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L’État islamique post-califat : sans État mais pas sans moyens

Depuis 2013, Daech a laissé une forte empreinte de terreur sur le monde. L’impact du groupe terroriste s’est adapté en fonction du succès des opérations et tactiques de sécurité traditionnelles. L’État islamique a ainsi fait pivoter sa concentration sur l’Occident et le Levant vers des zones en périphérie de l’attention globale.

En 2018, une forte coalition de grandes puissances, dont la Belgique, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, a réussi à réduire à près de zéro le territoire détenu par l’État islamique (EI) en Irak et en Syrie. Malgré cela, les principaux dirigeants de Daech (acronyme arabe pour l’EI), comme le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi, ont survécu et ont donc été capables de réagir et de s’adapter à un contexte militaire en mutation. Cette régression de Daech est souvent qualifiée de « retour à l’insurrection ». Les marques visibles de cette résurgence insurrectionnelle sont des attaques ciblées contre des individus et des entités politiques, l’attisement des tensions sectaires, l’embrasement des conflits tribaux, ethniques ou religieux préexistants, en particulier le schisme chiite-sunnite, afin de pouvoir profiter de la discorde qui en découle. Ce fut le cas, entre autres, en Syrie.

Discours, propagande, recrutement : une trilogie toujours efficace

En effet, Daech est rarement à l’initiative de ses propres conflits. Au contraire, il contrôle en permanence le pouls conflictuel, recherchant les zones de troubles préexistants ou naissants, exploitant les failles. Cela a pour effet d’hybrider un objectif global — l’établissement d’un califat, les appels aux attaques contre les « ennemis de l’islam », le recrutement et le soutien financier — avec des luttes locales ou régionales, telles que l’adoption de la charia comme entité juridique ou des revendications d’indépendance. Cette hybridation des conflits permet de fonder le discours de Daech qui peut ainsi présenter ses « soldats » comme des combattants de la liberté, des « croisés » désireux de venger les torts et de défendre leurs frères de foi, promoteurs des causes islamiques. En concevant ce récit comme un moyen défensif de protection et de promotion des droits des musulmans, et en s’intégrant dans une myriade de conflits existants et émergents, Daech a pu développer ses actions terroristes comme des actes préservant son expression et son identité religieuses tout en mettant à mal les ennemis de sa version de l’islam. Ce faisant, Daech internationalise le conflit régional auquel il prend part, tandis que sa lutte mondiale adopte une mythologie et une importance régionales. Les deux conflits deviennent ainsi inextricablement liés.
Tout comme pour son discours, Daech apporte également un grand soin à l’architecture de sa propagande, en particulier avec sa vidéographie, dont la production et la diffusion sont aussi essentielles à une guerre sainte que les actes terroristes eux-mêmes. Les propagandistes ont reçu l’ordre de mettre tout en scène, par exemple, la hiérarchisation des imams au-dessus des soldats, ainsi que les angles de prise de vues cinématographiques. Les enseignants religieux doivent être représentés au-dessus du champ de vision des combattants. Il doit y avoir des livres dans chaque image, impliquant l’intellect et le caractère religieux du groupe. Des bouteilles d’eau à moitié vides doivent symboliser le temps investi dans chaque exposé religieux — une célébration de leur piété et de leur dévotion. Ce niveau d’attention aux détails permet à Daech de produire du matériel de recrutement visuel très efficace et très ciblé. Cela fait partie intégrante de la menace majeure que Daech représenta et représente toujours pour l’Occident.

Confrontés à la perte de leur sanctuaire territorial, les leaders de Daech — stratèges et dirigeants — ont été encouragés à élaborer leurs propres plans financiers et militaires, se focalisant sur le recrutement en ligne et la diffusion de matériel idéologique. En associant l’hybridation de conflits locaux et mondiaux à une propagande spécifique, ciblée et efficace, l’EI a été en mesure d’inspirer la violence et les actes terroristes sans aucun investissement direct dans les auteurs. Daech est dangereux dans sa capacité à planter les graines de la radicalisation à distance, influençant un individu à travers quelque chose d’aussi passif qu’une vidéo en ligne ou des communiqués de presse sur un canal Telegram. Sa capacité à militariser la communication et à utiliser l’information comme une arme est inégalée. L’efficacité de la propagande transmise dans ces conditions de grande autonomie se mesure à l’aune du nombre d’allégeances individuelles et régionales à Daech ainsi qu’au nombre d’attaques qu’elle a inspirées, le tout ayant un impact et une influence politiques considérables. Dans ce domaine, Daech n’a pas moins d’impact aujourd’hui qu’à son apogée territoriale en 2015, d’autant plus que les guerres et les conflits sur les théâtres où le groupe est présent persistent, sans qu’aucune solution ne soit en vue.

