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La puissance maritime française

La France se représente sa puissance maritime d’une manière originale, accordant beaucoup d’importance à la dimension spatiale et entendant défendre sa « souveraineté » avec fermeté. Ces représentations sont assez paradoxales : elles sont le symptôme peut-être d’une certaine difficulté à suffisamment prendre en compte que les océans sont avant tout l’espace des échanges.

La France possède et revendique des intérêts importants sur la mer. Elle les fait valoir à plusieurs titres. Tout d’abord, en tant qu’État côtier, la France dispose d’un très vaste espace maritime en vertu du traité international de Montego Bay qu’elle a intégré dans son droit national en 1996. On parle de 11 millions de kilomètres carrés, constitués par la zone économique exclusive (ZEE) sur laquelle elle revendique l’exclusivité de l’exploitation des ressources. C’est une situation exceptionnelle à plus d’un titre. Premièrement, la France, à la différence de la plupart des anciens États coloniaux, a conservé un lien très fort avec de nombreuses collectivités qui ont choisi de demeurer au sein de la République. C’est bien la souveraineté française sur ces territoires ultramarins qui est à l’origine de cette situation. En effet, à ce titre, la France est une puissance régionale dans le monde caraïbe, dans l’océan Indien et dans le Pacifique.

Une dimension spatiale

Cependant, derrière les déclarations de principe, il est important de s’intéresser au détail des choses et de prendre la mesure de la réalité des prétentions françaises, et notamment dans les cas les plus litigieux. Tout d’abord, un certain nombre d’îles dont la possession ouvre le droit à une souveraineté sur la mer environnante sont revendiquées par des États tiers. C’est le cas pour les îles Éparses du canal du Mozambique ainsi que pour Tromelin, réclamés officiellement par Madagascar. Le Vanuatu revendique pour sa part la possession des petites îles Matthew et Hunter. Enfin, et c’est là un contentieux plus grave, l’État des Comores considère comme illégitime la souveraineté française sur l’île de Mayotte. Ces revendications ont des conséquences importantes, car les États tiers en question refusent évidemment de négocier pour tracer des limites en mer. En toute rigueur, il faut bien admettre que les revendications françaises dans ces espaces sont tout à fait unilatérales, ce qui affaiblit notablement leur légitimité. L’attitude de la France n’est pas sans conséquence. En effet, l’opinion publique malgache fait grand cas de la question des îles Éparses : c’est un sujet de fierté nationale et le gouvernement n’hésite pas à dénoncer les revendications françaises comme des vestiges de la colonisation. Il n’est pas rare que la presse malgache s’empare du sujet et présente ce différend comme la preuve que la France n’a pas renoncé à une politique impérialiste.

De plus, la France déclare posséder une ZEE autour d’îles inhabitées, notamment Clipperton. Le Mexique conteste ce point et considère qu’il s’agit de la haute mer en s’appuyant sur le principe que l’existence d’une ZEE est conditionnée par la présence d’habitants. De fait, les pêcheurs mexicains s’y rendent moyennant des licences de pêche cédées gratuitement par la France. Cet arrangement diplomatique ne doit pas masquer la faiblesse des prétentions françaises qui reposent sur une interprétation quelque peu radicale des clauses du traité de Montego Bay. Cette attitude met la France en porte-à-faux sur la scène internationale. Comment, en effet, justifier les inquiétudes que la diplomatie française formule explicitement au sujet des revendications de la Chine en mer de Chine quand, soi-même, on défend des positions assez semblables ?

L’opinion publique semble plutôt disposée à défendre sa souveraineté et la question suscite un certain débat politique en France. Quelques élus s’inquiètent des conséquences de l’accord de cogestion de l’îlot Tromelin et des eaux environnantes que la France a signé avec l’île Maurice en juin 2010. Cet accord laborieusement conclu n’a pourtant toujours pas été ratifié par le législateur au motif que cela créerait un précédent fâcheux et serait le signal que la France est disposée à abandonner ses droits sur les petites îles qu’elle possède. Certes, Tromelin n’a en soi que peu d’intérêt : d’une superficie d’un kilomètre carré, cet îlot est inhabitable. Au-delà des questions de fierté nationale, ce débat s’ouvre sur la question des richesses que la mer est supposée renfermer et auxquelles il serait aberrant de renoncer.

Un mirage ?

