Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Collusion État/mafia : Comment la démocratie, le capitalisme et la corruption favorisent-ils les liens politico-criminels ?

Dans votre ouvrage Un pouvoir invisible : les mafias et la société démocratique, vous expliquez notamment dans quelle mesure la démocratie et le capitalisme ont été un terreau favorable au développement des mafias et des groupes criminels. Comment expliquer cela ?

J. de Saint Victor  : Il existe en effet un paradoxe qui veut que les mafias prospèrent plus facilement sous un régime démocratique que sous un régime dictatorial. Et cela pour une raison très simple : dans un régime fort, c’est une sorte de « mafia » qui est directement au pouvoir et elle ne supportera pas la présence d’une concurrence parallèle. C’est la raison pour laquelle il avait été dit, à l’époque, que Mussolini avait combattu la mafia italienne. Un régime autoritaire ou totalitaire ne peut pas supporter qu’il existe des pouvoirs parallèles sur son territoire. La logique même de la dictature se retrouve ainsi en contradiction avec la mafia.

Il est donc beaucoup plus simple pour les mafias de prospérer dans des régimes démocratiques et capitalistes. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il y a une forme de correspondance entre mafia et démocratie. Heureusement, les grandes démocraties, comme celles d’Angleterre ou de France, sont nées indépendamment des mafias. Mais les démocraties sont plus facilement perméables aux logiques mafieuses. Il faut donc qu’elles soient plus particulièrement éclairées face aux possibles insertions de ces logiques dans leur fonctionnement. Les mécanismes démocratiques sont en effet, par leur nature même, plus fragiles et méritent d’être plus protégés. Il ne s’agit donc pas de critiquer le système démocratique mais d’alerter nos dirigeants sur les risques encourus, ce qui est très peu fait dans certains pays comme la France.

Les groupes criminels ont-ils forcément besoin de la démocratie et du capitalisme pour prospérer ?

Les mafias ont en général besoin d’une société « ouverte », pour reprendre une définition de Isaiah Berlin, parce que dans les sociétés fermées ou dans les régimes communistes, les logiques autoritaires qui président rendent très difficile l’émergence de structures criminelles parallèles. D’ailleurs, le retour des « Vor » (« voleurs dans la loi ») en Russie ou des Triades en Chine s’est fait avec l’ouverture de ces économies (même si elles restent des régimes autoritaires sur le plan politique). Dans des sociétés ouvertes, il y a suffisamment d’espace pour pouvoir contourner les règles. Cet espace « vide » va d’abord permettre à des organisations criminelles de jouer un rôle secret, puis va retourner les fondamentaux des logiques démocratiques et capitalistes. Pour illustrer cela, nous pouvons prendre un exemple. L’un des fondements principaux de la société capitaliste, c’est le libre marché, c’est-à-dire la théorie dite « de la main invisible » d’Adam Smith. Dans cette théorie, le marché va s’autoréguler.

Mais si par des pratiques criminelles, vous parvenez à contourner les lois — notamment celle de la libre concurrence — et que vous vous entendez secrètement avec un certain nombre d’acteurs pour les détourner, vous pouvez parfaitement profiter des lois de la main invisible du marché en faisant agir ce que j’appelle « la main invisible du crime », qui est toujours plus efficace que la première.

Si l’on prend l’exemple de la Chine et de la Russie, qui ont chacune un régime fort, qui pratiquent le capitalisme, et qui accueillent des groupes criminels puissants, peut-on dire que le capitalisme, plus que la démocratie, est favorable aux groupes criminels ?

Il est vrai que l’on pourrait avoir l’impression que le capitalisme est plus propice aux logiques prédatrices. Mais il ne faut pas oublier que la démocratie, elle aussi, donne de nombreuses opportunités, notamment l’infiltration des appareils politiques, si l’on prend l’exemple des États-Unis et de l’Italie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
Comme il existe plus de sociétés capitalistes que de sociétés véritablement démocratiques, nous pouvons être amenés à croire que le capitalisme est plus favorable au développement des mafias, mais en réalité, ce sont bien deux logiques parallèles et toutes deux perméables aux développements mafieux et criminels.

Dans quelle mesure les démocraties d’aujourd’hui sont-elles « infiltrées » par la mafia ? Comment cela se traduit-il ?

