Magazine Diplomatie

Haïti : le chaos, la refonte du système ou le bricolage continu ?

Après la prise de pouvoir pacifique par le président Moïse en 2017, certains, y compris les Nations Unies, nourrissaient pour Haïti des espoirs qui semblaient justifiés. Comment comprendre alors la situation de crise politique, économique et sécuritaire dans laquelle se trouve plongé l’État caribéen deux ans plus tard ?

À la fin de son rapport au Conseil de sécurité des Nations Unies en juillet 2019, le secrétaire général de l’ONU dresse un sombre constat de la situation en Haïti : « Depuis mon rapport du 1er mars, Haïti est restée en proie à une instabilité politique qu’aggrave encore la dégradation de la situation économique et des conditions de sécurité dans le pays. La prolongation des négociations sur la composition d’un nouveau gouvernement a paralysé l’administration et empêché l’adoption de textes essentiels. Parallèlement, la situation économique en Haïti a continué de se dégrader, réunissant les conditions d’une situation potentiellement explosive. (1) »

Le contraste entre ce bilan et la perspective plus optimiste affichée par l’ONU au début de l’année 2017 ne pourrait être plus marqué. À l’époque, quoiqu’elle fût laborieuse, la prise de pouvoir pacifique par le président Moïse semblait présager une période de calme et de réformes qui justifiait le retrait graduel de la Mission des Nations Unies de stabilisation en Haïti (MINUSTAH), après 13 années de présence. La composante militaire de la MINUSTAH a donc quitté définitivement le pays le 15 octobre 2017. Elle est remplacée depuis lors par la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH), laquelle appuie la professionnalisation de la Police nationale et aide au renforcement de l’État de droit.

2017 : soleil et nuages

L’ONU n’était pas la seule institution à penser que la situation haïtienne s’améliorait au début de 2017. Après un an et demi de profonde contestation électorale, les scrutins de fin 2016 et de début 2017 ont fini par déboucher sur la victoire de Jovenel Moïse à la présidentielle et sur la position majoritaire de sa formation de droite, le Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), dans les deux chambres du Parlement. Dans sa déclaration de politique générale, présentée au Parlement en février 2017, le Premier ministre désigné, Jack Guy Lafontant, signalait sa volonté « d’accélérer la marche [du] pays vers une économie émergente, un État de droit, une société solidaire et inclusive, avec une administration publique rénovée (2) ». Des promesses de mettre « en place un programme d’assurance maladie universelle » et d’aborder « la problématique des femmes en Haïti […] sous un angle stratégique et transversal » semblaient porteuses de changements structurants.

Mais cet optimisme cachait à peine la réalité d’une économie en panne depuis 2015, en raison de la convergence de dynamiques nationales et internationales. Après un rebond à la suite du séisme dévastateur de 2010, la croissance économique avait ralenti à 1,4 % avec la diminution de l’assistance internationale, la crise politico-électorale et l’ouragan Matthew en 2016. L’inflation avait grimpé à 14 % cette année-là, ajoutant une dimension socio-économique aux revendications des partis d’opposition qui demandaient déjà des élections libres. Cela dans un pays où, selon la Banque mondiale, près de 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (2,41 dollars/jour) et presque 25 % sous le seuil de pauvreté extrême (1,23 dollar/jour) et qui affiche un coefficient de Gini de 0,6, le démarquant comme une des sociétés les plus inégalitaires du monde (3).

En 2016, le ralentissement macroéconomique et le déficit fiscal croissant avaient poussé le gouvernement à appliquer des coupes budgétaires à plusieurs ministères. La combinaison de l’inflation et des restrictions budgétaires avait alors provoqué des grèves des enseignants, des greffiers, des juges et des travailleurs industriels, qui demandaient des hausses salariales pour récupérer leur pouvoir d’achat.

Au lieu de s’attaquer aux demandes de la population de façon systématique, le gouvernement Moïse-Lafontant avait lancé deux initiatives d’envergure pour démarquer son approche. Sous l’égide de la Caravane du changement, le président avait commencé à visiter et à saupoudrer le pays de projets de développement peu articulés avec la déclaration de politique générale de son Premier ministre. De son côté, M. Lafontant avait lancé les États généraux et sectoriels de la nation (EGSN), un processus de consultations sur tout le territoire qui, en principe, devait alimenter l’élaboration d’un diagnostic des besoins du pays et d’une stratégie multidimensionnelle de développement pour répondre à ces besoins.