Actuellement, les véritables richesses que recèlent les eaux de Tromelin comme celles des autres îles dont la France revendique la souveraineté, ce sont les ressources halieutiques. Or il faut bien admettre qu’en la matière, la France ne profite que très peu de cet avantage et ce n’est pas propre aux eaux de cet îlot. La pêche est une activité mal organisée et qui souffre d’un manque chronique d’investissement. C’est dans la ZEE polynésienne que la situation est dans doute la plus mauvaise. Certes, il faut rappeler que ces eaux sont assez peu favorisées naturellement, mais le bilan reste médiocre. Les chiffres sont assez parlants. Le total des captures dans la ZEE des Fidji s’élève à 44 000 tonnes alors que, dans un espace près de deux fois plus grand, la production des pêcheries polynésiennes ne représente que 13 600 tonnes. Il faut néanmoins nuancer le propos, car dans la plupart des ZEE du Pacifique, le volume des prises est tout à fait excessif par rapport aux recommandations des experts qui définissent les seuils d’une pêche durable.

Il ne faudrait pas en déduire que les performances réduites des pêcheries polynésiennes ont des conséquences bénéfiques sur la durabilité de la ressource, au contraire. L’absence d’organisation de la filière entraîne une surexploitation des eaux côtières plus accessibles aux pêcheurs artisanaux alors que le large est presque abandonné. Cependant, un nouveau programme d’investissement qui suscite beaucoup d’espoir doit voir le jour prochainement. Dans les eaux de Wallis-et-Futuna, la situation est encore plus catastrophique : l’activité n’est pas du tout structurée, la pêche lagonaire et côtière est en danger du fait de l’épuisement de la ressource, ce qui risque de déstabiliser fortement le marché local, car la demande en produits halieutiques est très forte localement et il faudra se résoudre à importer. La pêche est mieux gérée en Nouvelle-Calédonie, où une filière hauturière s’est développée depuis une quinzaine d’années. Dans les eaux de l’océan Indien, le bilan est mitigé. Seules les pêcheries des Kerguelen et de Crozet, où la légine et la langouste assurent une bonne rentabilité de l’activité, sont dynamiques. Ailleurs, la pêche côtière, mal organisée, contraste avec l’abandon de la haute mer faute de navires de pêche adaptés et d’une véritable filière de valorisation de la ressource. Les difficultés de la pêche dans les territoires français sont anciennes et relèvent de problèmes structurels. Il faut bien le reconnaître, la performance de ce secteur économique n’est pas du tout corrélée à la taille de la ZEE de l’État considéré.

Le discours sur la valeur du domaine maritime français a donc tendance à se déplacer sur un terrain différent : celui des ressources du sol et du sous-sol marin. Au début des années 2000, les cours élevés des hydrocarbures ainsi que les premiers résultats prometteurs de forages exploratoires dans la ZEE de la Guyane ont suscité quelques espoirs. Hélas, des analyses récentes sont venues les détruire. Aujourd’hui, les activités de prospection ont cessé et la perspective d’une exploitation s’est évanouie. Reste la question des ressources minérales profondes. Il s’agit des fameux nodules polymétalliques, mais surtout des sulfures formés par l’activité géothermale et des encroûtements cobaltifères, plus prometteurs. Il est étonnant de voir la place que prend ce sujet dans les discours officiels. Bien sûr, ces richesses sont qualifiées de « potentielles », mais, loin de susciter la prudence, ce terme invite au rêve et incite à attendre. En effet, on assure ensuite que l’exploitation des gisements est « inéluctable » en raison de l’épuisement des ressources terrestres et de l’explosion de la demande en métaux rares. C’est ce qui motive la France, à l’instar de nombreux autres États, à revendiquer en vertu des accords internationaux une extension de son plateau continental. Il faut se garder des raccourcis : il ne s’agit pas à proprement parler d’un accroissement de la ZEE, car seuls le sol et le sous-sol marins sont concernés, et non la colonne d’eau surjacente. En matière d’exploitation des ressources minérales marines, le défi technologique est gigantesque. De plus, les investissements à consentir sont tels que les financeurs hésitent à s’engager, d’autant plus que le risque environnemental est de mieux en mieux pris en compte.

La rhétorique fondée sur la taille exceptionnelle du domaine maritime repose donc sur des bases fragiles et ce brillant avenir pourrait n’être au pire qu’un mirage. Sans doute faut-il envisager la puissance maritime française autrement.

