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Techno-guérilla les fondamentaux

Avec une cinquantaine d’articles publiés dans DSI par divers auteurs, nous avons déjà eu l’occasion d’examiner certains aspects historiques ou conceptuels des questions liées à la techno-guérilla et à la guerre hybride « première version » ces dernières années. Qu’en retirer et quelle peut être l’évolution de ce mode opératoire ?

Penser en termes de techno-guérilla revient à penser d’abord l’irrégularité – une notion sur laquelle reviennent plusieurs des auteurs de ce hors-­série –, mais aussi l’appropriation des technologies. En la matière, la rupture historique n’est qu’apparente dès lors qu’une matrice émerge au cours de la Deuxième Guerre mondiale, avec deux moments séminaux. Le premier est la « guerre d’hiver » : Mannerheim et ses forces refusent la norme du combat régulier face à l’URSS, et opèrent des choix tactiques et opératifs délibérément alternatifs, avec succès (1). Le deuxième moment est la défense des villes allemandes et en particulier de Berlin, lorsque la logique irrégulière – historiquement ancrée en Allemagne – s’hybride avec des moyens portatifs, dans la nécessité et le chaos. La logique n’est donc plus délibérée, mais bien contrainte. Cette dichotomie reste d’actualité et permet de classer les guérillas ; sachant qu’une planification préalable aux opérations tend à rendre ces dernières plus efficaces et efficientes.

Le rôle de l’individualisation de la puissance

À cette matrice s’ajoute une deuxième évolution, dans les années 1960, lorsque apparaissent des systèmes de missiles portables, MANPADS et MANPATS (2), permettant d’individualiser la puissance de feu. Si plusieurs groupes utilisent ces matériels assez rapidement (du moins, lorsqu’ils sont disponibles), l’évolution n’est pas uniquement liée à l’accroissement de la puissance de feu, rapidement validée, en particulier au cours de la guerre du Kippour, durant laquelle le missile antichar démontre l’étendue de ses capacités. Elle l’est surtout au fait que ces engins ont souvent été conçus pour des armées de conscrits. La question de l’ergonomie et de la facilité d’apprentissage/appropriation des armes est donc centrale, permettant d’équiper rapidement un grand nombre de combattants initialement non professionnels. Cette thématique de la prise en main est donc essentielle pour comprendre les processus de diffusion des logiques de techno-­guérilla. Elle rappelle à certains égards le processus de diffusion des armes à feu au cours de la révolution militaire du XVe siècle (3). Bien qu’elles soient d’abord peu efficaces et peu précises, l’apprentissage de leur maniement est cependant bien plus rapide que celui des armes plus traditionnelles. Avec d’autres facteurs, cette facilité d’appropriation ouvre la voie à la massification des armées. Dans le contexte actuel, les techno-guérillas laissent de ce point de vue augurer de « nouvelles masses » (4).

Lorsque les débats à son endroit s’épanouissent, dans les années 1980, on note d’ailleurs qu’il est surtout question de défense des États occidentaux contre une attaque du Pacte de Varsovie. Qu’il s’agisse des conceptions développées en Allemagne – certes avec Horst Afheldt, traduit en français (5), mais surtout du point de vue de la pertinence tactique, avec le SAS (6) – ; en Suède avec les techno-milices de W. Agrell (7) ; en France avec le CIRPES, qui travaille au concept de « dissuasion infranucléaire » ; ou encore en Autriche dans des conditions particulières avec Emil Spannocchi (8), la question est celle de l’usage de l’irrégularité par les États. La Yougoslavie et l’Albanie développeront également des conceptions voisines, cependant moins technologiquement intensives (9). Les États constituent donc les incubateurs des techno-­guérillas, par leur capacité non seulement à concevoir et produire les armements nécessaires, mais aussi à établir des schémas tactiques et organiques permettant d’opérationnaliser le concept.