Un arsenal encore fourni

Les conflits dans lesquels Daech a été impliqué lui ont également donné la possibilité d’acquérir des armes. À ses débuts, l’EI récupérait souvent des armes à la suite d’escarmouches, de prises de contrôle de casernes ou de postes de police, ou les volait directement. L’EI recrutait aussi des combattants d’autres groupes militants, et même des forces d’autodéfense ou des forces gouvernementales. Or, ces recrues s’enfuyaient souvent avec des armes, des munitions, des chars et des véhicules, dotant l’organisation d’équipements aussi fiables et puissants (voire parfois plus) que ceux utilisés contre lui. Cependant, avec la prise de contrôle d’une grande partie du territoire syro-irakien par le groupe et la nécessité de le consolider, les besoins en armements ont augmenté plus rapidement qu’ils n’ont pu être satisfaits. Daech a alors commencé à acheter des armes par l’intermédiaire de marchands tiers ou en contrebande, le plus souvent des armes chinoises, roumaines et russes. De même, les armes et munitions des Balkans occidentaux représentent un pourcentage important des munitions et armes légères utilisées dans le conflit. Les armes fournies par les pays occidentaux à leurs alliés tombaient également entre les mains de Daech, souvent dans le cadre d’opérations stratégiques de vol et de pillage ou pendant les retraites des forces alliées, d’après les travaux menés par le Conflict Armament Research, en coopération avec le gouvernement allemand. Comme en témoigne l’utilisation d’armes militaires en provenance de l’armée américaine pendant le siège de Kobane, cela représente une menace majeure pour les puissances et les forces occidentales, car tout avantage tactique sur Daech pourrait s’estomper.

Daech n’utilise pas seulement les armes dérobées aux forces occidentales et à leurs alliés. L’ONU constate que le groupe terroriste produit aussi des imitations de ces mêmes armes. Daech a également su innover, en créant ses propres armes à partir d’outils courants tels que des radiateurs de chauffage et des générateurs électriques, et en adaptant les technologies modernes aux munitions de l’époque soviétique. Ces armes sont toujours présentes en Irak et en Syrie, avec l’intention de porter préjudice aux habitants rentrant chez eux après le conflit. Des armes et des tactiques similaires sont utilisées dans des pays aussi éloignés que le Tadjikistan, la Malaisie et les Philippines. Daech s’est montré, par ailleurs, disposé à utiliser des armes chimiques sur des cibles militaires et civiles. Un rapport de l’ONU publié en 2019 affirme en outre que Daech possède des laboratoires illicites de fabrication de produits chimiques et des munitions contenant des agents chimiques. Si primitives que soient ces armes chimiques, l’effort, la volonté et la réalisation du développement des capacités chimiques soulignent la menace persistante et évolutive que l’EI continue de représenter, même si son califat est réduit presque à néant.