L’inconvénient, c’est que ces démarches étaient déconnectées de la situation économique du pays… et que les institutions financières internationales (IFI) avaient d’autres priorités pour Haïti.

2018 : les détonateurs des manifestations

Pendant que la Caravane du changement et les EGSN sillonnaient le pays, les partenaires financiers d’Haïti s’inquiétaient énormément de ce qu’ils voyaient comme un déficit budgétaire insoutenable. À la mi-2018, le Fonds monétaire international finit par persuader le gouvernement d’appliquer sans délai des mesures d’austérité : il offre un renouvellement de l’assistance budgétaire à l’État, en échange d’une réduction immédiate des subventions aux prix du pétrole et d’une augmentation des taxes sur les biens et services. Mais dès le 8 juillet, deux jours après l’annonce de ces mesures par le gouvernement, le président fait marche arrière en raison des manifestations massives et parfois violentes qui remplissent les rues de Port-au-Prince et de plusieurs villes secondaires.

Selon plusieurs analystes, au moins trois courants se retrouvaient dans les manifestations de juillet 2018. D’abord, il y avait les partis d’opposition de gauche, y compris le parti Pitit Dessalines (PPD) dirigé par le sénateur Jean-Charles Moïse et le parti Fanmi Lavalas (FM) de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, lesquels n’avaient jamais accepté la légitimité des scrutins de 2017, car ils y voyaient une conspiration des partenaires internationaux pour maintenir au pouvoir le PHTK de l’ancien président Michel Joseph Martelly (mai 2011-février 2016). Leur principale demande était la démission du président Moïse et la tenue d’élections plus libres.

Deuxièmement, on retrouvait parmi les protestataires les syndicats, les étudiants et des associations représentant les travailleurs déjà affectés par les coupes budgétaires ou ceux qui risquaient d’être désavantagés par les mesures annoncées le 6 juillet et enfin un nouveau mouvement social qui a émergé de ces mobilisations à partir du mois d’août, porté par des jeunes sur les médias sociaux, dont le credo initial était « Kot Kòb Petwo Karibe a », soit « Où est l’argent de PetroCaribe ? ». Leur revendication clé était que le gouvernement rende des comptes sur ce qui s’était passé avec les 2,26 milliards de dollars que la République bolivarienne du Vénézuéla avait prêtés au gouvernement pour des projets de développement depuis 2006. En provoquant le rassemblement de ces trois courants, le gouvernement et ses partenaires internationaux ont ouvert une boîte de Pandore qu’ils n’arrivent pas à refermer.

Peu après avoir retiré ses mesures d’austérité, le président Moïse annonce le renvoi du Premier ministre Lafontant et de son cabinet (plutôt que d’offrir sa propre tête aux partis d’opposition). Il propose un nouveau gouvernement dirigé par le Premier ministre Jean-Henry Céant et entame des négociations avec les deux chambres du Parlement pour assurer sa ratification. Dans sa déclaration de politique générale, le nouveau Premier ministre promet d’assurer le suivi des réformes pour l’inclusion envisagées par son prédécesseur, sans expliquer comment il compte les financer étant donné la non-application des mesures promises aux IFI. Le président lance un dialogue avec les partis d’opposition, tout en assurant la continuité de sa Caravane du changement et des EGSN.

Mais les lourdes contraintes économiques et politiques ne tardent pas à s’imposer. Le budget proposé par le Premier ministre Céant pour l’exercice fiscal 2018-2019 n’obtient pas l’appui d’une majorité des parlementaires ; il ne sera jamais approuvé. L’État continue à fonctionner sur la base de déboursements ponctuels, mais les cadres disent ne pas obtenir les ressources requises pour assurer le suivi des affaires courantes, tandis que les fonctionnaires se plaignent de ne pas recevoir leur paye.