Les démocraties ont été dès l’origine infiltrées par la mafia. Ce fut le cas notamment en Italie, dès qu’il y a eu une démocratisation de la vie politique, au début des années 1880, nous avons pu observer un certain nombre d’organisations mafieuses, que ce soit à Naples, en Calabre ou en Sicile, infiltrer le monde de la politique légale. 
Aujourd’hui, la situation est paradoxale. Le monde démocratique s’est en effet doté d’un certain nombre de règles importantes pour essayer de combattre les mafias, et notamment dans les pays où ce problème est particulièrement aigü, comme aux États-Unis ou en Italie. Néanmoins, on assiste à ce que les magistrats italiens appellent une « mériodionalisation » du capitalisme à la faveur de la mondialisation, une des principales machines à renforcer le pouvoir, non seulement des mafias, mais aussi de toutes les logiques criminelles. La mondialisation juridique dispose d’instruments destinés, comme les trusts, à occulter un certain nombre de logiques criminelles, en particulier dans les paradis fiscaux. Cette mondialisation a du reste été conçue depuis la fin du XIXe siècle pour favoriser, fluidifier un certain nombre de pratiques plus ou moins illégales qui profitaient d’abord aux grands intérêts — comme les multinationales qui sont à l’origine du développement des paradis fiscaux —, mais aussi à toutes les logiques criminelles. Si aujourd’hui nous essayons de les combattre en développant un arsenal juridique international, les autorités qui « partent en guerre » contre les logiques criminelles sont d’avance lestées par les pieds de plomb que constitue le cadre national, alors que les criminels évoluent dans un cadre international et n’ont donc pas les même contraintes.

La corruption est-elle le principal vecteur d’influence des groupes criminels sur le pouvoir politique et les sphères gouvernementales ?

Il n’y a pas de mafia sans corruption. En revanche, il faut bien comprendre qu’il peut y avoir de la corruption sans mafia. Si l’on prend l’exemple français de l’affaire Cahuzac, ce fut une affaire de corruption sans qu’il y ait eu de mafia derrière. Il ne faut donc pas confondre mafia et corruption. Les pratiques de corruption sont nombreuses, que ce soit dans la politique, dans de grands groupes industriels, dans les domaines de la santé ou de l’écologie, mais sans qu’il y ait nécessairement une mafia derrière. Il peut y avoir des groupuscules criminels qui favorisent certaines décisions, mais ce ne sont pas les logiques mafieuses qui l’emportent. Par ailleurs, au niveau international, le problème de la corruption est beaucoup plus important que le problème mafieux.

Si aujourd’hui l’Italie est particulièrement active dans sa lutte contre la mafia, par le passé cette dernière influençait la vie politique en ayant recours à la violence et en pesant sur les scrutins électoraux. Comment cela se traduisait-il ?

La logique corruptive est établie par la jurisprudence italienne de manière très claire. C’est également le cas dans la loi italienne, qui prévoit le « voto di scambio » (1) ou « vote en échange de », qui établit que par le passé, un certain nombre d’hommes politiques ont été élus par des voix mafieuses en contrepartie d’un coup de pouce ultérieur envers la mafia concernée.

En Italie, la mafia dispose de capacités importantes de contrôle de territoire et de ce que l’on appelle un « consensus mafieux » sur ces territoires. C’est-à-dire qu’elle peut orienter le vote des populations qu’elle soumet. C’est en cela que la mafia se distingue d’autres groupes criminels traditionnels. La subtilité du contrôle territorial mafieux, c’est qu’il se fait la plupart du temps avec l’accord des populations locales, car les gens modestes ont tendance à considérer la mafia comme pourvoyeuse d’emplois, capable de rétablir l’ordre et d’empêcher la petite délinquance. Ainsi, lorsqu’un chef mafieux décide de faire élire telle ou telle personne, il l’obtient. Cela explique pourquoi des pactes peuvent être conclus entre chefs mafieux et responsables politiques. Cette situation est spécifique à l’Italie du Sud ou à d’autres pays où il existe une véritable logique mafieuse, comme aux États-Unis.

Quid de la situation aujourd’hui en Italie ? Les mafias italiennes ont-elles perdu leur influence sur le pouvoir italien ?

Il est très difficile de décrire la situation actuelle, car au cours des années 2000, il y a eu un redimensionnement de la mafia. Cette dernière a été allègrement combattue par les autorités judiciaires et policières. La mafia sicilienne, en particulier, s’est retrouvée cantonnée à un certain nombre d’activités de plus en plus restreintes. Selon les mots célèbres d’un membre du FBI, « si l’on n’a pas pu éradiquer complètement la mafia, on a pu tondre la pelouse ». L’organisation n’est pas déracinée. À partir du moment où une mafia apparaît sur un territoire, nous n’avons toujours pas la preuve qu’elle puisse disparaître complètement.

