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Gripen E/F le dernier appareil suédois ?

Il y a douze ans, Saab annonçait la production du Gripen Demo, un démonstrateur technologique représentatif d’une nouvelle génération de chasseurs légers Gripen que le constructeur suédois entendait lancer tant sur le marché domestique qu’à l’exportation. Après un parcours parfois mouvementé, la dernière mouture de l’avion, le Gripen E/F, s’apprête à être livrée à ses deux clients. L’occasion pour DSI de revenir sur l’unique programme de chasseur de nouvelle génération actuellement en développement en Europe.

En avril 2008, sur le site de Linköping, en Suède, Saab dévoile le Gripen Demo, adapté d’une cellule de Gripen D et première étape vers la prochaine génération de chasseurs légers de l’avionneur suédois. Si l’avion se rapproche extérieurement d’un Gripen biplace standard, un œil averti distingue rapidement des différences loin d’être anodines.

Gripen NG, un nouvel ancien avion

Le train d’atterrissage principal, qui se rétracte habituellement sous le fuselage, a été déplacé dans des logements conformes sous la voilure, permettant d’installer trois points d’emport ventraux au lieu d’un, mais aussi de combler les anciens logements de roues par des réservoirs internes supplémentaires. Les entrées d’air sont également agrandies afin d’alimenter un unique moteur F414 de General Electric, évolution 20 % plus puissante du F404 produit sous licence par Volvo pour le Gripen de base.

Pour sa prochaine itération du Gripen, l’avionneur suédois propose d’intégrer dans cette cellule élargie ce qui se fait de mieux en matière de capteurs et de systèmes de combat. Le tout en respectant une enveloppe budgétaire extrêmement réduite (1) et un calendrier très serré, et en gardant comme ambition de redéfinir complètement la gestion des programmes aéronautiques militaires, rien de moins. Et une décennie plus tard, malgré quelques revers, Saab pourrait bien être en passe de tenir (presque) toutes ses promesses avec son Gripen NG (2).

En 2011, la Suisse annonce son intention de commander 22 Gripen NG, ouvrant la voie à une commande de 60 exemplaires de la part de la Flygvapnet suédoise, et aux crédits de développement associés. En 2014, c’est au tour du Brésil de passer une commande ferme pour 36 appareils.

Mais le programme connaît un premier coup dur, une votation populaire conduisant la Suisse à annuler sa commande d’avions de combat, ce qui force Saab à ralentir sensiblement son calendrier de développement. Avec plus d’un an de retard, en mai 2016, le premier Gripen E de présérie est dévoilé à la presse et montre immédiatement le paradoxe de ce nouvel appareil : à part une cellule plus longue de 50 cm et quelques différences extérieures, le futur de l’aviation de combat tel qu’annoncé par Saab ressemble à s’y méprendre au Gripen originel. Et pourtant, les évolutions techniques, numériques, conceptuelles et managériales sont bien là, discrètes, mais indispensables à la réussite du programme.

Le Gripen E/F sur le plan technique

Conserver une cellule pratiquement inchangée découle d’un choix stratégique de la part de Saab qui ne dispose pas des ressources pour développer une toute nouvelle plate-forme, et qui estime que les avancées en matière de capteurs et de travail collaboratif intra-patrouille rendent caduque la furtivité passive des avions dits de cinquième génération. Son Gripen étant déjà relativement discret et bien né, il est décidé d’en conserver l’aérodynamisme autant que possible. Avec une masse maximale passée de 14 t à 16,5 t, un emport en carburant interne augmenté de 40 % et la capacité d’emporter de nouveaux réservoirs externes plus volumineux, le Gripen NG ambitionne toutefois de s’extraire de la catégorie des chasseurs de défense légers pour marcher sur les plates-bandes des biréacteurs médians. Par rapport au Gripen C/D, les Gripen E/F voient l’intégralité de leurs systèmes évoluer vers des équipements de dernière génération.