Une mutation intervient cependant dans les années 1990/2000. Ces années correspondent certes à la diffusion de l’informatique grand public et à celle d’Internet, mais surtout à une situation post-­guerre froide où le jeu international évolue. Non seulement les États regagnent en liberté de manœuvre stratégique – y compris dans leur aptitude à la guerre de proxy (10) –, mais ils ont également eu le loisir de constater que la puissance militaire conventionnelle des États est devenue phénoménale et que s’y mesurer frontalement serait suicidaire. C’est l’époque où V. K. Nair, par exemple, estime que se confronter aux États-Unis implique de disposer d’armes nucléaires, mais aussi de militariser l’informatique (11). Dès lors, rien n’empêche plus des groupes de développer un large éventail de capacités, avec ou sans l’appui d’États, et notamment d’investir le domaine des stratégies particulières. C’est d’abord le cas dans le domaine naval – au-delà de la piraterie ou de prises d’otages par des groupes terroristes. Ce l’est également pour la stratégie aérienne, d’abord sous l’angle des contre-stratégies aériennes (12), mais aussi pour le cyber, attesté dès 1994 dans le conflit israélo-palestinien.

De la guerre hybride à la théorie de la techno-guérilla

Toutes ces évolutions seront synthétisées non pas sous le terme de « techno-­guérilla », mais d’abord sous ceux de « guerre irrégulière complexe » (13) puis de « guerre hybride » par Frank Hoffman (14). À ce stade, il s’agit essentiellement de déterminer l’évolution du caractère de la guerre irrégulière, soit la manière dont elle est conduite. C’est bien de warfare qu’il s’agit, devant donc montrer le durcissement des opérations contre-­irrégulières. Une deuxième signification du terme apparaît après l’annexion de la Crimée par la Russie. Pour l’Union européenne, l’OTAN et un certain nombre d’auteurs, la guerre – cette fois au sens de war – serait « hybride » dès lors que Moscou a utilisé des proxys, des opérations d’influence, a combiné des forces régulières et irrégulières ou encore a agité la menace de coupure des approvisionnements énergétiques. Cette interprétation peut laisser sceptique dès lors qu’aucun de ces éléments, qu’ils soient pris individuellement ou qu’ils soient combinés, n’est réellement nouveau. Ce qui est qualifié de « guerre hybride » renverrait donc à un usage pertinent du concept de stratégie intégrale/générale ou, pour reprendre la terminologie anglaise, de grande stratégie. Dans ces différents cas de figure, atteindre ses objectifs passe par la mobilisation de plusieurs types de moyens, militaires ou non – rien donc de très nouveau du point de vue de la théorie stratégique (15).

L’existence de ces deux acceptions du concept le rend peu aisé à utiliser – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous emploierons le terme de « techno-­guérilla » dans le cadre de ce hors-série. Pour autant, le concept d’hybridité « première mouture » rendait également compte d’une pluralité de situations stratégiquement intéressantes à étudier. C’est d’abord le cas pour la notion de « guerre couplée », coalisant des forces régulières et irrégulières et qui montre une forte rémanence historique (voir l’encadré p. 9) (16). Mais c’est aussi le cas des stratégies étatiques, bien qu’Hoffmann s’en soit défendu (17). Les cas chinois (concept de guerre populaire au XXIe siècle) ou iranien (avec le couplage entre Hezbollah et Gardiens de la révolution, par exemple) montrent ainsi l’utilité du concept, pour peu que l’on en reste à l’étude de la stratégie militaire – des questions sur lesquelles nous ne nous étendrons pas dans ce hors-série pour nous concentrer sur les groupes irréguliers. Par ailleurs, la guerre hybride permet également d’aider à situer la techno-guérilla dans la généalogie de la guerre.

De ce point de vue, il faut d’abord constater que l’irrégularité en tant que famille de modes d’action n’est pas nouvelle ; et est peut-être même antérieure à la guerre régulée et organisée des empires et des villes assyriennes où elle semble être apparue en premier (18). De ce point de vue donc, l’irrégularité n’est pas à considérer comme une forme mineure de la guerre comparativement à la « grande guerre » (19). Dans un certain nombre de cas, elle peut même être délibérément choisie, considérée comme étant plus efficace, au moins dans un premier temps, face à un rapport de force défavorable : elle est donc un choix rationnel garantissant au moins la survie, voire ouvrant la possibilité d’une victoire. Ce dont rend compte le concept de techno-­guérilla est à la fois la recherche d’une stratégie alternative – pour reprendre une catégorie posée par André Beaufre – et la capitalisation par des groupes irréguliers des effets de la technologie.