Des financements qui restent importants

Bien que le groupe n’ait plus d’emprise territoriale physique, le trésor de guerre de Daech est loin d’être épuisé. De façon ironique, l’incapacité de l’État islamique à tenir son territoire devrait même s’avérer être un avantage financier pour l’organisation. En effet, les économies ainsi réalisées en coûts de gestion d’un État ou d’une ville, en salaires des combattants et en services de base comme l’eau et l’électricité, ont libéré d’énormes quantités de capitaux et donné à Daech la capacité financière de poursuivre ses opérations. Daech détiendrait, rien qu’en liquidités, entre 50 et 100 millions de dollars US en Syrie et en Irak, et il aurait investi dans la pêche, les concessions automobiles, la culture du cannabis et d’autres activités licites. Même avec la perte d’accès aux ressources pétrolières, qui étaient la composante essentielle de la richesse de l’EI, l’argent continue de s’infiltrer. Dans le monde entier, Daech génère également des richesses illégalement par l’extorsion, le chantage, l’enlèvement contre rançon, le marché noir d’antiquités et la vente de devises. Daech s’est efforcé de dissimuler au maximum ses opérations financières, afin de ne pas dévoiler ses projets d’attaques à grande échelle, demeurant ainsi une menace importante. Comme cela a été étudié notamment par l’Institute for Economics and Peace (IEP) dans son classement mondial du terrorisme de 2016, les attentats terroristes sont peu coûteux. Même avec une baisse de revenus importante faisant passer ses gains mensuels de plus de 80 millions de dollars US à moins de 10 millions, l’EI peut encore avoir un impact profond et destructeur. Cela est d’ores et déjà démontré par la persistance des attaques mondiales et par le basculement, depuis 2016, vers des attaques peu coûteuses hautement individualisées. L’attaque au camion-bélier à Nice de 2016 en est un exemple, permettant à l’EI de mener un attentat terroriste avec un coût net à peine supérieur à celui d’une location de véhicule à la journée. Les attentats à l’explosif sont également des options relativement économiques — à titre d’exemple, les attentats à la bombe perpétrés par Al-Qaïda à Madrid en 2004 ne coûtèrent pas plus de 14 000 dollars US au total. L’impact de ces deux attaques a été massif et mondial — exactement la réaction espérée par leurs instigateurs. L’IEP note, en outre, que depuis 2016, le terrorisme à budget limité est une tendance à la hausse, avec plus des trois quarts des attentats terroristes coûtant moins de 10 000 dollars US, tous frais et dépenses confondus. Cela n’en met que plus en évidence la menace que l’EI continue de représenter, étant toujours en mesure de « maximiser sa production terroriste » avec des moyens minimes.

Effectifs en baisse et redéploiement stratégique

Contrairement à la situation financière de Daech, sa main-d’œuvre souffre énormément. Actuellement, on estime qu’il y a entre 14 000 et 18 000 combattants de Daech en Irak et en Syrie, par rapport à 80 000 – 100 000 à son zénith. Ce chiffre ne comprend pas les enfants, les épouses ou les personnes à charge. Malgré la diminution de ses ressources humaines, Daech n’en est pas moins une menace pour le monde. Les tactiques sont simplement passées d’attaques de masse et de batailles sanglantes à des déploiements intermittents plus stratégiques de ressources humaines. Les embuscades et les assassinats ciblés sont beaucoup plus fréquents, de même que les attaques contre des biens publics tels que les centrales électriques et hydrauliques. L’une des tactiques préférées de Daech, glanée dans leurs pages et messages sur les réseaux sociaux, consiste à afficher des combattants déguisés en policiers irakiens, utilisant des uniformes officiels pour accéder à des maisons privées. Une fois à l’intérieur, les agents de Daech se débarrassent rapidement des résidents, utilisant des armes silencieuses. Ces attaques non seulement éliminent ceux que Daech perçoit comme ses ennemis, mais aussi entravent la coopération entre les citoyens et les services de sécurité en érodant leur confiance mutuelle. Cela nourrit le mécontentement et les tensions dans la population et continue de creuser le fossé entre les citoyens et leur gouvernance, donnant à Daech un point d’ancrage à partir duquel il peut reprendre ses tactiques d’usurpation.

Par ailleurs, de nouveaux points d’ancrage sont également établis dans des régions disparates. Cette tactique permet à l’EI à la fois de prouver son influence et sa pertinence, et d’accroître son réseau et ses capacités. Daech a actuellement des filiales ou une présence directe au Tadjikistan, en Afghanistan, au Sri Lanka, aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, en Somalie, en Égypte, en République démocratique du Congo (RDC), au Nigéria, au Mali et au Burkina Faso, entre autres. Nombre de ces pays sont hôtes de moyens occidentaux essentiels et stratégiques, similaires à ceux ayant servi à la défaite de l’EI en Irak et en Syrie, de dépôts d’approvisionnement ou même de bases arrière. L’instabilité dans ces pays d’accueil peut, en raison de la situation sécuritaire, exacerber les tensions internes existantes et créer des tensions dans les relations avec le pays hôte. Elle pourrait également rendre une présence occidentale permanente intenable ou nuire à l’appui apporté par les Occidentaux à ces pays, comme cela s’est produit après l’embuscade et l’assassinat de quatre soldats américains en octobre 2017 au Niger par un groupe affilié à l’État islamique. Les images, brutales et calculées, qui en découlaient ont suscité de nombreuses critiques au niveau national quant à l’objectif de la participation américaine aux opérations africaines anti-EI, et ont renforcé le moral de Daech comme la projection de son autorité et de son influence.