En matière de capteurs, Saab a principalement fait appel à Selex‑ES, depuis intégré à Leonardo. Ce dernier fournit le radar Raven ES‑05, variante du Vixen 1000E. Équipé d’une antenne AESA combinée à un repositionneur mécanique, le Raven possède une ouverture de 200°, contre 140° habituellement pour les radars AESA à antenne fixe. Une telle configuration permet théoriquement de continuer à illuminer une cible alors que le Gripen se trouve sur un vecteur d’éloignement, une capacité qui pourrait donc être exploitée en combat aérien à longue portée. L’IFF Mode 5 intégré au bloc radar est doté d’antennes latérales, afin de garantir une identification de la cible sur l’ensemble du champ d’action du radar, et une optronique infrarouge Skyward‑G est implantée au-dessus du radar. Cet IRST constituerait alors le principal outil de détection contre des cibles furtives. Radar, IRST et IFF sont enfin conçus pour travailler de manière collaborative, chaque équipement contribuant à construire une situation tactique unique que le pilote consulte sur son très large affichage principal, composé d’un unique écran tactile WAD (Wild Aera Display).

Comme souvent avec les productions suédoises, le Gripen E/F devrait aussi se démarquer du marché par son équipement de communication et de guerre électronique. En plus des radios tactiques numériques et d’une antenne SATCOM, qui s’imposent de manière standard sur les nouveaux avions de combat, Saab propose plusieurs solutions de liaisons de données, notamment la L‑16 compatible OTAN, mais aussi son Link-­TAU à grande bande passante. Fonctionnant en bande UHF, il permet aux Gripen d’une même patrouille d’échanger des données à longue distance et, dans un avenir proche, de fusionner les données issues de leurs capteurs respectifs pour affiner la qualification des pistes et la situation tactique. Pour la guerre électronique, Saab propose son système à large bande MFS-EW, dernière évolution de sa gamme AREXIS. Typique de l’état de l’art en la matière, ce système multifonction est basé sur des antennes AESA en nitrure de gallium (GaN) réparties sur la dérive et au niveau des rails lance-­missiles. AREXIS s’appuie largement sur l’usage de systèmes de brouillage à mémoire de fréquence radio numérique, ou DRFM, qui analysent le signal radar adverse et émettent une onde retour modifiée. De quoi tromper l’ennemi sur sa position, sa nature ou sa vitesse, voire de disparaître complètement de certains écrans radars, en théorie. Si de tels systèmes se rencontrent déjà aujourd’hui, notamment sur le Rafale ou sur l’EA‑18G Growler, le Gripen NG innoverait par la capacité de traitement de signal offerte de ses calculateurs, sa capacité d’attaque électronique intégrée, mais aussi par la présence du système BriteCloud de Leonardo, un petit brouilleur DRFM éjecté par les lance-­leurres de l’avion et spécifiquement conçu pour tromper les missiles assaillants.

En matière d’armement air-air, le Gripen NG reprend les missiles déjà intégrés sur Gripen C/D, comme l’AMRAAM, le Sidewinder, l’Iris‑T, l’A‑Darter ou encore le missile européen à très longue portée Meteor, dont jusqu’à sept exemplaires peuvent être embarqués. Pour les missions d’attaque au sol, l’avion est proposé avec une large panoplie de bombes guidées et de missiles européens, américains, sud-­africains et israéliens. L’assaut à la mer sera de base confié au RBS‑15 de Saab, mais l’avionneur promet une intégration aisée de tout nouvel armement.

Innovations techniques et intégration

Sur le plan de l’intégration logicielle au système d’armes, Saab promet tout bonnement de révolutionner la manière dont seront intégrés les nouveaux équipements internes, les nouveaux armements et les nouvelles fonctionnalités tactiques de l’appareil. Pour cela, l’industriel a abordé la conception du software de son appareil sous un jour nouveau, non sans conséquences sur le déroulement du programme. Déjà retardé à novembre 2016, le premier vol du Gripen E est rapidement décalé à la mi-2017, Saab annonçant vouloir réaliser auparavant la qualification de son logiciel de gestion du vol aux normes civiles, plus exigeantes en matière de sécurité que les standards militaires. Cette décision entérine la nouvelle architecture numérique choisie pour le Gripen NG et que Saab entend généraliser à tous les programmes ultérieurs. Concrètement, les calculateurs de l’avion ne gèrent pas un, mais deux systèmes numériques intégrés. Le premier, le système de base, ne prend en compte que les paramètres critiques liés au vol lui-même. Le second prend en charge tous les éléments ayant trait au système d’armes et aux aspects tactiques : gestion de mission, capteurs, armement, ou encore fusion de données.