À cet égard, le concept ne peut échapper aux logiques de l’irrégularité : s’il peut être théorisé, ce qui importe en définitive est l’adaptation aux contingences. Dès lors, la grande variété des contextes sociopolitiques et stratégiques ne permet pas de formuler un modèle optimal de techno-­guérilla qui soit universel, au même titre qu’il n’existe de stratégie régulière qu’adaptée à un contexte spécifique. La notion de techno-­guérilla est donc, au même titre que les notions de guerre régulière et de guerre irrégulière, d’ordre idéal-­typique. De facto, la seule histoire des guerres considérées comme les plus régulières montre que régularité et irrégularité sont des catégories poreuses – pour le dire autrement, on ne peut réduire la Deuxième Guerre mondiale à des batailles aériennes et de chars. Reste cependant à savoir si la techno-­guérilla ne consisterait qu’à mieux équiper des forces irrégulières, et à constater que la diffusion des technologies les rend plus efficaces au combat : pour caricaturer, ne s’agit-il que d’une guérilla dotée de missiles et, en substance, d’une évolution ne méritant aucune attention particulière ?

Les enjeux de la techno-guérilla

Sur le plan tactique-­opératif, les techno-­guérillas sont problématiques non seulement parce qu’elles voient une augmentation de la puissance de feu des irréguliers, mais aussi parce que la nature même de cette évolution implique un processus de professionnalisation. Être efficace dans des conditions technologiques relativement évoluées nécessite une mise en discipline des forces. Or, la cohésion des forces, leur aptitude à travailler de manière combinée et synchrone, est un réel avantage.

Historiquement, les forces régulières avaient l’avantage de la discipline permettant de mettre en place des actions complexes – un type de rationalité qui a largement contribué aux succès des troupes coloniales en Afrique au XIXe siècle, par exemple. Dès lors que les organisations indépendantistes des années 1950-1960 se sont structurées et disciplinées correctement, elles ont été en mesure de faire donner à « l’affrontement des volontés opposées » toutes ses potentialités, voire de faire éclore une manœuvre hybride comme composante de l’art opératif (20).

Ces processus de professionnalisation sont de nature à éroder l’avantage comparatif de nos forces, d’autant plus que certaines techno-­guérillas s’approprient également ce que l’on peut qualifier de « technologies d’efficience tactique ». Ces dernières recouvrent tout ce qui permet d’optimaliser le combat, ce qui inclut actuellement les systèmes de vision nocturne et les drones. Sur le plan tactique, l’avantage qu’ils confèrent est évident, même si ces systèmes n’ont pas les mêmes capacités que ceux utilisés dans les armées. On retrouve là l’essence des logiques de techno-­guérilla, au travers de la recherche du meilleur équilibre possible entre qualité et quantité, mais aussi entre agilité organique et réduction des contraintes logistiques. Certes, tout cela ne concourt pas à battre des armées occidentales. Mais, à tout le moins, ces évolutions sont de nature à leur compliquer la tâche.

Sur le plan stratégique cette fois, les enjeux ne sont pas moins importants. Si la guerre par proxy n’a, une fois de plus, rien de nouveau, le fait qu’elle puisse s’appuyer sur des irréguliers nettement plus puissants est susceptible de produire des résultats plus stratégiquement notables que par le passé. Des États peuvent ainsi avancer leurs pions en n’étant que partiellement mis en cause ; un type de situation que l’on rencontre en Ukraine et qui, pour l’heure, n’a trouvé aucune solution. In fine, évoquer la notion de techno-­guérilla ou de guerre hybride ne relève donc que de la caractérisation de l’ennemi probable. Elle nous permet de nous rappeler que, contrairement à ce que peut laisser croire l’évolution des débats stratégiques, le choix n’est pas à faire entre favoriser la lutte contre-­régulière ou favoriser la lutte contre-­irrégulière : le caractère de l’une comme de l’autre est appelé à évoluer et la techno-­guérilla en constitue l’une des facettes.

Notes

(1) Louis Clerc, La guerre finno-soviétique (novembre 1939-mars 1940), coll. « Campagnes et stratégies », Economica, Paris, 2015.