Un pivot asiatique ?

La contraction de l’EI en Irak et en Syrie a entraîné sa réinvention géographique ; Daech a dû se diversifier pour subsister. Dans cette perspective, l’Asie du Sud-Est apparaît comme une zone favorable, déjà très touchée par le terrorisme islamiste. Les Philippines, la Malaisie et l’Indonésie luttent contre la reprise des mouvements séparatistes islamistes depuis 2012, et les appels toujours plus nombreux pour une autonomie régionale. Des filiales de Daech y sont bien implantées depuis plusieurs années, ayant su mettre à profit le mouvement des combattants et des armes dans la région, mais aussi instrumentaliser les fantômes des conflits passés. Un rapport publié en 2018 par l’Institut italien d’études de politique internationale indique que plus de 8000 combattants étrangers de Daech en Irak et en Syrie proviennent d’Asie, dont un millier sont originaires d’Asie du Sud-Est — Indonésiens, Malaisiens et Philippins en constituant la majorité. Les gouvernements d’Asie du Sud-Est ayant récemment effectué des raids ont également interpellé des ressortissants du Bangladesh, du Pakistan, des Maldives, du Sri Lanka et d’Inde.

Aguerris aux tactiques et stratégies militaires sur les champs de bataille syrien et irakien, les revenants apportent et transmettent leurs compétences, leurs contacts et leurs capacités organisationnelles. Ils contribuent ainsi à redynamiser les tensions de longue date entre Asie du Sud-Est islamique et non islamique, entre minorités et majorités ethniques, et à dresser les factions armées les unes contre les autres. En présentant le conflit comme un conflit entre les opprimés et leurs oppresseurs, les groupes islamistes d’Asie du Sud-Est sont non seulement en mesure de recruter des combattants dans leur pays, mais aussi d’attirer des combattants étrangers, formant ensemble une unité au sein de Daech, et travaillant en commun régionalement et internationalement. Leur réseau infrarégional est incroyablement fort et résilient, avec des combattants de Malaisie, d’Indonésie, des Philippines, de Singapour et d’Asie centrale et du Sud formant une unité de combat. Ces unités bénéficient d’un soutien financier, physique et moral croissant — menaçant les États de la région. Sous l’intense pression des services de sécurité, les organisations islamistes de la région ont commencé à chercher des alliés et du soutien matériel, physique et spirituel. Soucieux d’attacher une légitimité à leur cause, plusieurs groupes islamistes régionaux ont finalement décidé de s’attacher à l’État islamique, prêtant serment de soutien à Abou Bakr al-Baghdadi : Abu Sayyaf (Philippines), en 2014 et Jammah Anshar Daula (Indonésie), en 2016. En acceptant de tels serments de « bay’ah », ou allégeance, venant de groupes islamistes locaux plus petits, puis en faisant connaître ces fusions et acquisitions impies par l’intermédiaire de son propre bras médiatique, l’agence Amaq, l’EI s’est positionné comme le groupe terroriste préventif, actif, volontaire et capable d’attaquer n’importe quelle région, étant même capable de recruter dans la plus lointaine des régions.