Pour décrire cette partie du software, isolée des systèmes critiques de vol, Saab prend comme exemple le fonctionnement des téléphones mobiles modernes. Chaque nouvelle fonction est développée comme une application, testée en simulateur, facile à installer et à désinstaller, et qui vient s’interfacer avec le système de vol sans interférer avec son fonctionnement. La configuration numérique de l’appareil peut donc évoluer en continu sans nécessiter de requalification ou de changement de standard. Le développement de cette architecture ouverte et accessible n’aurait toutefois pas été possible sans un autre facteur différenciant des bureaux d’études de Saab : leur management. Conscient de la petite taille de ses effectifs, l’avionneur a entrepris d’en faire une de ses principales forces, chaque ingénieur disposant d’une réelle latitude d’innovation et d’improvisation. Si cela conduit parfois à quelques cafouillages ou à explorer de fausses pistes, Saab assure que cette méthodologie, qui rappelle l’esprit des start-up, permet de dégager très rapidement des solutions innovantes et inédites, de gagner un temps considérable sur le développement, tout en maîtrisant au mieux les dépenses.

Gripen NG, une solution qui tient ses promesses ?

Depuis les premiers Gripen A/B, la communication de Saab repose sur l’idée que le Gripen, avion léger par excellence, réalise 80 à 90 % des missions d’un biréacteur pour une fraction seulement de son prix. Toutefois, par rapport à leurs capacités intrinsèques, les avions légers n’apparaissent pas spécialement bon marché à l’achat. Lors de l’évaluation suisse de 2011, remportée par le Gripen sur des critères économiques, Dassault Aviation avait estimé que 18 Rafale seraient aptes à effectuer les mêmes missions que 22 Gripen NG, pour un prix équivalent. Pis encore, en fonction du taux de change, le prix unitaire du Gripen NG apparaîtrait parfois plus élevé que celui du Super Hornet américain deux fois plus puissant, mais dont la chaîne d’assemblage est largement rentabilisée par les commandes de l’US Navy. À l’usage, cependant, un monoréacteur permet de réaliser des économies sur le plan de la logistique ou de la consommation de carburant.

Au Brésil, où les budgets de fonctionnement annuels sont particulièrement contraints, le choix du Gripen permettrait concrètement de maintenir le nombre d’heures de vol annuelles des pilotes, par exemple. À cela s’ajoute bien évidemment le potentiel économique lié à un programme en cours de développement, idéal pour faire participer des bureaux d’études. Les industriels brésiliens prennent notamment part au développement des spécificités propres à leur force aérienne, mais ont aussi la responsabilité de la version biplace Gripen F.

Toutefois, une décennie après le lancement du programme Gripen NG, force est de reconnaître qu’il n’est pas (encore) le succès escompté par Saab, tant sur le plan technique que sur le plan commercial. Techniquement, Saab paye le prix de tout intégrateur : les compromis sur les équipements disponibles sur étagère. Ainsi, alors que les premières ébauches promettaient une masse de 6,8 t à vide, il semblerait que le Gripen E se rapproche plutôt des 8 t. Un embonpoint prévisible étant donné le poids des équipements intégrés à l’appareil, mais qui laisse entrevoir des performances dynamiques à la baisse par rapport aux projections initiales.

La masse maximale restant fixée à 16,5 t, le Gripen NG emporte effectivement plus de carburant interne que le Gripen C/D, mais sans réelle amélioration de l’emport en armement. Le choix du radar découle aussi de plusieurs compromis. Au départ, Saab comptait intégrer son propre radar AESA, issu du programme NORA, avant d’opter pour l’antenne du RBE2 de Thales, réputé pour son agilité et la qualité de ses algorithmes de traitement du signal. Mais l’autorisation d’utilisation de ce matériel ayant été jugée trop sensible par la France, Saab s’est tourné vers Leonardo. De même, le WAD et le visualisateur de casque étaient initialement destinés aux appareils brésiliens, la Flygvapnet préférant conserver son affichage traditionnel. Mais l’adaptation du système d’armes aux deux types d’affichages, trop complexe, a poussé Saab à convaincre la force aérienne suédoise d’adopter le WAD.