Cependant, depuis la crise de 2008, et en particulier depuis 2016 — année charnière qui marqua l’accélération des conséquences politiques et économiques de la crise de 2008 —, nous pouvons constater que « la pelouse est de moins en moins tondue ». Il y a en effet de plus en plus de résurgences de logiques mafieuses et de clans mafieux, qui se reconstituent au vu et au su de tous, que ce soit en Sicile, à Naples, dans les Pouilles et surtout en Calabre — et dans cette zone précise, peut-être que la pelouse n’a jamais été véritablement tondue. Nous pouvons donc nous demander si, depuis ces années-là, la question mafieuse ne commence pas à nouveau à se poser au pouvoir politique italien. Or pour l’instant, il ne semble pas que les autorités en place soient particulièrement mobilisées pour répondre à ce nouveau défi.

Existe-t-il aussi en Italie du Nord des formes de collusion entre le pouvoir et les mafias ?

C’est le cas également, mais, à quelques très rares exceptions près dans la région de Milan ou dans des points très localisés du Piémont ou de la Vénétie, il n’y a pas de contrôle territorial. Cela s’explique car le Nord de l’Italie n’a pas de tradition historique mafieuse. Or, pour obtenir un contrôle territorial aussi sophistiqué que celui que l’on peut observer dans le Sud du pays, il faut des dizaines d’années, voire même un siècle de présence mafieuse. Il faut une légitimité telle que le peuple se soumettra à la mafia plus volontiers qu’à l’autorité de l’État. Celle-ci devient plus légitime que l’État, lorsque ce dernier ne peut pas faire la démonstration de sa puissance, notamment lorsque des chefs mafieux ne sont pas condamnés. Dans le Nord de l’Italie, l’implantation des familles mafieuses est trop récente pour prétendre à cette légitimité auprès des populations locales. Mais il serait bien sûr imprudent de dire que ce ne sera jamais le cas. Des petites villes du Nord de l’Italie, comme Buccinasco, près de Milan, ou Bardonecchia en Piémont, ont déjà vu leurs conseils municipaux dissous pour cause d’associations mafieuses.

Outre l’Italie, avez-vous d’autres exemples de pays dans lesquels la situation fut similaire, ou l’est encore ? Existe-t-il des États mafieux ? 

Il n’existe peut-être pas des États mafieux en tant que tels, mais il existe des États très douteux — qui sont en général appelés des « failed states » ou « États faillis » — dont la réalité juridique ou étatique est très problématique. Je pense par exemple au Kosovo, qui n’était pas vraiment viable, mais qui a été créé pour des raisons géostratégiques.

Pour ce qui concerne en revanche des pays dans une situation similaire à l’Italie, il y a beaucoup plus d’exemples, parmi lesquels on retrouve les plus grandes démocraties, comme les États-Unis ou le Japon, autre démocratie « à clientèle » avec l’Italie, où les logiques mafieuses sont très présentes. C’est également le cas de la Chine avec les Triades, ou de la Russie (2) (3).

Enfin, n’oublions pas l’exemple important du Canada, modèle de nos autorités actuelles en France. Or, c’est un modèle illusoire. Du fait de ses politiques néolibérales — que certains voudraient appliquer en France, notamment en matière de déconstruction de la fonction publique —, le Canada est un modèle d’infiltration mafieuse, comme l’illustre l’immense travail mené par la commission Charbonneau (4), qui a démontré que tout le système du ministère des Travaux publics était corrompu par les clans mafieux, en particulier le clan de la famille Rizzuto, d’origine calabraise. C’est un modèle du genre. Ces clans mafieux ont pu prospérer au Canada, parce que ce pays a une législation communautariste et libérale, sans une fonction publique à statut comme celle de la France. Le paradoxe, c’est que cette situation n’est jamais évoquée alors même qu’en France, actuellement, nous étudions des projets de réforme de notre fonction publique pour l’adapter au modèle canadien ! Nos managers ont les yeux bandés et ignorent que l’État est d’abord là pour prévenir la violence, non pour gagner des points de PIB. Des décisions sont donc prises en se basant sur une simple et unique organisation managériale, sans mesurer les coûts et les externalités négatives en termes de sécurité publique et de tranquillité criminelle. Ce type de décision est irresponsable. À l’image des Italiens, les Canadiens sont très sensibilisés aux logiques mafieuses, contrairement aux Français, qui sont bien souvent peu au fait de ces questions.

Quid de la situation en France, et notamment dans certaines régions qui sont régulièrement montrées du doigt dans ce domaine, telles que la Corse, la région marseillaise ou les Hauts-de-Seine ?

