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Socotra, centre d’un « collier de perles » de l’impérialisme des Émirats arabes unis ?

Au printemps 2018, dans le contexte de la guerre au Yémen, l’île de Socotra a été militairement investie par les Émirats arabes unis, un épisode supplémentaire d’une politique régionale interventionniste. Les points d’appui portuaires et les bases émiraties se multiplient en mer Rouge, dans le golfe d’Aden et sur les rivages de la Corne de l’Afrique, souvent dans des « zones grises ». Une montée en puissance qui suscite inquiétudes, résistances et concurrences.

D’environ 3 600 kilomètres carrés et 60 000 habitants, Socotra est l’île principale d’un archipel situé à 350 kilomètres des côtes du Yémen, à 230 kilomètres de la Corne de l’Afrique. L’environnement y est hostile, les tempêtes de sable alternant avec les cyclones de mousson. Les ressources sont limitées : la pêche, l’élevage de chèvres, un miel réputé. L’inscription, en 2008, de l’île au patrimoine mondial par l’UNESCO pour la richesse de sa végétation (825 espèces de plantes) a permis le développement d’un modeste tourisme de découverte de sa biodiversité, limité par les difficultés d’accès : pas de port naturel, un petit aéroport. Dès lors, l’émigration de travail vers le golfe Persique est la ressource principale des Socotris.

À proximité du golfe d’Aden, de la Corne de l’Afrique et de la mer Rouge, c’est la localisation de l’île qui lui a valu le passage de nombreux visiteurs.

Escale sur les routes de la soie, des épices et des esclaves, elle a vu passer les boutres omanais reliant Mascate à Zanzibar, les navires portugais, hollandais et britanniques en route vers les Indes orientales, des contrebandiers comme des missionnaires chrétiens ou des prêcheurs « wahhabites ». Historiquement, Socotra a été une dépendance du sultanat de Mahra (1886-1967), sur la côte sud de la péninsule Arabique, puis de la Couronne britannique présente à Aden (1839-1963). En 1967, l’archipel est rattaché à la République démocratique populaire du Yémen (1967-1990), liée à l’URSS. Les Soviétiques y installent un poste de radiocommunication. Depuis les années 2000, l’archipel, négligé par le Yémen et proche d’un État failli (la Somalie), est au cœur d’une zone de piraterie maritime, que patrouillent plusieurs flottes étrangères. Mais, faute d’accessibilité de Socotra, leurs navires font tous escale à Djibouti. En 2014 puis en 2015, les Socotris, meurtris par deux passages cycloniques, reçoivent l’aide humanitaire des Émirats arabes unis, qui construisent à Hadiboh, la ville principale (10 000 habitants), un dispensaire, des logements, le premier supermarché et le premier réseau de téléphonie mobile.

La tentative de mainmise émiratie sur Socotra

Loin du pouvoir central, l’archipel n’est guère concerné par l’agitation politique interne du Yémen depuis 2011. Le déclenchement de l’opération militaire saoudienne « Tempête décisive » contre les rebelles houthistes, le 25 mars 2015, change la donne. Au Yémen, les Saoudiens interviennent par des bombardements aériens, les Émiratis avec leur marine et des troupes au sol. Dans le sud-est, les Saoudiens s’appuient sur les anciens émirats et sultanats de l’Hadramaout et de Marib, où Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) est implanté. À Aden s’affrontent les partisans du président Abd Rabbu Mansour Hadi (depuis 2012), les Frères musulmans du parti Al-Islah, les djihadistes et les séparatistes du Conseil de transition du Sud (CTS). Ces derniers s’emploient à un retour à l’indépendance du sud du Yémen et bénéficient du soutien des Émirats arabes unis, qui sont là en contradiction avec les objectifs saoudiens. Les Émiratis s’installent à Socotra en 2016 ; ils y positionnent des avions et un petit contingent : l’île devient un terrain d’entraînement militaire. Ils contrôlent la gestion du port de Hadiboh et entreprennent son agrandissement. Ils procèdent, en 2017, à un recensement de la population – une première – et proposent aux Socotris des trajets aériens gratuits vers les Émirats arabes unis pour s’y faire soigner ou y trouver un emploi. Une propagande murale chante l’« amitié » entre les deux pays.

