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L’UE, une puissance commerciale bousculée

La place et le rôle de l’Union européenne – première puissance commerciale mondiale – dans la mondialisation sont aujourd’hui bousculés par plusieurs facteurs, tels que la montée en force de nouvelles puissances, la politique néo-mercantiliste américaine et des divisions politiques internes. L’UE est-elle armée pour y faire face ?

L’Union européenne (UE) est dotée d’une série d’attributs de la puissance parmi lesquels figure la politique commerciale commune (PCC). Cette dernière, qui n’a eu de cesse de se consolider au fil du temps, est devenue l’un des plus solides leviers de projection internationale de l’UE. Toutefois, elle est aujourd’hui confrontée à plusieurs défis.

La politique commerciale, un levier d’influence internationale

L’UE constitue une entité économique, institutionnelle et politique sui generis basée sur l’adhésion volontaire des États. Durant ces trente dernières années, sa construction a été parsemée d’embuches et de crises d’ordres multiples (politique, financière, économique, sécuritaire ou migratoire). Mais paradoxalement, c’est durant cette même période qu’elle a connu l’extension et l’approfondissement les plus conséquents de son histoire. Les traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997), de Nice (2000) et de Lisbonne (2009) ont chacun à leur tour contribué à bâtir l’édifice européen actuel et à élargir davantage ses compétences de sorte qu’il puisse progressivement s’affirmer comme acteur de la scène internationale. Les outils dont l’UE dispose lui permettent, théoriquement, de mener des actions dans le domaine de la sécurité et de la défense, d’exercer un rôle dans le commerce international, le développement ou l’humanitaire, ainsi que de tisser des liens étroits avec des acteurs de son environnement géographique proche et éloigné tant au travers de ses politiques d’élargissement et de voisinage que de ses relations diplomatiques ; sans compter que plusieurs politiques internes de l’UE ont une composante externe (euro, environnement, marché commun, visas). Bref, l’UE dispose aujourd’hui d’un éventail de politiques qui couvre les enjeux les plus conséquents de l’action internationale contemporaine (1).

Si ces atouts lui permettent d’exercer un rôle dans l’arène mondiale, son action ne s’exerce pas avec une égale acuité dans tous les domaines de la politique extérieure. Bien que certaines politiques peinent à produire de l’influence, d’autres lui permettent de se projeter en tant que puissance internationale, comme en témoigne la politique commerciale commune (PCC) (2). Cette dernière se retrouve dans presque toutes les politiques extérieures de l’UE et fait partie de ses compétences exclusives ; ce qui lui donne le pouvoir de participer, au nom de ses États membres, dans les tractations commerciales internationales. Son poids dans l’économie internationale (15 % du commerce mondial et plus grande exportatrice de biens agricoles, manufacturés et de services) ainsi que sa capacité à parler et à agir d’un seul tenant dans ce domaine lui valent d’être reconnue par le reste du monde comme une puissance commerciale de premier ordre malgré le décentrage croissant du pouvoir de l’économie politique mondiale occasionné par la montée en force de puissances émergentes et le nouvel agenda commercial des États-Unis (voir infra). 

L’UE, fer de lance de la concurrence mondiale 

Consciente du pouvoir d’attraction de son marché intérieur sur les acteurs tiers, l’Europe communautaire le mobilise dans ses rapports avec le monde extérieur. En tant qu’organe en charge de la PCC, la Commission européenne négocie l’accès à son marché intérieur en échange de la protection de la propriété intellectuelle, de l’accès aux marchés publics, de la libéralisation des investissements et des services, d’une sécurité juridique pour les entreprises européennes ainsi que de l’acceptation de ses standards industriels et normes commerciales.

Pour y parvenir, elle n’hésite pas à emprunter plusieurs canaux. Tout d’abord, l’investissement pour le développement de l’interdépendance mondiale passe par son engagement au profit du multilatéralisme commercial. En effet, depuis la mise en place de l’Organisation mondiale du commerce (OMC, 1995), la politique commerciale de l’UE est devenue proactive en ce qui concerne le multilatéralisme commercial. Les institutions communautaires s’identifient au multilatéralisme dans le sens où elles le considèrent comme un ensemble de mécanismes pacifiques de gestion et de contrôle des affaires internationales et un garde-fou contre les tentations unilatérales. Le multilatéralisme est perçu par l’UE comme une voie principale pour encadrer la mondialisation et partant comme un canal pour accroître son influence internationale. C’est la raison pour laquelle elle cherche à assumer un rôle moteur dans le développement et la légitimation des institutions économiques multilatérales telles que l’OMC.