À l’Ouest, menace persistante et nouveaux dilemmes

Le caractère décentralisé du recrutement constitue toujours le plus grand danger pour l’Ouest, en particulier les pays occidentaux impliqués dans le combat contre l’État islamique, pour deux raisons principales. D’abord, parce qu’autoradicalisation et attaques de loups solitaires — qui sont le type d’attaques le plus difficile à combattre pour les services de sécurité — sont très liées. Ces combattants individuels peuvent planifier des attaques sans être détectés, à l’insu des services de sécurité, et peuvent être endoctrinés et radicalisés sur un temps très court. Parmi les exemples d’attaques de loups solitaires autoradicalisés, on peut citer le récent attentat à la bombe à Lyon, le 24 mai 2019, et la fusillade de la boîte de nuit Pulse à Orlando, le 12 juin 2016. Les environnements sous haute pression, comme les prisons, sont également un terrain fertile pour la radicalisation. Cela rend le recrutement encore plus facile, car il suffit d’une personne qui endoctrine ses codétenus pour perpétuer un cycle de radicalisation qui s’autoentretient à mesure que chaque prisonnier endoctriné devient lui-même recruteur. Ensuite, le recrutement décentralisé permet la diffusion de matériels tels que les guides de fabrication de bombes, la formation de cellules terroristes elles-mêmes et la coordination des attaques, comme ce fut le cas pour le meurtre de Jacques Hamel, prêtre catholique français, tué en Normandie le 26 juillet 2016 par deux jeunes complètement inconnus l’un de l’autre qui avaient été directement entraînés par des agents de Daech à l’étranger. Ces agents contrôlaient et ordonnaient à distance chaque étape de l’attaque par SMS et appels téléphoniques. Cette clandestinité de Daech ne fait que souligner à quel point cette menace demeure réelle et dangereuse.

Daech a présenté ses attaques comme des moyens de donner libre cours aux doléances affectant le monde musulman, comme des réparations pour les offenses contre les croyants. Cela a permis non seulement d’unir les partisans sous la bannière de l’unité et du devoir religieux, mais aussi de recruter et d’inspirer d’autres personnes à prendre la relève de la guerre sainte, de peur qu’elles ne soient jugées indignes et traîtres. C’est là le cœur du message utilisé par Daech dans le recrutement, faisant appel aux dévots comme aux laïcs, promettant la rédemption à ceux qui ont été égarés par leur adaptation au monde moderne, et exacerbant l’expression rigoureuse et souvent violente de ceux qui favorisent une interprétation plus littérale de leurs textes religieux.

Le désarmement des combattants et l’avenir des femmes et des enfants recrutés par Daech, une question de sécurité et de droit importante, constituent une autre problématique. Comme le souligne l’ONU (S/2019/103*), la réadaptation et la réinsertion des anciens combattants de Daech rapatriés et de leurs familles peuvent mener tous les individus à se retrouver apatrides. De nombreux États ont, d’abord, du mal à identifier correctement les personnes ayant joué un rôle dans l’organisation de l’État islamique et, ensuite, d’encore plus grandes difficultés à mener une politique cohérente vis-à-vis des combattants identifiés : capacités insuffisantes de déradicalisation et réintégration, manque de dispositifs efficaces de réinsertion sociale, tribunaux peinant à trouver suffisamment de preuves pour porter des accusations contre un suspect…

Les États occidentaux, caractérisés par leur approche fondée sur la primauté du droit et leurs systèmes juridiques sophistiqués, ne font pas meilleure figure que les autres lorsqu’il s’agit de la question du retour des combattants. Ils choisissent souvent de dépouiller ces combattants de leur citoyenneté au lieu de rapatrier et de juger leurs citoyens sur leur territoire, autorisant le jugement de leurs ressortissants dans et par le pays de détention. Parce que la charge de la preuve dans les pays occidentaux est généralement fixée à un niveau plus élevé, il n’y a aucune garantie qu’un combattant revenu dans son pays d’origine serait accusé, jugé et condamné pour ses crimes. Cela pourrait obliger l’État à libérer le combattant, ce qui représente une menace potentielle et non traitée. Une telle affaire est en cours en Irak, où onze Français ayant la double nationalité, reconnus coupables de crimes liés à leur implication dans l’EI, ont été jugés et condamnés à mort par un tribunal irakien. La France avait autorisé le transport de ces ressortissants, de la Syrie où ils avaient été capturés, vers l’Irak pour y être jugés, fournissant aux hommes des avocats pour leur défense et notant leur opposition à la peine de mort. Il n’y a pas eu d’autres ouvertures ; aucun effort n’a été fait pour que ces ressortissants soient placés en détention provisoire en France. Certains États membres des Nations Unies ont demandé la création d’un tribunal international chargé d’examiner les griefs et les crimes découlant du comportement de l’État islamique en Syrie et en Irak, mais peu de progrès ont été réalisés.

