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La Bulgarie, entre économie de réseau et corruption

Récemment, une nouvelle affaire de corruption a frappé le gouvernement bulgare, impliquant appels d’offres, appartements de luxe et détournement de fonds européens. Comment expliquer la corruption endémique dans ce pays ? Est-elle limitée à certaines couches de la société ?

A. Slim : En Bulgarie, la société est aujourd’hui très duale, et il semble évident que la corruption est limitée à une certaine catégorie sociale. Ainsi, nous avons une petite poignée de personnes très riches, et une majorité de la population qui est pauvre. Du fait de cette division, les personnes les plus aptes à accéder aux réseaux de corruption sont bien entendu les élites de la sphère politique mais aussi celles du monde des affaires. Plusieurs raisons peuvent expliquer la corruption et la collusion entre ces différentes élites.

Sur la scène politique intérieure, nous sommes face à un Premier ministre, Boïko Borissov, qui effectue actuellement son troisième mandat (1) et qui s’inscrit donc dans la durée. Lorsqu’un dirigeant s’installe ainsi dans le temps long, dans un pays en transition, cela permet de tisser des réseaux qui vont perdurer et qui feront tout pour se maintenir au pouvoir. En effet, il y a en Bulgarie une volonté permanente de réformer, notamment dans le but de mieux contrôler la justice, de contrôler les médias, afin que l’exécutif puisse disposer d’un droit de regard élargi sur ces derniers. Cela renforce l’idée d’une collusion entre le monde des affaires et le monde politique. D’ailleurs, si l’on prend l’exemple de l’affaire que vous citiez dans votre question, il y a clairement eu des indications que des personnes de la majorité — le parti GERB, dont l’actuel Premier ministre fut le fondateur en 2006 — ont été directement impliquées dans l’achat d’appartements de luxe à bas prix, illustrant là aussi cette collusion entre les élites.

L’autre raison qui peut expliquer cette corruption endémique est à chercher dans la sphère économique. Depuis le début de la transition, la société bulgare s’est renforcée aux extrêmes, ce qui a fait quasiment disparaître la classe moyenne du pays. Si une poignée de nouveaux riches est apparue, le pays est surtout, de loin, le plus pauvre de l’UE. Cette situation a favorisé l’émergence d’une économie d’oligarques, qui est là aussi à l’origine d’une collusion entre les sphères politiques et économiques.

La troisième raison vient de la scène régionale et internationale. Même si la Bulgarie a intégré l’OTAN en 2004 et l’UE en 2007, et qu’elle s’est montrée plutôt loyale jusque-là — elle n’a, par exemple, jamais demandé la levée des sanctions contre la Russie —, le pays est également extrêmement dépendant de la Russie, avec une économie sous perfusion russe. Les investissements russes en Bulgarie représentent 4,3 % du PIB du pays. La Bulgarie est également très dépendante du charbon, du gaz et du pétrole russes. Il faut savoir que la société russe Lukoil possède l’unique raffinerie du pays et représente environ 71 % de la production énergétique bulgare. Cette dépendance à l’égard de la Russie provoque la circulation de capitaux russes plus ou moins légaux, à la traçabilité plus ou moins transparente et qui implique directement les milieux politiques et économiques bulgares.

Il faut aussi souligner l’importance de la Turquie, qui a occupé la Bulgarie à l’époque de l’Empire ottoman, pendant près de cinq siècles. Ce voisinage immédiat avec la Turquie fait de la Bulgarie l’un des premiers pays de transit pour les migrants à destination de l’UE. Cela favorise bien entendu le développement de nombreux trafics divers et variés entre les deux pays, impliquant d’une manière ou d’une autre la classe politique et les milieux économiques.

Enfin, il faut rappeler que la Bulgarie est également un pays d’émigration, qui a été particulièrement touché par la fuite des jeunes cerveaux. Nous nous retrouvons donc avec un pays vieillissant, en proie à un déclin démographique (2). Cela signifie qu’il n’y a pas de renouvellement de la population au niveau intérieur, avec une jeunesse trop peu nombreuse pour prétendre bouleverser l’ordre établi et les réseaux anciens, qui se sont constitués depuis l’époque socialiste. Cela rend d’autant plus compliqué tout type de changement.

La Bulgarie est souvent décrite comme étant un État mafieux. Quelle est la part de réalité dans cette accusation et comment expliquer cette situation que l’on retrouve dans plusieurs pays d’Europe de l’Est ?

Il y a une réalité certaine, mais tout dépend de ce que l’on entend par mafia. Si on fait référence à un groupe d’individus défendant ses intérêts par toute une série de moyens légaux ou illégaux, alors la plupart des pays post-socialistes en transition peuvent être considérés comme des États mafieux.

