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Porte-avions en Asie : derrière les annonces, le piège de la crédibilité

Si les capacités aéronavales chinoises focalisent l’attention des observateurs, deux annonces, intervenues pratiquement coup sur coup en décembre 2017, ont été moins commentées. Séoul comme Tokyo ont ainsi indiqué qu’elles pourraient déployer des F-35B sur leurs porte-hélicoptères et grands navires amphibies.

Le premier opérateur de porte-avions/aéronefs en Asie depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale est les États-Unis et si la Chine faisait état de ses ambitions dans les années 1980, notamment par la voix de Liu Huaqing, c’est cependant la Thaïlande qui, la première, s’est dotée d’un bâtiment de ce type. Le Chakri Naruebet n’a cependant jamais été terminé, nombre de capteurs n’étant jamais installés. Quant aux AV-8A Matador l’équipant, les appareils avaient été achetés d’occasion à l’Espagne et ont souffert d’un faible taux de disponibilité, et n’ont été pas remplacés. In fine, le bâtiment n’a effectué que très peu de sorties à la mer et n’est plus à considérer comme opérationnel en tant que porte-aéronefs.

Le cas chinois

L’entrée en service du CV-16 Liaoning (Type-001) en septembre 2012 a changé les perceptions en Asie. Issu de l’achèvement du Varyag ex-soviétique, le bâtiment est le sister-ship du STOBAR (1) Kuznetsov russe et bénéficie de quelques additions (capteurs, armements) spécifiques à la Chine, sans être doté des silos de lancement pour missiles SS-N-19 du bâtiment russe (2). Le Type-001A, CV-17, a quant à lui commencé ses essais à la mer en avril 2018 et pourrait entrer en service au début de l’année 2019. Si on ne connaît pas encore son nom, le bâtiment est une évolution du Liaoning : il subit quelques changements au niveau de son pont et de sa superstructure, de même que ses capteurs évoluent. La surface de son hangar aviation est réputée plus importante. Plus fondamentalement, le navire reste un STOBAR.

La construction de bâtiments CATOBAR (Catapult Assisted Take-Off But Arrested Recovery) Type-002, annoncée depuis 2013, semble quant à elle avoir commencé. La Chine sera alors le troisième pays – après les États-Unis et la France – à disposer de ce type de bâtiments. Peu d’informations sont disponibles à leur sujet, mais ils devraient dépasser 80 000 t et seront dotés de catapultes électromagnétiques, sur lesquelles Beijing indique travailler. La question de la composition de son groupe aérien embarquée reste posée. Pour l’instant, les Type-001/001A sont dotés de J-15 (3), des hélicoptères assurant les missions ASM. L’alerte aérienne avancée est quant à elle fournie par des hélicoptères Ka-31. Il semble qu’un appareil à voilure fixe soit en cours de développement pour ces missions tandis que les opérations de combat seraient dévolues à des J-15 adaptés et/ou à des J-31.

Le passage à une formule CATOBAR présente indubitablement un avantage pour la Chine, en permettant à ses appareils de combat de pouvoir décoller à masse maximale (MTOW (4)), alors que les emports de carburant et de munitions sont restreints en STOBAR. En conséquence, le concept opérationnel des STOBAR est limité à une partie des fonctions de guerre aéronavale : supériorité aérienne, éclairage, lutte ASM. L’emport de missiles antinavires n’a pas encore été attesté. Avec une formule CATOBAR, cet emport devient non seulement possible, mais les munitions air-surface peuvent être diversifiées, ce qui implique, au moins en théorie, la possibilité d’utiliser des groupes de porte-avions dans des rationalités de frappe terrestre. Du reste et à bien des égards, la Chine dispose déjà de cette capacité pour ce qui concerne la mer de Chine méridionale : la militarisation des îlots s’est fréquemment accompagnée de la mise en place d’installations aéronautiques complètes. La piste de Fiery Cross a ainsi une longueur de 3 000 m, permettant les opérations de tous les appareils de combat chinois, y compris les bombardiers H-6K, à MTOW.

Comparaison n’est évidemment pas raison : une base aérienne sur un îlot est fixe par définition et présente donc un degré de vulnérabilité important.

Pour autant, le positionnement des installations de Fiery Cross permet de verrouiller une bonne partie de la mer de Chine méridionale, dont Beijing considère que plusieurs secteurs sont appelés à devenir des « bastions » pour les patrouilles de ses SNLE. Il permet également d’assurer un très grand nombre de sorties quotidiennes, supérieur à celui d’un porte-avions.

Cette mission de sécurisation est d’ailleurs l’un des arguments de légitimation utilisés par la Chine pour la mise en place de son aéronavale embarquée (5). Reste également que, pour elle, le porte-avions peut avoir d’autres fonctions que la sécurisation de la mer de Chine méridionale, comme la diplomatie navale ou l’intégration d’un groupe aéronaval, que ce soit vers les détroits malaisiens ou le Pacifique. La Chine en est encore loin, mais sa vitesse d’apprentissage avec le Liaoning a surpris, tout comme la rapidité avec laquelle elle a mis en place un plan de construction navale permettant aisément un tel déploiement incluant les grands ravitailleurs d’escadre Type-901, les destroyers Type-055 (en fait, des croiseurs) et Type-052D en plus d’une solide flotte de frégates ASM et de bâtiments de soutien (6).