En 2017, les rumeurs courent : le président Hadi aurait secrètement accordé aux Émiratis un bail de 99 ans sur Socotra. Le recensement aurait été mené pour préparer un référendum sur la souveraineté de l’archipel en s’appuyant sur les partisans locaux du CTS. Des habitants et des ONG accusent les Émiratis de piller le patrimoine végétal protégé. Et quand ces derniers s’emparent, en octobre 2017, d’un chargement de qat arrivé de Somalie, et le brûlent, la colère des consommateurs locaux explose. Abou Dhabi dénonce derrière cette agitation les Frères musulmans, manipulés par le Qatar. La crise éclate le 30 avril 2018, quand des avions gros porteurs déchargent des véhicules de combat et de l’artillerie, et que des fantassins prennent le contrôle du port et de l’aéroport. Présent sur l’île, le Premier ministre yéménite, Ahmed ben Dagher (2016-2018), dénonce une action bafouant la pleine souveraineté du gouvernement yéménite.

Deux manifestations parcourent Hadiboh : la première brandit drapeaux yéménites et portraits du président Hadi ; l’autre agite les drapeaux des Émirats arabes unis et des séparatistes sudistes, et des portraits de cheikh Zayed (1918-2004), « père fondateur de la nation émiratie ». Les Saoudiens parrainent alors en urgence un compromis : Abou Dhabi réduit sa présence militaire sur Socotra, utilisée comme « porte-avions terrestre », sans devenir véritablement une base militaire. Cette crise apparaît comme un énième épisode de l’impérialisme régional émirati.

Du golfe Persique à la mer Rouge, un « collier de perles » émirati

Prince héritier et ministre de la Défense d’Abou Dhabi depuis 2004, Mohamed ben Zayed al-­ Nahyan s’emploie à faire des Émirats arabes unis la première puissance militaire du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (1).

Pour cela, il a procédé à des achats d’armes massifs, et dispose de forces aériennes et terrestres importantes. Entre Arabie saoudite et Iran, les Émirats arabes unis manquent toutefois de profondeur stratégique, et leurs routes maritimes dépendent de la libre circulation des pétroliers et des porte-conteneurs dans les détroits d’Ormuz et de Bab el-Mandeb, et dans l’océan Indien. Mohamed ben Zayed a donc développé une marine de guerre, ajoutant aux vedettes garde-côtes des corvettes lance-missiles multimissions, des péniches de débarquement et un corps de troupes de marine. Abou Dhabi a désormais des capacités maritimes et amphibies opérationnelles. Le déploiement d’une flotte de guerre reposant sur la disposition d’escales de ravitaillement ou permanentes, la diplomatie émiratie s’est attachée à multiplier les points d’appui portuaires, du Yémen à la Corne de l’Afrique et à la mer Rouge, et loin dans l’océan Indien (Maldives, Seychelles, Comores). À l’image de Pékin entre la mer de Chine méridionale et l’océan Indien, les Émirats arabes unis ont réalisé leur propre « collier de perles », le long de routes maritimes parmi les plus fréquentées au monde. Avec la particularité de s’implanter souvent dans des « zones grises », îles ou ports négligés depuis la fin de la guerre froide, ou États faillis. Depuis 2015, la guerre au Yémen a accéléré le processus, avec un succès inégal.

La mer Rouge est une artère stratégique du commerce mondial. Outre les États riverains, les acteurs extérieurs y sont nombreux, en particulier dans le détroit de Bab el-Mandeb et le golfe d’Aden, pour sécuriser les routes maritimes, combattre la piraterie, assurer le blocus des côtes yéménites.

Djibouti est le pivot stratégique de toute la zone, avec sept pays disposant d’installations militaires aux statuts variables (bases, facilités, escales) : France, États-Unis, Italie, Allemagne, Japon, Chine et Arabie saoudite. On y ajoutera l’Union européenne avec la mission « Atalante » de lutte contre la piraterie, et une zone franche turque. Les Émirats arabes unis s’implantent à Djibouti en 2006 : Dubai Ports World, troisième exploitant portuaire mondial, construit à Doraleh un terminal pétrolier et un port à conteneurs, portes d’entrée vers l’Éthiopie. Ils ont aussi eu un projet de pont entre Djibouti et le Yémen. Mais ils se heurtent, à Doraleh, à une concurrence de la Chine. Puis, quand commence la guerre au Yémen, les exigences financières du président djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh (depuis 1999), pour autoriser Riyad et Abou Dhabi à ouvrir une base d’appui à leurs opérations au Yémen et des tensions bilatérales entraînent, en avril 2015, la rupture des relations diplomatiques. Le départ des Émiratis est suivi de l’annulation du contrat de Dubai Ports World. Dès fin avril, après une rencontre entre le roi Salman d’Arabie saoudite (depuis 2015) et le président érythréen, Issayas Afewerki (depuis 1993), qui avait jusque-là des liens privilégiés avec le Qatar et avec l’Iran, les Émiratis se déploient à Assab. Proche de Bab el-Mandeb, autrefois utilisé par les Soviétiques, ce petit port reste léthargique, car excentré à l’extrémité sud de l’Érythrée. En avril 2015, les Émirats y commencent la construction d’une base militaire.