Sa projection dans le commerce mondial passe également par d’autres canaux. D’ailleurs, l’épuisement progressif du modèle de négociation multilatérale de l’OMC (3) encourage l’UE à mettre davantage les priorités de sa PCC à d’autres échelles, sans pour autant renoncer au multilatéralisme. Ainsi, tout en veillant à faire le moins de concessions agricoles possibles, l’UE cherche à imposer son ambitieux agenda au travers des multiples accords qu’elle scelle avec des pays ou groupements régionaux des Balkans occidentaux, d’Europe orientale, d’Amérique latine, d’Asie ou d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. À cet égard, durant la période 2008-2018, l’UE a conclu une série d’accords de libre-échange (ALE) bilatéraux ou interrégionaux majeurs avec, notamment, le CARIFORUM (4) (2008), la Corée du Sud (2010), des pays de l’Amérique centrale (5) (2012), la Colombie et le Pérou (2012), le Canada (2016), le Vietnam (2016), et le Japon (2017).

En ce sens, le rôle de fer de lance que l’UE joue, par l’entremise de la Commission européenne, dans le développement de la concurrence globale et de sa réglementation, agit en faveur de la promotion des politiques économiques libérales qui régissent le marché interne européen et vise à légitimer la nécessité d’intégrer l’ensemble des pays de la planète au marché global (6). Cette initiative est en droite ligne avec les objectifs visés par les traités européens qui conçoivent la PCC comme un levier pour le développement du commerce mondial (cf. article 206 TFUE). 

Toutefois, l’agenda commercial promu par la Commission et les États membres n’est pas exempt de critiques. En effet, un mécontentement se fait de plus en plus sentir auprès de certains groupes sociétaux et membres de parlements nationaux et européen. À cet égard, la PCC est contestée pour son manque de transparence et le caractère opaque des négociations commerciales ; ce qui engendre des incertitudes concernant le processus de ratification et de mise en œuvre des accords conclus. À titre d’exemple, l’Accord commercial anti-contrefaçon a été rejeté en 2012 par le Parlement européen, malgré sa signature par la Commission européenne et la plupart des pays membres de l’UE. Dans la même veine, le Parlement de Wallonie, s’opposant à certaines dispositions incluses dans l’Accord économique et commercial global avec le Canada, a bloqué, en octobre 2016, la ratification de l’accord pendant plusieurs jours, suscitant une polémique sur les pouvoirs et le rôle des parlements nationaux et infra-nationaux dans le processus. En ce sens, l’UE a récemment envisagé d’aborder les dispositions en matière d’investissement dans des accords séparés. Elle établit donc une distinction entre les accords en fonction du partage des compétences commerciales avec les États membres. Par ailleurs, en 2018, l’UE a mis sur pied un groupe consultatif sur les ALE pour renforcer le dialogue avec les groupes sociétaux et partant améliorer la transparence du processus décisionnel. 

Quelles réponses face au chamboulement des rapports de force mondiaux ?

Ces dernières années, plusieurs facteurs internationaux sont venus bousculer l’Europe mais aussi renforcer sa détermination de continuer à déployer une politique commerciale extérieure offensive, tant de négociation d’ALE que de préservation du multilatéralisme. Parmi ces facteurs on peut en épingler deux :