Enfin, en optant pour des équipements abordables et faciles d’intégration, Saab cède inéluctablement une partie de son indépendance commerciale, la vente de chaque Gripen devant ainsi nécessairement obtenir l’aval de Washington du fait de la présence d’un moteur américain. Un fait d’autant plus critiquable que les premières ébauches d’un Super Gripen, à la fin des années 1990, penchaient plutôt pour l’intégration d’un réacteur européen.

Mais l’administration américaine n’est pas le seul frein potentiel au Gripen NG, des négociations pour la vente de 24 appareils à l’Argentine ayant été bloquées par un veto du Royaume-­Uni, qui construit une part importante de l’avionique à travers Leonardo.

Quelle place pour le Gripen ?

Sur le plan commercial, le Gripen NG souffre avant tout d’une conjoncture moins favorable qu’escompté lors du lancement du programme. À l’époque, le Rafale peinait encore à s’exporter, et les jours de la chaîne de production du Typhoon étaient comptés. Face au F‑35, lourd et très coûteux, la place semblait toute trouvée pour un monoréacteur apte à prendre la relève des F‑16 et des Mirage 2000. Mais les aléas des relations internationales en ont décidé autrement. Dans la foulée des « printemps arabes », Dassault Aviation, Eurofighter et Boeing ont accumulé les contrats au Moyen-­Orient, tandis que les retards à répétition du F‑35 poussaient Lockheed Martin à développer une ultime variante de son best-­seller, le F‑16V. Cela, couplé aux retards du programme Gripen NG inhérents à l’abandon de l’achat suisse, rend la situation nettement plus complexe pour Saab qui, pourtant, ne manque pas d’idées pour faire évoluer encore plus son Gripen NG (3).

Dans l’immédiat, l’heure est donc à la consolidation chez Saab, qui compte avancer rapidement sur sa campagne d’essais en vol, et mise toujours sur la livraison des premiers appareils de série à la fin de l’année, en Suède et au Brésil. À court terme, c’est une fois encore sur la Suisse que se portent les espoirs de Saab. L’année prochaine, la Confédération helvétique devrait sélectionner l’appareil qui, cette fois, remplacera à la fois ses F‑5 et ses F‑18 Hornet. Et si le Rafale continue d’avoir la préférence des pilotes, les contraintes budgétaires pourraient une fois de plus conduire à une sélection du Gripen NG, bien plus concret aujourd’hui. Par ailleurs, Saab fonde de grands espoirs dans son partenariat avec Brasilia, qui récupérerait une grande partie de la production des éventuelles exportations en Amérique du Sud, avec des clients potentiels en Colombie, en Équateur, mais aussi au Mexique.

À plus long terme, Saab espère également poursuivre ses succès en Europe de l’Est et en Asie avec la dernière variante de son Gripen. Alors que les autres constructeurs européens peinent à mettre en place des programmes de coopération ambitieux autour d’avions de combat de nouvelle génération, Saab entend bien tracer sa propre voie sans attendre. Mais, sur le marché extrêmement complexe et politisé des avions de combat, il ne faut souvent pas grand-­chose pour passer de l’échec au succès, et vice versa.

Notes

(1) Si les deux milliards de dollars de développement évoqués par Saab semblent avoir été dépassés, cela reste un budget particulièrement faible pour un tel projet.

(2) Chez Saab, Gripen NG est la désignation commerciale du programme, qui comporte actuellement le Gripen E monoplace et le Gripen F biplace, tous deux au standard MS21. La désignation officielle de la Flygvapnet est JAS‑39E/F Gripen.

(3) Si le Gripen Naval aura bien du mal à prendre corps, en raison du retrait du dernier porte-avions brésilien, Saab a communiqué sur des recherches portant sur un Gripen NG biplace destiné à la guerre électronique, ainsi que sur une variante optionnellement pilotée de l’avion.

Légende de la photo en première page : Le Gripen E promet une évolution de ses capteurs, mais aussi de ses performances dynamiques. (© Saab)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°66, « Aviation de combat : Nouveaux chasseurs, nouveau contexte  », juin-juillet 2019.
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