(2) Man Portable Air Defense System et Man Portable Anti-
Tank System.

(3) Voir notamment Michel Fortmann, Les cycles de Mars. Révolutions militaires et édification étatique de la Renaissance à nos jours, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica, Paris, 2010.

(4) Joseph Henrotin, « Nouvelles armées d’ancien régime contre nouvelles masses », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 55, août-septembre 2017.

(5) Horst Afheldt, Pour une défense non suicidaire en Europe, La Découverte, Paris, 1985.

(6) Le Studiengruppe Alternative Sicherheitspolitik (Groupe d’étude sur la politique de sécurité alternative) intégrait un grand nombre de chercheurs et d’officiers. SAS (dir.), Strukturwandel der Verteidigung : Entwürfe für eine konsequente Defensive, Westdeutscher, Opladen, 1984 et SAS (dir.), Vertrauensbildende Verteidigung. Reform Deutscher Sicherheitspolitik, Bleicher, Gerlingen, 1984 ; Egbert Boeker, Europese veiligheid. Alternatieven voor de huidige veiligheidspolitiek, VU Uitgeverij, Amsterdam, 1986 ; John Grin et Lutz Unter-seher, « The Spiderweb Defense », BAS, vol. 44, no 7, 1988 ; Lutz Unterseher, « Spider and Web : The Case for a Pragmatic Defence Alternative », SAS, Bonn, 1988.

(7) Wilhelm Agrell, Sveriges civila säkerhet, Liber Förlag, Stockholm, 1984. Pour une vision similaire appliquée au cas suisse : Dietrich Fischer, « Invulnerability Without Threat : The Swiss Concept of General Defense », Journal of Peace Research, vol. 19, no 3, 1982.

(8) Emil Spannocchi, « Defense Policy from the Austrian Point of View », in Kurt Steiner (dir.), Modern Austria, Society for the Promotion of Science and Scholarship, Palo Alto, 1981.

(9) Pour une présentation plus large de ces différentes conceptions et leurs généalogies conceptuelles : Joseph Henrotin, Techno-­guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.

(10) Andrew Mumford, Proxy Warfare, coll. « War and Conflict in the Modern World », Polity Press, Cambridge, 2013.

(11) V. K. Nair, War in the Gulf. Lessons for the Third World, Atlanta, Lancer International, 1991.

(12) Voir l’article que nous consacrons à la question dans ce hors-série.

(13) Frank Hoffman, « Complex Irregular Warfare : the Next Revolution in Military Affairs », Orbis, été 2006.

(14) Frank Hoffman, Conflict in the 21st Century. The Rise of Hybrid Wars, Potomac Institute, Washington, 2007 ; Frank Hoffman, « Further Toughts of Hybrid Threats », Small Wars Journal, 2009 ; Frank Hoffman, « Hybrid Warfare and Challenges », Joint Forces Quarterly, no 52, 2009.

(15) Joseph Henrotin, « La guerre hybride comme avertissement stratégique », Stratégique, no 111, octobre 2016.

(16) Thomas M. Huber (dir.), Compound Warfare : That Fatal Knot, Combat Studies Institute, Command and General Staff College, Fort Leavenworth, septembre 2002 ; Joseph Henrotin, « Faire coexister une force régulière et une irrégulière : le combat couplé », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 53, avril-mai 2017.

(17) Frank Hoffman, (entretien), « Guerre hybride, le futur des conflits ? », Défense & Sécurité Internationale, no 66, janvier 2011.

(18) Alain Joxe, Voyage aux sources de la guerre, PUF, Paris, 1991.

(19) Sur cette perception et pour sa critique : Steven J. Lambakis, « Reconsidering Asymmetric Warfare », Joint Forces Quarterly, no 36, automne 2003.

(20) Élie Tenenbaum, « Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique, no 63, octobre 2015.

Légende de la photo en première page : Parler de techno-guérilla implique de se focaliser sur l’appropriation des technologies au bénéfice direct des manœuvres tactique et opérative. (© Exclusive DN/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°64, « Techno-guérillas – Anatomie de l’ennemi probable  », février-mars 2019.
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