Le cas français est très intéressant et très particulier. Nos structures criminelles ne sont pas nées de la même manière que les structures mafieuses italo-américaines. Nos structures criminelles sont nées à travers ce que l’on appelle une « diaspora trafiquante » (la « grande combine » qui donnera ensuite naissance à la « French Connection »), qui à l’origine était composée de marins criminels corses. À partir des années 1920, ils ont créé un réseau criminel à travers toutes les colonies françaises d’Asie. Ainsi, au cours de la naissance de ces groupes corso-marseillais, ce sont des logiques commerciales criminelles qui ont prévalu et non un contrôle de territoire. Ce fut notamment le cas dans le trafic de drogue, dont les Corso-Marseillais sont devenus les principaux acteurs dès les années 1930. Cette situation a donc amené une importante différence entre l’histoire criminelle de la France et celle de l’Italie par exemple. Pendant longtemps, les grands criminels corses, qui ont eu un lien méconnu mais réel avec le pouvoir politique, n’ont pas cherché à contrôler le territoire comme a pu le faire la mafia en Italie. Il n’y a donc pas eu la même implantation sur le territoire national, y compris en Corse et dans la région marseillaise.

Mais les choses ont commencé à changer avec les premières lois de décentralisation au début des années 1980. En effet, la centralisation à la française empêchait cette logique de contrôle capillaire du territoire. Mais avec la décentralisation, des logiques de contrôle du territoire ont pu commencer à se mettre en place, notamment dans le Sud-Est de la France, avec la Corse, la Côte d’Azur, Marseille ou le Var notamment. Des clans criminels ont commencé à s’implanter, en mettant en place des logiques criminelles qui s’apparentent à des logiques mafieuses. Ce fut également le cas dans les Hauts-de-Seine, qui ont été constitués sur le même modèle, en particulier lorsque le régime gaulliste a créé le quartier d’affaires de La Défense, qui est rapidement devenu une manne de revenus pour un immobilier « paralégal ».

Parallèlement, la valeur foncière en Corse a également été à partir des années 1980 un élément important de convoitises favorisant l’implantation sur le territoire corse d’un certain nombre de clans qui se trouvaient auparavant, soit dans les colonies, soit en région PACA. Aujourd’hui, même l’idée du consensus mafieux est assez peu diffusée en France ; ce n’est pas le cas en Corse, où certains clans criminels jouissent d’une grande réputation et sont appréciés d’une partie de la population locale.

Peut-on dire que la démocratie française est aujourd’hui infiltrée par des groupes criminels ?

Nous pouvons complètement le dire. Mais il est difficile de le quantifier ; nous manquons en France des instruments juridiques dont dispose l’Italie, et qui permettent d’aller jusqu’au bout de ce type d’affaires. Cependant, nous savons parfaitement qu’il y a eu en Corse plusieurs élus assassinés. Des responsables administratifs ont également été assassinés. Tout cela s’apparente complètement à ce qu’en Italie on appelle des « crimes mafieux ».

Malheureusement, l’absence de réponse juridique adaptée ne permet pas aux autorités judiciaires françaises de remonter aux personnes importantes, comme l’Italie a pu le faire en condamnant par exemple le bras droit de Silvio Berlusconi, à savoir le sénateur Marcello Dell’Utri, fondateur d’un des plus grands groupes de média en Europe, à cause de ses liens avec la mafia sicilienne.

Si l’on peut comprendre l’intérêt des groupes criminels à influencer ou à contrôler le pouvoir, quid des relations inverses ? Quel intérêt peuvent avoir certains représentants des autorités à entretenir des relations avec les groupes criminels ?

Il y a plusieurs explications possibles à cela. Une première raison serait le consensus mafieux qui existe dans certaines régions, comme je l’expliquais précédemment. Ensuite, celui qui a un appui criminel dispose d’un pouvoir supplémentaire. Le pouvoir de faire peur, d’intimider ou de négocier. Cela confère à l’homme politique qui a le soutien des criminels, un atout supplémentaire par rapport à celui qui reste sur le chemin de la légalité.

Dans les cas d’« alliance » ou de collusion entre politiques et criminels, qui a le plus d’influence sur l’autre ?