Ces pays d’Europe de l’Est ont connu un État surpuissant jusqu’à la fin des années 1980. À partir des années 1990, ils ont vu l’arrivée au pouvoir d’élites libérales, voire ultralibérales, assistées par le FMI et la Banque mondiale. Ces élites ont encouragé la privatisation de masse, la libéralisation de l’économie, la destruction de tout ce qui est système de protection sociale, la libéralisation totale du marché du travail, etc. Ces pays sont donc face à une situation de déliquescence totale de l’État, avec des personnes qui se retrouvent littéralement laissées à l’abandon. Face à cette évolution, il ne faut pas être surpris de voir se constituer ce que l’on pourrait appeler une « économie de réseau ».

Cette situation est valable dans tous les pays d’Europe de l’Est. Une économie de réseau a la saveur et l’odeur d’un économie de marché, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Dans cette économie, le lien entre l’acheteur et le vendeur n’est pas basé sur un contrat simple, mais sur une sorte de pipeline, dans lequel transitent différents liens qui permettent de faire face à la déliquescence de l’État et à la disparition de toutes les règles formelles et informelles de fonctionnement économique et de protection des citoyens. Il faut rappeler que tout échange, marchand ou non, est une construction sociale. Socialement, les populations de ces pays se sont donc reprises en main en constituant ces réseaux très denses dans lesquels on retrouve de nombreux liens unissant les personnes : liens d’amitié, familiaux, d’anciens clients de l’époque de la planification centralisée, mais aussi des liens d’influence mafieuse ou de corruption. L’ensemble de ces liens donne une cohérence particulière à ce qui s’est construit en Europe de l’Est, une sorte de capitalisme de réseaux dans lequel les mafias ont toutes leur place. Les mafias sont un État informel remplaçant l’État formel déliquescent. Ainsi il n’est pas exagéré de penser que ce sont bien les réformes ultralibérales des années 1990 qui ont provoqué l’émergence de nouvelles formes étatiques informelles, que l’on peut nommer « mafias » ou plus largement « réseaux ». Ces dernières édictent leurs règles propres, organisent une certaine répartition des richesses, génèrent des revenus et collectent à leur manière ce qui serait l’équivalent de nos prélèvements obligatoires. À la différence près que ces derniers ne sont pas redistribués à l’ensemble de la population mais à un groupe. Ce fonctionnement a permis à une part importante de la population et des entreprises de survivre dans un contexte de déliquescence des pays d’Europe de l’Est.

Quid de la situation en Bulgarie ? Comment cela se traduit-il ?

Dans les Balkans en général, et en Bulgarie en particulier, il y a un sentiment très fort qui consiste à croire qu’on pourra toujours s’en sortir en se structurant en petits noyaux collectifs et en cherchant des solutions locales. Pour illustrer cela, je vais prendre l’exemple de ce qui s’est passé avec les Lutteurs de Sofia — capitale de la Bulgarie — dans les années 1990. Il faut savoir que les Lutteurs ont été l’une des toutes premières organisations mafieuses constituées à l’issue du socialisme. À l’époque, les lutteurs, et les sportifs en général, étaient très valorisés en Europe de l’Est. L’exemple le plus emblématique est celui de Nadia Comaneci en Roumanie qui, grâce à sa carrière de gymnaste (3) et à la renommée internationale qu’elle a acquise, a été propulsée dans l’élite de la société roumaine socialiste. En Bulgarie, il s’est passé la même chose avec les lutteurs et les haltérophiles qui ont ramené de nombreuses médailles olympiques au pays. Dans les années 1970 et 1980, ces sportifs étaient valorisés socialement. Avec l’effondrement du régime socialiste et la déliquescence de l’État, ces personnes sont passées du haut de l’échelle sociale au néant. Leurs pensions de retraite se sont effondrées en termes réels et leur statut social avec ! Les lutteurs ont alors décidé de s’unir — ce qui représentait quand même une communauté de quelques milliers de personnes — pour devenir les Lutteurs.

Très rapidement, ils ont rendu visite aux nouveaux magasins, fraîchement ouverts dans les rues de Sofia, pour les racketter. Ils vendaient, selon leurs termes, des « assurances sécurité » et bien entendu ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas payer avaient des problèmes. Ce processus était violent et basé sur le vol. Par la suite, ces Lutteurs ont été parmi les premiers à appuyer la création de sociétés d’assurances ayant pignon sur rue, et à financer les campagnes d’hommes politiques. Dès la naissance de ce système de capitalisme de réseaux, on a pu constater une collusion entre des mouvements mafieux — qui ne pouvaient pas ne pas exister du fait de la déliquescence de l’État —, des hommes politiques en devenir cherchant à financer leurs campagnes, et de nouvelles entreprises, banques ou compagnies d’assurance, qui avaient besoin d’apports financiers et ne pouvaient les trouver qu’auprès de ces organisations mafieuses.