• Le premier est celui de la diffusion du pouvoir au niveau de l’économie politique mondiale, qui jusqu’à présent s’est faite au détriment des puissances traditionnelles et, notamment, de l’Europe. Cette diffusion du pouvoir se manifeste, particulièrement, à travers l’essor de nouvelles puissances, telles que la Chine ou l’Inde, qui cherchent à développer leur présence sur les différents continents du monde dans le but de maximiser leurs intérêts économiques et commerciaux respectifs, de diversifier leurs relations extérieures, de sceller de nouvelles alliances internationales et d’encourager des changements dans les structures économiques et politiques internationales afin d’avoir une répartition plus équilibrée du pouvoir mondial (7). L’UE et ses États membres subissent de plus en plus cette concurrence et perdent des marchés en Afrique, en Amérique latine (AL) ou en Asie au profit de nouvelles puissances commerciales. À titre d’exemple, l’expansion chinoise en AL (8) de ces quinze dernières années a eu pour effet de supplanter les Européens comme deuxième partenaire commercial du continent derrière les États-Unis. Bien que d’aucuns doutent des capacités de l’Europe à apporter des réponses rapides et efficaces aux défis posés par le décentrage du pouvoir mondial du fait, notamment, de ses lourdeurs institutionnelles et divisions internes (montée des nationalismes, des populismes et de l’euroscepticisme) (9), il ne faut pas omettre que la perte de terrain qu’elle accuse dans la mondialisation la pousse à repenser, relancer et/ou actualiser ses alliances commerciales avec les acteurs d’AL et du reste du monde (10). D’ailleurs, les communications de la Commission européenne de 2010 et de 2015, les accords « nouvelle génération » (11) qu’elle négocie, ainsi que le « Paquet Commerce » annoncé par la Commission en septembre 2017, visent aussi bien à renforcer la promotion de l’agenda commercial de l’UE à l’échelle internationale qu’à consolider sa puissance dans le commerce mondial.

• Le deuxième facteur international qui bouscule davantage l’Europe est la politique de « l’Amérique d’abord » de l’administration Trump [voir l’analyse de S. Paquin p. 54]. Celle-ci se veut nationaliste, unilatéraliste et imprévisible, et partant rejette l’ordre multilatéral basé sur le compromis, la négociation, la coopération et le respect du droit international. Cette conception du monde basée sur les rapports de force, la raison d’État et l’utilisation unilatérale de la force amène l’administration Trump à s’opposer à l’utilité et à l’efficacité des organisations internationales et régionales, remettant en question l’institutionnalisation du multilatéralisme sous toutes ses formes. Alors qu’ils ont longtemps soutenu la construction européenne, les États-Unis parient dorénavant sur sa déstabilisation, voire son effritement. Aux yeux de l’administration Trump, l’UE est un « ennemi », une compétitrice qui menace les intérêts économiques et commerciaux américains. L’UE fait partie des principaux acteurs visés par les politiques néo-mercantilistes du gouvernement républicain, qui témoignent d’une radicalisation du commercialisme libéré de la réciprocité et du multilatéralisme. Ces politiques, fondées sur une stratégie purement transactionnelle, visent à favoriser le développement du marché interne, à promouvoir les exportations des entreprises américaines et à décourager les importations en imposant des barrières douanières.

Face à la guerre commerciale lancée par l’administration américaine et à la politique de hausse des droits de douane américains sur des produits européens (acier et aluminium), l’UE n’a pas tardé à répondre en adoptant des mesures de rétorsion contre des biens américains dont certains sont fort emblématiques (jeans, bourbon, motos Harley-Davidson) et fabriqués dans des États ayant voté pour Trump, en portant le litige devant l’Organe de règlement des différends de l’OMC ainsi qu’en veillant à garder un canal de dialogue bilatéral avec les États-Unis pour tenter de trouver des solutions à l’amiable. Parallèlement, l’UE a accéléré la revalorisation de ses alliances commerciales et la diversification de ses ALE. Elle vise ainsi à moderniser les accords en vigueur avec le Chili et le Mexique. L’UE a aussi entamé des négociations avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande et relancé les tractations avec le Mercosur pour conclure un accord d’association. Dans la même veine, l’UE reste le principal instigateur international pour l’établissement d’un tribunal multilatéral des investissements. Toutes ces initiatives constituent des tentatives de réponses à la réorientation néo-mercantiliste américaine et aux menaces que cette dernière fait peser sur l’interdépendance mondiale.

Quelles perspectives ?

