a encore, un marchand de sable nucléaire. De la même manière, il y a aujourd’hui un marchand de sable otanien. Dormez, braves gens !

L’OTAN est dangereuse aussi parce que, sous l’influence massive de la culture stratégique et de la norme américaine, elle promeut une guerre dite « transformée », idéalisée par les planificateurs du Transformation Command de Norfolk. Or on comprend aujourd’hui que cette « guerre transformée » n’est que l’une des faces possibles de la guerre, que cette vision aussi hautement technologique qu’outrancièrement onéreuse nous prive par effet d’éviction des moyens de gagner les guerres probables, les guerres combattues tous les jours de la Mauritanie au Moyen-Orient. L’OTAN nous aide à gagner certaines batailles, mais elle nous prive des moyens de gagner les guerres et constitue finalement le meilleur obstacle à l’édification d’une défense commune européenne indépendante !

Plus le parapluie américain est une chimère, plus les États-Unis se détournent de l’Europe, plus l’Europe, ce « nain stratégique », s’accroche à eux et répète qu’ils demeurent sa meilleure assurance vie. Ou plutôt, dans un vaste mensonge politique, les gouvernements européens – hormis la France et c’est bien ainsi – affectent de croire – et font croire à leurs populations – que le lien sécuritaire transatlantique est toujours aussi fiable, ce qui leur permet de faire des économies sur leur sécurité nationale sans avoir à en payer le coût politique.

N’ayons pas la mémoire courte. Ainsi, la Pologne croit en les États-Unis aujourd’hui comme elle a cru en la France en 1939. Cette dernière a seulement levé le petit doigt lorsque les chars d’Hitler, depuis la Silésie, la Poméranie et la Prusse orientale, ont foncé vers Varsovie en septembre 1939. Les premiers ne feront pas mieux demain pour la protéger des chars russes, pas plus qu’ils ne le feront pour le reste de l’Europe. La leçon de l’histoire est claire : si les destins ne sont pas indissolublement mêlés, les alliances, traces d’encre sur le papier, ne valent que tant que les intérêts stratégiques convergent : mais cela, c’est fini. L’assertion du général de Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts » n’a, hélas ! pas pris une ride. Pour l’Europe de la défense, un sursaut commun s’impose. Maintenant. 

Note

(1) German Marshall Fund, Transatlantic Trends 2011, cité dans Tony Corn, « L’Europe à la dérive », Le Débat, octobre 2013.

Légende de la photo ci-dessus : Le F-35, acheté par nombre d’armées européennes, implique une subordination structurelle au bon vouloir américain, par le truchement de systèmes logistiques. (© US Air Force) 

Article paru dans la revue DSI n°139, « Face à la Russie, la mutation des forces finlandaises », janvier-février 2019.

À propos de l'auteur

Vincent Desportes

Le général de division (r) Vincent Desportes a exercé des commandements multiples au cours de sa carrière opérationnel. Il a notamment été directeur du Centre de doctrine d’emploi des forces et commandant de l’École supérieure de guerre. Il est aujourd’hui professeur associé à Sciences Po Paris.

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