Alors que la situation politique est déjà tendue, les débats s’enflamment de nouveau autour des conclusions des rapports de deux commissions sénatoriales (déposés au Parlement en 2016 et 2017) validant les accusations de gaspillage et de corruption liés au fonds PetroCaribe, tandis que la population est confrontée à la dégradation continuelle de la situation socio-économique. Autant de motifs poussant à la reprise des manifestations en novembre 2018. Une fois de plus, le pays est mis « en lock » (bloqué), avec les séquelles habituelles en termes de pertes économiques et d’insécurité citoyenne.

Dans cet intervalle de temps, le mouvement « Kot Kòb » évolue. Rebaptisé les « Petro Challengers », il commence à exiger des procès juridiques contre les personnes accusées d’avoir détourné des fonds PetroCaribe, y compris le président lui-même. Dans ce contexte, celui-ci autorise la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) à ouvrir une enquête sur ces enjeux.

2019 : remaniements gouvernementaux et revendications évolutives

Le 31 janvier 2019, la CSCCA dépose son rapport préliminaire au Parlement. Ceux qui doutaient de sa volonté d’enquêter de façon rigoureuse sont surpris par ses conclusions, lesquelles valident les accusations de détournement massif de fonds, y compris par le président.
Encouragés par ce rapport, les Petro Challengers et les partis d’opposition relancent les manifestations en février. Comme en juillet 2018, les protestations sont massives et elles se propagent à plusieurs villes de province. Les manifestants demandent encore la démission du président et la reddition des comptes du fonds PetroCaribe ; certains ajoutent qu’il s’agit d’une « insurrection populaire » ayant pour but de « changer le système » en Haïti. L’intégration d’une partie du mouvement historique des femmes, par l’entremise des déclarations publiques de Solidarité fanm ayisyen (SOFA) et d’autres associations, ajoute une dimension féministe à la démarche.

Néanmoins, comme précédemment, les manifestations sont émaillées de violences et d’affrontements avec les forces de l’ordre, faisant un mort et des dégâts matériels importants. Des gangs criminels profitent du désordre pour soutirer des « taxes » aux citoyens et aux étrangers.

Après avoir dénoncé le rôle de ses opposants dans ces manifestations, le 14 février, M. Moïse établit un comité de personnes éminentes pour structurer l’organisation d’un dialogue national, dans l’espoir d’attirer de nouveaux alliés pour affronter le noyau dur de l’opposition dite « radicale ». Le Premier ministre Céant envisage des mesures plus ambitieuses. Il propose de réduire les dépenses de son bureau de 30 %, de revoir les dépenses publiques, d’augmenter le salaire minimum et de maintenir les subventions sur les prix des produits de base tels que le riz.

Les mesures prévues par M. Moïse et M. Céant reflètent certaines des recommandations des partenaires internationaux d’Haïti. Dans sa déclaration du 10 février, le Core Groupe (composé du représentant spécial des Nations Unies, des ambassadeurs du Brésil, du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Union européenne et des États-Unis, ainsi que du représentant de l’Organisation des États américains) rappelle toutefois que « dans une démocratie, le changement doit se faire par les urnes, et non par la violence (4) » et réitère aussi les demandes des IFI, notamment « les réformes structurelles visant à promouvoir une meilleure gestion des ressources de l’État, à améliorer les conditions de vie de la population en précarité, à lutter contre les disparités et à favoriser un climat d’investissement pour stimuler le développement des secteurs productifs ».

Mais le Premier ministre Céant avait aussi promis de soutenir les poursuites judiciaires à l’encontre de hauts responsables accusés d’avoir détourné des fonds de PetroCaribe (qui incluent le président). Sans surprise compte tenu de cette prise de position, il est abandonné par le président Moïse au cours des négociations avec le Parlement, en mars. Un gouvernement par intérim dirigé par un ancien ministre, Jean-Michel Lapin, est alors instauré.

En avril 2019, le secrétariat des EGSN présente son rapport au président et au peuple haïtien. Ce rapport propose des mesures pour alléger l’engrenage institutionnel, débloquer l’impasse entre l’exécutif et le Parlement et renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire. Sur le plan économique, il conseille de rompre les monopoles dans les secteurs stratégiques de l’économie, de faciliter l’accès au crédit pour les petites et moyennes entreprises et de pallier les lacunes du système éducatif. Certains des propositions issues des EGSN convergent avec les demandes du mouvement contestataire, notamment sur la nécessité de respecter l’indépendance du système judiciaire. Mais le dialogue national ne se concrétise pas, faute de confiance mutuelle entre le pouvoir exécutif, les partis d’opposition et les mouvements contestataires.