L’endoctrinement des enfants nés de parents appartenant à Daech commence à la naissance. Ce conditionnement commence par un phrasé simple, comme Daech appelle les enfants « lionceaux », qui deviendront éventuellement des « lions du califat » à la puberté. Les enfants peuvent ainsi s’engager dans la guerre dès l’âge de neuf ans et sont activement formés aux combats et aux actes d’insurrection, endoctrinés par une idéologie violente et souvent traumatisés par les actions et les événements dont ils ont été témoins. Daech a notoirement mis en vedette des enfants comme porte-parole, agresseurs et même comme bourreaux. Le rôle de l’enfant est donc équivalent à celui d’un adulte dans l’organisation de l’EI. Cela donne aux enfants, en particulier les plus âgés, le potentiel d’être à la fois des victimes et des menaces. En tant que tels, les enfants des combattants sont souvent les plus touchés lorsque des poursuites judiciaires sont intentées contre leurs parents. Les enfants sont souvent détenus dans des conditions pitoyables avec une hygiène pauvre et des conditions de vie inhospitalières. Ils se voient aussi souvent refuser les services basiques et l’accès à une éducation correcte, celle qu’ils reçoivent étant largement insuffisante. Leurs États d’origine, ou les États dont ils peuvent revendiquer la citoyenneté, interviennent rarement en leur nom. Il y a un manque manifeste de capacités en matière de réadaptation et de réinsertion de ces enfants. Les États ne possèdent tout simplement pas la qualité et la quantité d’aide nécessaire pour la thérapie immersive dont un enfant de Daech aurait besoin.

Daech ne disparaît pas. Il se transforme. Son état actuel n’est qu’évolutif, éphémère et transitoire, initiant le développement de nouvelles capacités, une diversification de ses avoirs et tactiques, dans un processus de restructuration et une réorganisation permanente. Son retour à l’insurrection n’est pas un symptôme d’échec, mais au contraire de persistance. L’organisation continuera d’exploiter les conflits existants, de faire de la propagande prudente et efficace, d’inspirer et de diriger des attaques. Ces tactiques peu coûteuses produiront des assassinats ciblés et des événements à haut rendement, comme les attentats à la bombe contre les églises et hôtels au Sri Lanka en avril 2019. L’absence d’emprise territoriale centrale de Daech se traduira par la prévalence des réseaux et une influence diffuse, et permettra finalement peut-être de rassembler encore plus de groupes terroristes sous une même bannière. Les réseaux mondiaux de Daech se croiseront avec des réseaux locaux, créant de puissantes menaces et incitant au recrutement. Les États qui se doivent de traiter les cas d’anciens combattants étrangers sont confrontés à un combat difficile, pris entre le besoin de sécurité et leurs obligations de défendre les droits de leurs citoyens ainsi que le respect des droits de l’homme, en particulier ceux des enfants. En tant que tel, Daech a transcendé un groupe militant et est maintenant une idéologie. Les idéologies sont éternelles. L’état actuel est la nouvelle norme.

Légende de la photo en première page : Le 16 décembre 2018, des personnes se rassemblent autour d’un monument de fortune à Strasbourg, en hommage aux victimes de l’attaque terroriste au révolver et au couteau commise par Cherif Chekatt cinq jours plus tôt dans cette ville, aux abords du marché de Noël, qui a fait cinq morts et onze blessés. (commons​.wikimedia​.org/Yann Caradec)

Article paru dans la revue Diplomatie n°99, « État islamique : Nouveaux fronts, nouvelles menaces », juillet-août 2019.

Chaque année, l’Institute for Economics and Peace, think tank basé en Australie qui développe des bases de données et des critères pour définir et mesurer la paix, ainsi que les relations entre paix, économie et prospérité, publie notamment deux indices : le Global Terrorism Index en décembre et le Global Peace Index en juin. globalterrorismindex​.org

À propos de l'auteur

Serge Stroobants

Directeur opérationnel en Europe et dans la région MENA pour l’Institute for Economics and Peace et professeur associé à l’Université Blanquerna de Barcelone où il coordonne le programme du Master en Paix et Sécurité.

À propos de l'auteur

Gabriella Perea

IEP Bruxelles.

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