En guise de conclusion, la présente se penche sur les perspectives de l’UE comme puissance commerciale dans le contexte européen et international actuel. Celles-ci risquent d’être façonnées par trois facteurs principaux. Primo, l’essor constant de l’euroscepticisme accompagné de pressions néo-mercantilistes pourrait sérieusement entraver la formulation et la mise en œuvre de la PCC. Un renforcement probable des partis eurosceptiques dans les élections européennes de mai 2019 pourrait bousculer l’ambitieux agenda et les priorités de la PCC sur la scène internationale. Secundo, à la différence de l’administration Trump, l’UE favorise un échange commercial régulé par des normes communes, des procédures de prise de décision collective, la convergence d’attentes des partenaires et le principe de prévisibilité. Il est clair que les stratégies de la PCC et l’influence internationale de l’UE dans ses relations économiques externes dépendront largement de la portée, de l’intensité et de la durée du revirement de la politique commerciale extérieure des États-Unis. Tertio, l’expansion commerciale de plus en plus dynamique de la Chine risque d’inciter l’UE à multiplier ses partenariats commerciaux bilatéraux et interrégionaux avec le reste du monde, et à durcir la PCC. D’ailleurs, face à une politique commerciale chinoise, accusée à maintes reprises de pratiques inéquitables [voir l’entretien avec J.-F. Di Meglio p. 60] (cf. transfert forcé de technologie) et de concurrence déloyale (subventions publiques aux entreprises chinoises), l’UE semble disposée à adopter des mesures de rétorsion mais aussi à poursuivre une voie commerciale fondée sur la réciprocité et la loyauté aux règles mutuelles.

<strong>Union européenne et libre-échange</strong>
<strong>Les balances commerciales des principales économies de l’UE</strong>
(Milliards d’euros) (Source : Eurostat)

Notes

(1) Cf. Charlotte Bretherton et John Vogler, The European Union as a Global Actor, Londres, Routledge, 2006 ; Franck Petiteville, La politique internationale de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.

(2) Patrick A. Messerlin et Pierre Boulanger, « La politique commerciale » dans Renaud Dehousse, L’Union européenne, Paris, La Documentation française, 2014, p. 289-300.

(3) Franck Petiteville, « Les négociations multilatérales à l’OMC : l’épuisement d’un modèle » dans F. Petiteville et D. Placidi-Frot (dir.), Négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 345-371.

(4) Groupe réunissant 15 pays des Caraïbes. 

(5) Costa-Rica, Guatémala, Honduras, Nicaragua, Salvador. 

(6) Sebastian Santander, Le régionalisme sud-américain, l’Union européenne et les États-Unis, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, 280 p.

(7) Sebastian Santander, « The EU and the Shifts of Power in the International Order : Challenges and Responses », European Foreign Affairs Review, vol. 19, no 1, 2014, p. 65-81.

(8) Les échanges commerciaux sino-latino-américains s’élèvent à 250 milliards de dollars US en 2017 contre 10 milliards en 2000. La Chine consolide sa présence sur le continent via la signature d’ALE bilatéraux mais aussi à travers l’octroi de prêts et ses investissements qui se chiffrent à plusieurs dizaines de milliards d’euros. Plusieurs pays d’AL ont dorénavant la Chine comme premier partenaire commercial et plus particulièrement le Brésil, le Chili et le Pérou. Dans la même veine, inférieurs à 4 milliards de dollars US en 1995, les échanges sino-africains s’élèvent aujourd’hui à plus de 150 milliards. 

(9) John Solal-Arouet et Denis Tersen, « Trump et l’avenir de la politique commerciale européenne », Politique étrangère, no 1, 2017, p. 85-97 ; Arnaud Zacharie, « L’Europe prise au piège du basculement du monde », Image, no 128, 2018, p. 38-39.

(10) Sebastian Santander, « Las relaciones entre Latinoamérica y la Unión Europea frente à un nuevo despertar », Foreign Affairs Latinoamérica (sous presse). 

(11) Accords visant à abaisser aussi bien les entraves tarifaires que non tarifaires.

Légende de la photo ci-dessus : Terminal de Hambourg, premier port de commerce allemand. Si l’Union européenne constituait en 2017 la première puissance commerciale mondiale, c’est l’Allemagne qui était – de loin – la première puissance commerciale du Vieux Continent. Troisième exportateur et importateur mondial en 2017, l’Allemagne a enregistré en 2017 un excédent commercial de 244,9 milliards d’euros, en légère baisse malgré des exportations records. (© Shutterstock/Thorben Ecke)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°47, « Vers une guerre commerciale mondiale ? », octobre-novembre 2018.

À propos de l'auteur

Sebastian Santander

Professeur au département de science politique et directeur du Center for International Relations Studies (CEFIR) de l’Université de Liège.

À propos de l'auteur

Antonios  Vlassis

Maître de conférences au département de science politique et chercheur au CEFIR.

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