Le 31 mai, la CSCCA dépose son rapport final sur l’affaire PetroCaribe, qui confirme les suspicions de détournement de fonds ainsi que la culpabilité présumée de plusieurs anciens présidents et Premiers ministres, de l’actuel président ainsi que maints parlementaires et hauts fonctionnaires de l’État. Dix jours plus tard, les partis d’opposition, les Petro Challengers et d’autres reprennent la rue dans neuf des dix départements du pays, exigeant la démission du président et des procès contre les accusés.

Dans la foulée de ces manifestations, des associations du secteur privé, du secteur syndical, des organisations des droits de l’homme et des organisations populaires se penchent sur la grave situation du pays. À la fin de juillet, elles émettent un « Cadre d’échange pour une sortie de crise » selon quatre axes (5). Sur le plan économique, elles proposent de « rétablir l’équilibre des finances publiques » en « éliminant les programmes et les dépenses non essentiels » et en combattant la fraude et l’évasion fiscales. En ce qui concerne la justice et la sécurité, les signataires prônent un suivi du dossier PetroCaribe par l’entremise de procédures judiciaires contre les accusés. Ils proposent de renforcer la Police nationale « afin qu’elle puisse rétablir l’ordre public (…) en menant une lutte sans merci contre les gangs, le banditisme (…) et le crime organisé ». Le groupement envisage par ailleurs « une politique sociale axée sur le respect des droits au travail, à la santé, à l’éducation, à l’alimentation et au logement décent », en plus d’augmenter le salaire minimum et de renforcer la protection sociale. Sur l’axe politique, ils plaident pour la mise en place d’un gouvernement de transition chargé d’organiser une « conférence nationale dont l’objectif est de trouver les solutions appropriées pour engager la rupture du système actuel », suivie de la création d’une assemblée constituante, l’adoption par référendum d’une nouvelle Constitution et, sur cette base, l’organisation d’élections « libres, transparentes et crédibles ».

Pour certains manifestants et intellectuels, ces mesures ne répondent pas vraiment aux demandes populaires de « changer le système ». Ilionor Louis, un professeur de l’Université d’État d’Haïti qui accompagne d’importants mouvements sociaux, critique un pan du mouvement pour sa faible analyse des politiques néolibérales qui perpétuent, selon lui, les inégalités et les injustices malgré les beaux discours sur la construction d’une société solidaire et inclusive. Allant plus loin que les signataires du « Cadre d’échange », M. Louis esquisse dans un article publié le 24 juin les contours de politiques économiques alternatives qui permettront selon lui de créer une démocratie « fondée sur la justice sociale et l’équité » (6).

Malgré l’effervescence des débats sur les enjeux de fond, la classe politique n’arrive pas à construire le consensus minimal requis pour sortir de l’impasse. La non-adoption de projets de loi cruciaux, notamment le budget 2018-2019 et le nouveau Code électoral (les deux étant requis pour la tenue des élections législatives partielles prévues avant la fin de 2019), complique énormément les affaires courantes. Faute d’acceptation parlementaire, le Premier ministre par intérim, M. Lapin, démissionne à la fin du mois de juillet 2019. Le président désigne Fritz-William Michel comme nouveau Premier ministre (son quatrième depuis mars 2017). Il propose aussi un cabinet entièrement composé de nouvelles personnalités et, pour la première fois dans l’histoire du pays, paritaire (50 % de femmes). Ces candidatures seront-elles ratifiées par les deux chambres du Parlement ? Quid des propositions pour des changements plus profonds qui circulent actuellement dans la sphère publique en Haïti ? La situation économique continue quant à elle de se dégrader. La valeur de la monnaie haïtienne (la gourde) poursuit sa chute (moins 38 % de juillet 2018 à juillet 2019), l’inflation son augmentation (de 17,7 % entre avril 2018 et avril 2019), et l’insécurité alimentaire affecte au moins 2 millions de personnes, y compris environ 570 000 personnes en situation d’urgence (7).