Un bail confidentiel de quarante ans leur aurait été consenti, prévoyant la modernisation du site par Dubai Ports World, en plus de celle de l’aéroport international d’Asmara, la capitale, et une aide financière et pétrolière au gouvernement érythréen. Des clauses secrètes concerneraient aussi une aide militaire importante, en violation d’un embargo sur les armes imposé par l’ONU en 2009 – il a été levé en novembre 2018.

Des images satellitaires confirment qu’ont été menés, dans le nord d’Assab, d’importants travaux d’infrastructures militaires : extension de l’aéroport, creusement d’un nouveau port avec jetée, construction de bâtiments pour héberger troupes et matériels lourds. Assab est devenu une véritable base interarmes, utilisée pour le blocus maritime et les opérations aériennes et terrestres au Yémen, en particulier lors de la bataille d’Al-Hudaydah entre juin et novembre 2018 (2). Les Émiratis commencent aussi en 2016, avant d’y renoncer, des travaux de réhabilitation d’une piste aérienne sur l’île yéménite de Périm, dans le détroit de Bab el-Mandeb, autrefois utilisée par l’URSS (3). Ils se positionnent également dans les ports yéménites d’Aden, Zinjibar et Mukalla.

Dans les « zones grises » de la Corne de l’Afrique

Il faut attribuer principalement aux déboires à Djibouti, et aux besoins logistiques de la guerre au Yémen, l’installation de forces émiraties sur les rivages septentrionaux de la Corne de l’Afrique : à Berbera, au Somaliland, et à Bosaso, au Puntland. Soit deux « zones grises » d’un État somalien failli depuis trois décennies. Au Somaliland, bien qu’il manque d’équipements de manutention, Berbera est l’un des rares ports en eau profonde de la région, débouché possible pour une Éthiopie enclavée. En mai 2016, Dubai Ports World signe avec Hargeisa un contrat de trente ans pour le développement et la gestion du port de Berbera. Ce contrat civil se double, en février 2017, de la concession aux Émiratis d’une base aéronavale. De leur côté, les autorités du Puntland ont signé dès 2008 un accord avec les Dubaïotes pour la concession du port de Bosaso, dont les activités principales sont alors, comme à Berbera, l’exportation de bétail sur pied vers le golfe Persique, et de qat vers le Yémen. Dans les deux cas, les dimensions civile et militaire des projets sont imbriquées. La compétition entre les monarchies du Golfe et la guerre au Yémen offrent aux États ou « zones grises » de la Corne de l’Afrique de substantielles opportunités financières, et des espoirs politiques : Abou Dhabi aurait fait miroiter au président du Somaliland, Muse Bihi Abdi (depuis 2017), une reconnaissance internationale de son indépendance (autoproclamée en 1991).

Fidèle à sa « diplomatie de petit État » en retrait au sein du CCG, Oman n’a jamais formulé de critique publique des ambitions de son puissant voisin du nord (4). Mais la présence accrue des Émiratis dans le golfe d’Aden accentue la crainte d’un encerclement à la fois économique et militaire.

D’autant que les Émirats arabes unis se sont irrités des projets économiques conjoints actés en 2014 par Mascate et Téhéran, et du développement du port de Duqm, sur la mer d’Oman, qui pourrait concurrencer la zone franche de Djebel Ali. Or le sultanat est fragilisé par les incertitudes sur la succession de Qabous ibn Saïd, né en 1940 et au pouvoir depuis 1970, que l’on sait malade. Il se murmure que les Émirats arabes unis pourraient être tentés d’asseoir leur contrôle sur la péninsule omanaise de Ras Musandam, dans le détroit d’Ormuz. Les Omanais, préoccupés par le séparatisme sud-yéménite et l’instabilité de la province frontalière d’Al-Mahrah, n’ont pas apprécié l’ingérence militaire d’Abou Dhabi à Socotra. De ce fait, Mascate, adossé à ses accords de défense avec Londres et Washington, et à ses bonnes relations avec l’Iran, a aussi conclu des protocoles de défense et d’accès portuaire avec l’Inde, et cherche à attirer les Chinois à Duqm et à Sohar.