En Italie, il se dit que ce type de rapport est assez équilibré. En effet, un groupe criminel peut être sacrifié par un homme politique, comme on l’a vu dans les années 1980 en Italie. Les hommes politiques peuvent faire peur aux criminels, de par les moyens et le pouvoir dont ils disposent, ou par leur capacité de retournement afin de jouer le jeu de la légalité. En outre, cette relation n’est pas aussi simple que ce que l’on peut croire. Nous ne savons pas réellement comment s’opèrent ces liens. Dans le cas de l’affaire du sénateur Dell’Utri, l’arrêt de la cour de cassation italienne ne laissait pas entendre que ce dernier était l’homme de Silvio Berlusconi dans ses relations avec la mafia, comme on aurait pu le penser, mais l’homme de la mafia auprès de Silvio Berlusconi. Ce qui n’est pas exactement la même chose.

Que faire pour lutter contre cette collusion entre mafia, groupes criminels et État ? Pourquoi dites-vous que la prise de conscience de la population est un enjeu crucial pour lutter contre les liens politico-criminels ?

Aujourd’hui, en Corse, il y a un déni total. Dès que la question mafieuse est abordée, il y a une levée de boucliers de la part de personnes pour qui ces accusations sont faites pour salir l’image de la Corse. Cela me fait penser à la Sicile des années 1960.

Or, la prise de conscience de la population est l’élément numéro un, en démocratie, pour motiver un pouvoir politique à agir et à s’emparer de la question de la lutte en faveur de la légalité. Tant que les populations locales sont dans le déni — ou plus rarement dans l’aveuglement —, tant qu’elles n’ont pas le courage — et je comprends tout à fait que cela ne soit pas simple — et qu’elles se soumettent, il n’y a pas de possibilité de mobiliser les pouvoir publics pour lutter contre cette implantation mafieuse, qui permet en parallèle au pouvoir de tirer des avantages indirects.

En Italie, il a fallu attendre que le préfet de Palerme — Carlo Alberto dalla Chiesa, symbole de la lutte contre les Brigades rouges, auréolé du statut de sauveur de l’Italie contre le péril terroriste, qui a l’époque était considéré comme la menace la plus importante — soit assassiné, cent jours après sa prise de poste en Sicile, pour se rendre compte que le péril mafieux était bien plus grave qu’on ne le pensait. C’est à ce moment-là que les pouvoirs publics italiens ont été obligés de prendre un certain nombre de mesures pour se donner les moyens de lutter efficacement contre les mafias.

Ainsi, plus encore que la réponse judiciaire, la prise de conscience de la population est primordiale. Tant que nous ne sommes pas sûrs qu’une mobilisation populaire nous suivra, nous restons enclin à nous taire. C’est un des traits marquants de l’être humain. Si vous n’êtes pas habitué à la liberté, vous continuez à vous soumettre. Comme le dit La Boétie, il s’agit là de servitude volontaire. Il y a aujourd’hui partout en Italie de nombreuses associations anti-mafieuses, qui ne sont peut-être pas toujours d’une grande efficacité, ni même d’une grande honnêteté, mais elles sont là pour montrer que désormais, la population est consciente du problème et qu’il faut le combattre. Cela permet de libérer la parole, ce qui a des effets très positifs dans une démocratie. On est loin de cela en France sur cette question spécifique.

Entretien réalisé par Thomas Delage, le 28 juin 2018

Notes

(1) En 2018, l’Italie mettait en place des bulletins de vote anti-fraude pour éviter le « voto di scambio ».

(2) À ce sujet, lire Les Grands Dossiers de Diplomatie no 26, « Géopolitique de la criminalité internationale » (avril-mai 2015) (NdlR).

(3) Les criminologues débattent toujours afin d’établir si les groupes criminels russes sont bel et bien des groupes mafieux.

(4) https://​www​.ceic​.gouv​.qc​.ca/

Légende de la photo en première page : Chantier du pont Champlain à Montréal. Suite à des révélations concernant des actes d’intimidation, de collusion et de corruption en lien avec le crime organisé, la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, plus connue sous le nom de « Commission Charbonneau », fut créée au Québec le 19 octobre 2011, avec pour but « d’alimenter la preuve, de faire connaître les stratagèmes de corruption et de collusion, de protéger les témoins et les victimes et d’assurer de meilleures pratiques dans l’avenir ». Le travail de cette commission a notamment fait découvrir aux Québécois l’emprise de la mafia sur des pans entiers de l’économie. (© Shutterstock/meunierd)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°52, « Géopolitique mondiale de la criminalité : mafias, narcotrafiquants, hackers », Août-Septembre 2019.

À propos de l'auteur

Jacques de Saint Victor

Historien du droit et des idées politiques, professeur des universités à Paris XIII et au CNAM et auteur de Un pouvoir invisible : les mafias et la société démocratique (Gallimard, 2012).

0
Votre panier