Les scénarios possibles et probables

Dans un environnement aussi volatil que celui d’Haïti, il serait imprudent de prédire le futur. On peut néanmoins dégager des tendances et les regrouper en scénarios possibles, mais de probabilité variable.

Dans le premier scénario, que l’on pourrait appeler la descente dans le chaos, en l’absence d’accord sur la ratification de la nomination du nouveau gouvernement et du Premier ministre Michel, le Parlement n’adopte pas de nouveau Code électoral ni de budget pour l’exercice fiscal 2019-2020. Les législatives sont remises sine die et le Parlement devient encore moins fonctionnel. Le président Moïse essaie de gouverner par décret. Aucun des procès juridiques contre les personnes accusées dans l’affaire PetroCaribe n’avance. Les manifestations se radicalisent, la violence augmente et l’économie continue sa chute libre. Après des débats houleux à New York, le Conseil de Sécurité de l’ONU décide de changer de stratégie et d’autoriser une augmentation de sa présence en Haïti.

Selon des observateurs comme le professeur Roromme Chantal, « Haïti s’enfonce dangereusement dans une crise sociale, politique et économique qui menace d’aggraver davantage la situation déjà tragique du pays (…) Le risque qu’Haïti sombre dans le chaos est (…) réel (8) ». La citation du rapport du secrétaire général de l’ONU, au début de cet article, confirme que l’actuelle convergence de plusieurs crises réunit les conditions d’une situation potentiellement explosive. Sans nier le sérieux de la situation, nous voyons le scénario du chaos comme étant possible mais improbable, car les élites haïtiennes ont la capacité de bricoler un consensus minimal pour éviter de tomber dans le gouffre. Washington serait par ailleurs très réticent au rétablissement d’une grande mission de l’ONU en Haïti (et au paiement de sa facture).

Le scénario le plus optimiste d’une refonte du système mérite aussi d’être considéré. Dans cette hypothèse, les nominations du Premier ministre Michel et de son cabinet ne sont toujours pas ratifiées par le Parlement, mais le président Moïse démissionne, sous la pression combinée des parties prenantes nationales et internationales. Un gouvernement de transition assez représentatif est nommé par un comité des sages. Ce gouvernement organise une assemblée constituante ainsi que des élections libres et justes. Il soutient les suites judiciaires de l’affaire PetroCaribe, y compris pour un certain nombre de cas exemplaires tels que celui de l’ex-président Moïse.

D’autres mouvements sociaux historiques s’allient aux Petro Challengers, les aidant à créer un large front commun, à articuler leurs revendications et à sauvegarder leur autonomie vis-à-vis des partis politiques. Des partis de gauche et du centre s’unifient et portent une bonne partie des revendications des manifestants. Ces partis remportent les élections législatives ainsi que la présidentielle en 2020-2021. Le nouveau gouvernement négocie habilement avec la composante humaniste du secteur privé et avec les bailleurs internationaux ; sur cette base, il parvient à attirer le financement interne et externe requis pour mieux gérer la dette, le déficit et l’inflation. Il amorce certaines réformes plus profondes, par exemple en allouant des ressources publiques et privées aux coopératives agricoles, aux petites et moyennes entreprises et à d’autres établissements qui pourraient générer la masse critique d’emplois dignes dont Haïti a besoin.

Ce scénario peut bien correspondre aux espoirs des manifestants, cela ne le rend pas pour autant probable. Comme Ilionor Louis l’a bien dit, la réalisation des réformes profondes dépend de la capacité des partis politiques et du secteur privé à placer l’intérêt général devant leurs intérêts particuliers, capacité qui s’est rarement manifestée dans l’histoire du pays.

Nous qualifions donc le scénario de la refonte du système comme étant possible, mais tout aussi improbable que le scénario pessimiste.