Une ambition de puissance soumise à la compétition

Le Yémen et Djibouti ne sont pas les seuls à avoir des relations tendues avec Abou Dhabi en raison de cette ambition de puissance affichée. La Somalie considère ainsi l’installation des bases au Somaliland et au Puntland comme une violation de sa souveraineté. En mars 2018, les autorités de Mogadiscio portent plainte auprès de la Ligue arabe et de l’ONU ; en avril, elles dénoncent une convention de formation de l’armée somalienne par Abou Dhabi, les formateurs émiratis sont expulsés, des armes et 10 millions de dollars confisqués. Ces tensions surgissent en pleine crise avec le Qatar, quand ce dernier est mis au ban du CCG. Officiellement, Mogadiscio affiche sa neutralité, alors que le Somaliland et le Puntland se joignent au boycott contre l’émirat. En réalité, Doha et Ankara agissent de concert en Somalie. Le Qatar soutient financièrement et politiquement le président Mohamed Abdullahi Mohamed (depuis 2017), et le Turc Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) multiplie à Mogadiscio déplacements officiels, aide humanitaire, investissements économiques et assistance militaire. La Turquie y a ouvert en septembre 2017 sa plus grande base militaire à l’étranger.

On retrouve le Qatar et la Turquie associés ailleurs, en concurrence avec Abou Dhabi. Dans les années 2000, Doha s’était proposé comme médiateur dans le conflit du Darfour, au Soudan, et lors d’un litige frontalier entre l’Érythrée et Djibouti. Mais quand les Émirats arabes unis quittent Djibouti pour Assab, Asmara lâche Doha pour soutenir Riyad et Abou Dhabi. Au Soudan, le régime d’Omar al-Béchir (depuis 1989) se joint à la coalition saoudo-émiratie au Yémen, et lui fournit des troupes au sol. Mais, s’il s’est éloigné de Téhéran, il mise encore sur Ankara. En décembre 2017, Recep Tayyip Erdogan effectue la première visite d’un président turc à Khartoum.

Il y signe une série d’accords prévoyant des investissements dans tous les domaines d’une économie soudanaise affaiblie par deux décennies d’embargos et de guerres internes. Surtout, le Soudan concède à Ankara pour 99 ans l’île de Suakin, sur la mer Rouge, en échange de sa mise en valeur touristique, économique, mais aussi militaire. Quant au Qatar, déjà immense propriétaire de terres agricoles au Soudan, il promet en mars 2018 d’injecter 4 milliards de dollars supplémentaires à Suakin. Ces engagements turcs et qataris sont perçus à Abou Dhabi, Riyad et Le Caire comme autant de gestes de défi, à la fois dans la crise du Qatar, et dans le soutien d’Ankara et de Doha aux Frères musulmans. Mécontente de l’accord turco-soudanais sur Suakin, l’Égypte renforce sa présence militaire à Sawa, dans le nord de l’Érythrée. Et les Émirats arabes unis obtiennent de Khartoum des facilités portuaires à Port-Soudan.

La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas masquer la volonté d’acteurs régionaux de se positionner sur d’autres enjeux. Ainsi, la politique d’influence des Émirats arabes unis ne passe-t-elle plus seulement par le commerce international et le soft power culturel des musées et des universités. Le hard power fait aussi bel et bien partie de la panoplie émiratie. Dans une stratégie à long terme accélérée par la guerre au Yémen, Abou Dhabi travaille à se construire comme puissance maritime commerciale et militaire. Mais dans des espaces maritimes sillonnés par de multiples flottes d’États riverains ou de puissances extérieures, la concurrence est rude, les critiques ne manquent pas, et les retours sur investissements ne sont jamais garantis.

<strong>L’interventionnisme régional des Émirats arabes unis (2019)</strong>
<strong>Le secteur de la défense des Émirats arabes unis (2017)</strong>

Notes

(1) Marc Lavergne, « La mer Rouge peut-elle s’embraser ? », in Les Grands Dossiers de Diplomatie no 46, août-septembre 2018, p. 64-67.

(2) Stratfor, « The UAE Joins an Exclusive Club », 8 décembre 2016.

(3) Jeremy Binnie, « UAE stops work on Bab al-Mandab island base », in Jane’s Defence Weekly, 28 mars 2018.

(4) Jean-Paul Burdy, « Oman, une diplomatie de petit État », in Diplomatie no 74, mai-juin 2015, p. 13-19 ; Camille Lons, « La neutralité d’Oman sous pression », in Orient XXI, 29 mai 2018.

Légende de la photo en première page : Marché local dans une rue de Hadiboh, capitale de Socotra, en février 2016. © Shutterstock/Vladimir Melnik

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°42, « Afghanistan : blessures de guerres, espoirs de paix », avril-juin 2019.

À propos de l'auteur

Jean-Paul Burdy

Historien, enseignant-chercheur associé au master « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble ; auteur du blog « Questions d’Orient-Questions d’Occident »

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