Depuis la crise des subprimes en 2007-2008, nous assistons à un retour en force des États. Mais quelle est leur capacité à réinstitutionnaliser tous ces liens à l’intérieur des réseaux ? Dans des pays comme la Hongrie ou la Pologne, on a l’impression d’avoir affaire à une économie de marché. Pour les petits achats du quotidien, tout est normal. En revanche, si vous voulez vous lancer dans un business d’importance, vous serez vite confronté à cette économie de réseaux. Mais dans ces pays, les acteurs en présence — qui sont pour certains peut-être d’anciens acteurs plus ou moins violents — sont depuis rentrés dans le rang en fonction de leur niveau d’interaction avec la sphère politique.

Aujourd’hui, les Balkans demeurent la zone où les réseaux sont encore les plus « sauvages », où ils constituent des États dans l’État. Au niveau de l’UE, cela concerne donc la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie. En dehors de l’UE, cela concerne l’Albanie, le Kosovo, la Serbie, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine.

En 2012, la Commission européenne soulignait que le crime organisé revêtait un caractère unique en Bulgarie, notamment du fait de son influence sur l’économie du pays. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

De mon point de vue, c’est effectivement toujours le cas aujourd’hui. Mais l’UE a une énorme responsabilité dans cette situation. En 1989, un programme d’aide à la reconstruction économique a été créé pour la Pologne et la Hongrie (programme « PHARE »), puis généralisé à tous les pays d’Europe de l’Est en 1990. Ce programme d’aide à la transition, présenté comme une sorte de nouveau plan Marshall, fut conditionné à tous les plans d’ajustements structurels et de stabilisation issus du consensus de Washington. Sans le vouloir, par cette contrainte, l’UE a ainsi contribué à aggraver la situation de déliquescence de ces États. Par ailleurs l’aide s’est finalement révélée minime : sur toute la décennie 1990, l’UE a donné l’équivalent de cinq euros par an et par habitant en moyenne aux pays d’Europe de l’Est. Cette aide a été en outre très inégalement répartie, puisque 66 % à 75 % de la somme ont été distribués au groupe de Visegrad, c’est-à-dire la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie. Ainsi, les pays les plus riches ont reçu le plus et les plus pauvres, comme la Bulgarie, le moins. Ce choix, dicté sans doute par l’urgence, n’a finalement que très superficiellement soutenu les pays les plus pauvres, qui n’ont pas eu les ressources administratives et financières leur permettant de se réinstitutionaliser et de combattre les réseaux mafieux. Finalement, lorsque l’UE critique la situation actuelle en Bulgarie, il convient peut-être de rappeler ce que certains peuvent considérer comme une erreur initiale d’appréciation, ou de méthode. La situation ne s’est pas non plus vraiment améliorée depuis que la Bulgarie a intégré l’UE, cette dernière ne pouvant réellement s’ingérer dans les affaires intérieures du pays pour contribuer à stabiliser son État afin qu’il puisse combattre décemment des réseaux mafieux désormais très bien installés.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 4 juillet 2019.

Notes

(1) Son premier mandat s’est déroulé de juillet 2009 à mars 2013, le second fut de novembre 2014 à janvier 2017 et le troisième mandat a débuté en mai 2017.

(2) https://​www​.lesechos​.fr/​2​0​1​8​/​0​1​/​l​a​-​b​u​l​g​a​r​i​e​-​m​e​n​a​c​e​e​-​d​e​f​f​o​n​d​r​e​m​e​n​t​-​d​e​m​o​g​r​a​p​h​i​q​u​e​-​9​8​1​820

(3) Considérée comme l’une des meilleures gymnastes au monde, elle a notamment remporté trois médailles d’or aux Jeux olympiques de Montréal en 1976, puis deux médailles d’or et deux médailles d’argent à ceux de Moscou en 1980. Elle est également la seule personne à avoir reçu deux fois l’honneur d’être décorée de l’Ordre olympique, plus haute récompense décernée par le CIO.

Légende de la photo en première page : Boïko Borissov, Premier ministre de Bulgarie et fondateur du parti GERB. En 2019, le scandale de l’« Apartmentgate » éclaboussait sa formation politique, entraînant la démission de trois ministres et de l’ancien chef du parti qui étaient soupçonnés d’avoir acheté des appartements luxueux dans le centre de la capitale à des prix largement inférieurs au marché (600 euros le m2 au lieu de 2600). Si les affaires de corruption ont tendance à être dévoilées au cours des campagnes électorales, passé le scrutin, elles sont rarement suivies de mesures concrètes. (© Shutterstock/Belish)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°52, « Géopolitique mondiale de la criminalité : mafias, narcotrafiquants, hackers », Août-Septembre 2019.

À propos de l'auteur

Assen Slim

Chercheur au Centre de recherche Europes Eurasie (CREE) de l’INALCO, spécialiste de l’Europe de l’Est et maître de conférences HDR à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO).

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