Le troisième scénario qu’on peut facilement envisager est celui du bricolage continu. Dans ce cadre, le gouvernement de M. William est éventuellement validé par le Parlement et le président Moïse reste au pouvoir. Les nouveaux budgets et le Code électoral sont aussi approuvés par le Parlement, tardivement. Sur cette base, des élections législatives et présidentielle plus ou moins libres ont lieu en 2020-2021. Quelques procès juridiques exemplaires sont amorcés, mais ils traînent ; la procédure contre le président Moïse n’avance pas. Les manifestations continuent, mais elles ne sont pas rassembleuses. La violence politique et criminelle perdure ; idem pour la vie chère. Les réformes plus profondes sont laissées au gouvernement qui sortira des élections en 2021. L’ONU et les bailleurs continuent à diminuer leur présence. Le pays ne bascule pas dans le chaos, mais il peine à ouvrir la porte aux solutions requises pour résoudre les problèmes de fond. Même s’il est peu désirable, ce scénario du bricolage semble le plus probable compte tenu de l’assemblage d’intérêts et de forces vives dans le pays.

Malgré les lourdes contraintes institutionnelles et structurelles, il reste une marge de manœuvre pour les parties prenantes en Haïti. Si elles veulent éviter le scénario du chaos, elles devront obtenir le consensus minimum nécessaire pour sortir de l’impasse et avancer vers une gouvernance et une économie plus stables. Ceux et celles qui rêvent d’une refonte du système devront construire les consensus plus larges requis pour entériner les réformes profondes qui s’attaqueront aux causes structurelles des problèmes récurrents. Pour citer le professeur Chantal une dernière fois, « s’agissant d’Haïti, on sait bien qu’il n’y a pas de solution facile ». Pas facile ne veut pas dire impossible, mais il faudrait que les parties prenantes relèvent le défi comme elles l’ont fait en 1804 et en 1986 (9).

Notes

(1) Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH). Rapport du secrétaire général S/2019/563, New York, 9 juillet 2019, p. 16.

(2) Premier ministre Jack Guy Lafontant, Déclaration de politique générale, Port-au-Prince, février-mars 2017, p. 3.

(3https://​www​.banquemondiale​.org/​f​r​/​c​o​u​n​t​r​y​/​h​a​i​t​i​/​o​v​e​r​v​iew.

(4) Déclaration du Core Group, Port-au-Prince, Ambassade des États-Unis, 10 février 2019.

(5) Robenson Geffrard, « Cadre d’échange pour une sortie de crise signé par quatre secteurs clés de la société », Le Nouvelliste​.com, 29 juillet 2019.

(6) Ilionor Louis, « Haïti : changer de système », AlterPresse​.com, 24 juin 2019.

(7) MINUJUSTH. Rapport du secrétaire général, op. cit., p. 3 et 5.

(8) Roromme Chantal, « L’éloge du chaos en Haïti », Le Devoir​.com , 26 juillet 2019.

(9) Haïti a obtenu son indépendance de la France en 1804, à la suite d’une révolution sanglante, mais rassembleuse des forces anticoloniales. En 1986, la dictature des Duvalier tombe, sous la pression d’un large mouvement démocratique ; ce mouvement réussira aussi à faire adopter une Constitution très inclusive en 1987.

Légende de la photo en première page : Le président haïtien, Jovenel Moïse (au centre), s’adresse en juin 2017 à la presse au cours d’une visite sur le terrain dans le cadre de sa « Caravane du changement », ensemble de projets d’infrastructures (routes, accès à l’eau, électrification…) et de modernisation du secteur agricole. Dauphin de Michel Martelly (l’ancien président élu en 2010), ce cinquantenaire était surtout connu avant son élection comme PDG d’Agritrans, une entreprise de production et d’exportation de bananes biologiques. (© Twitter/@moisejovenel)

Article paru dans la revue Diplomatie n°100, « Le monde en 2050 », septembre-octobre 2019.

Stephen Baranyi, « Second-Generation SSR or Unending Violence in Haiti ? », Stability : International Journal of Security & Development, vol. 8, no 1, 7 mars 2019, p. 2. [http://​doi​.org/​1​0​.​5​3​3​4​/​s​t​a​.​668]

À propos de l'auteur

Stephen Baranyi

Professeur agrégé à l’École de développement international et de mondialisation à l’Université d’Ottawa, au Canada. Depuis 2005, il visite régulièrement Haïti en missions de recherche et de coopération.

0
Votre panier