Faire respecter le droit international

La France fait partie du petit groupe d’États prêts à s’investir pour faire appliquer le droit international en mer, avec cette particularité qu’elle ne se contente pas de le faire dans les eaux qu’elle a sous sa souveraineté ou sa juridiction, mais également en haute mer. En ce sens, elle contribue à ce que les océans demeurent un espace profitable à tous. La marine française s’investit donc dans le cadre de l’action de l’État en mer. Cette appellation recouvre un grand nombre d’activités très variées. La plus médiatisée est sans doute la lutte contre la piraterie. La marine française fournit ainsi une part importante des moyens mis en œuvre dans le cadre de la mission Atalanta organisée par l’Union européenne dans le nord-ouest de l’océan Indien. Dans la mer des Caraïbes, les forces françaises sont également engagées dans la répression du trafic de drogue. Enfin, la marine française participe à la lutte contre la pêche illégale et ne se limite pas au cadre de sa ZEE. Il est difficile de mesurer l’impact de toutes ces actions en termes de puissance. Tout cela ne pourrait bien n’être qu’un coût et n’apporter aucun bénéfice. Cependant, en finançant ces opérations, la France entretient un savoir-faire industriel et défend notamment sa place dans le marché prometteur des systèmes de surveillance des espaces maritimes.

Enfin, depuis peu, la marine française s’est engagée dans de délicates opérations de type FONOP (Freedom of navigation operation) sur le modèle de celles que la marine des États-Unis réalise, notamment en mer de Chine. Il s’agit de défendre une interprétation consensuelle du traité de Montego Bay en exerçant pacifiquement son droit à la navigation dans des espaces que les États riverains cherchent à s’approprier. En s’invitant en mer de Chine, la France entend rappeler sa vocation à être une puissance mondiale. Sa marine est la cheville ouvrière de cette diplomatie ; elle s’appuie sur plusieurs bases qui lui permettent d’assurer sa présence dans l’océan Indien. Il s’agit de la base opérationnelle de Djibouti, qui compte un peu plus de 1450 militaires français, ainsi que de celle d’Abou Dhabi, dans le golfe Persique. À cela, il faut ajouter les bases situées dans les territoires français et à partir desquelles il est prévu de déployer les « forces de souveraineté ».

Comment prendre en considération dans ce tableau la place que la France occupe dans la navigation mondiale ? Elle est à première vue faible, sinon déclinante. Le pavillon français ne pointe qu’au trentième rang mondial et perd inexorablement du terrain. C’est une situation plutôt inquiétante. 

La France ne fait résolument pas partie des États qui s’efforcent de créer les conditions de la prospérité des entreprises maritimes. S’engager dans une politique du pavillon est le reflet d’un intérêt global pour le shipping ; y renoncer est sans doute le symptôme d’une certaine difficulté à prendre la mesure des grands enjeux de la mondialisation. La brillante réussite de la CMA-CGM, qui s’est hissée au troisième rang mondial dans le transport maritime (1), ne doit pas faire oublier les grandes difficultés auxquelles doivent faire face les entreprises françaises du domaine. On fera le même constat pour ce qui est de l’activité portuaire. Un conteneur sur deux à destination de la France ne passe pas par un terminal français. 

L’absence d’une vraie politique qui favoriserait la compétitivité des ports français est très pénalisante, notamment pour les territoires d’outre-mer qui ne parviennent pas à s’insérer suffisamment dans leur environnement régional et qui restent dépendants des liens avec la métropole.

Note

(1) NdlR : Depuis juillet 2018, le groupe chinois Cosco Shipping a dépassé le français CMA-CGM à la suite du rachat de son concurrent hongkongais OOIL.

Légende de la photo ci-dessus : Vue aérienne sur le port du Havre – fondé il y a 500 ans par François Ier –, premier port à conteneurs de France, mais seulement 56e au niveau mondial en 2017. En novembre dernier, lors des Assises de l’économie de la mer, le Premier ministre, Édouard Philippe, lançait une ambitieuse stratégie portuaire jugeant que la France n’avait pas « un trafic maritime digne de sa façade maritime ». Selon le Cluster maritime français, le secteur maritime national, s’il était développé, pourrait peser 150 milliards d’euros et 1 million d’emplois d’ici à 15 ans. (© Haropaports​.com)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°46, « Mers et océans : Géopolitique & Géostratégie », août-septembre 2018.
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