Des Izumo parés au saut aéronaval, mais…

Comparativement, le cas japonais est plus complexe. Puissance aéronavale historique, le Japon en vient seulement à une normalisation culturelle et politique des forces militaires, longtemps déconsidérées socialement. La Force d’autodéfense maritime, cantonnée à des fonctions défensives, a cependant cultivé, tout comme l’industrie, l’excellence technique. La succession des programmes de guerre navale de surface et sous-marine a montré une parfaite maîtrise de la construction navale, en prenant parfois appui sur les États-Unis – pour des systèmes comme l’Aegis et une partie de la missilerie –, mais le plus souvent sur ses propres capacités. La structuration même de la Force maritime d’autodéfense en fait une marine à part entière, qui plus est puissante ; ce à quoi il faut ajouter la disposition dans l’archipel de la deuxième usine de montage du F-35 hors États-Unis. S’il était initialement question pour Tokyo de n’acheter que le F-35A, destiné à la Force aérienne d’autodéfense, la question du F-35B a commencé à se poser.

Elle n’est pas si incongrue qu’il y paraît. À la fin des années 1980, l’hypothèse d’un achat d’AV-8B avait été évoquée. Il était alors question de disposer d’un appareil pouvant se passer des bases aériennes dans le contexte de la possibilité d’une guerre avec l’URSS, sur fond de doctrine Lehman (7). Dans la foulée, plusieurs observateurs avaient posé la question d’un embarquement de ces appareils et d’un retour aux opérations aéronavales. À ce moment cependant, Tokyo ne disposait que de destroyers porte-hélicoptères des classes Shirane et Haruna, non dotés de ponts continus. Si les transports de char Osumi entrés en service à partir de 1998 comportaient des flush-decks, ils étaient cependant dépourvus de hangar aviation, ce qui réglait la question. Reste que les Shirane et Haruna ont été remplacés par de nouveaux « destroyers porte-hélicoptères » bien plus grands et dont l’apparition a rapidement posé la question de leur dotation en appareils de combat (8). C’était d’autant plus le cas que si quatre Hyuga étaient initialement prévus, seuls deux ont été construits, les deux restants, de classe Izumo, étant encore plus grands, avec 51 m de longueur et 5 m de largeur de plus, pour 8 000 t supplémentaires (voir tableau).

<b>Comparaison des Hyuga et Izumo</b>

Le pont lui-même a une longueur de 248 m, soit plus que celle de nombre de bâtiments embarquant des appareils ADAC/V (Avions à Décollages et Atterrissages Courts/Verticaux). En fait, la longueur du pont de l’Izumo n’est dépassée – d’un peu moins de 10 m – que par celle des classes de LHD et LHA américaines. Or, les Wasp et les America n’ont pas besoin de l’installation d’un tremplin pour faire décoller leurs appareils conventionnellement. Par ailleurs, le Phalanx qui était positionné au bout du pont du Hyuga, bloquant physiquement toute possibilité de décollage, a été déplacé, laissant l’ensemble de la plage avant totalement libre. Reste cependant un détail d’importance. L’avant du pont de l’Izumo est biseauté, contrairement à celui des Wasp et des America, ce qui réduit la distance disponible pour un décollage d’AV-8B ou de F-35. Rien n’indique que ce biseautement soit indispensable pour l’intégrité de la structure du bâtiment ; autrement dit, le choix d’une telle configuration pourrait tout simplement signifier que des appareils ADAC/V ne seront pas utilisés. Dans le même temps, on peut également souligner que rien n’empêche les concepteurs de modifier la partie avant du navire, sachant que ce dernier aura une carrière opérationnelle de plus de trente ans.

Rien ne semble donc techniquement s’opposer à l’embarquement de F-35B, d’autant plus que la surface du hangar est considérablement accrue comparativement à celui des Hyuga et que l’installation des équipements de soutien des F-35B ne semble pas poser de problème a priori. Peut-être des modifications devraient-elles être apportées au niveau des soutes à munitions – pour l’heure surtout occupées par des torpilles Mk46 – et des chaînes de transport, mais l’affaire ne semble pas insurmontable. Restait cependant la question de la faisabilité politique d’une telle évolution. La mise en service des Izumo n’a pas manqué de susciter des critiques chinoises, dans le contexte de tensions autour de la souveraineté de l’archipel Sankaku/Diaoyu et d’un activisme en mer de Chine méridionale inquiétant les puissances riveraines. Tokyo voit ainsi clairement, sans même embarquer de F-35B, ses deux Izumo comme des instruments symboliques puissants, en menant, en 2017 puis 2018, des sorties de ces bâtiments en mer de Chine méridionale.

Entre-temps, le 25 décembre 2017, le gouvernement japonais annonçait, via l’agence Kyodo, qu’il travaillait à un plan visant à l’achat de F-35B, tout en indiquant clairement qu’ils étaient destinés à un embarquement sur ses destroyers, « une fois que des modifications seront faites à l’étrave, au pont et à d’autres zones ». Surtout, les Hyuga semblent également concernés dès lors que « ces modifications permettront aux destroyers, nouveaux ou anciens, d’avoir la fonction de petits porte-avions (9) ». Les F-35B seraient commandés dans l’enveloppe des 42 appareils prévus pour la force aérienne, ou en plus. Le 27 avril, une étude était rendue par le constructeur Marine United Corporation au ministère de la Défense japonais sur la faisabilité des transformations des Izumo. Elle se montrait optimiste, indiquant que si un tremplin devait être installé, les ascenseurs avaient été conçus pour le F-35B. Le pont est quant à lui déjà doté du revêtement de protection thermique permettant d’opérer des Lightning II (10). Aucun détail quant à la durée des transformations nécessaires ou à leur coût n’aurait été révélé. Cette évolution semble au demeurant ne pas véritablement susciter de réactions de la part des mouvements pacifistes – voire même connaître une certaine normalisation dans la société civile (11).

Si les obstacles techniques sont donc quasi officiellement écartés, plusieurs questions continuent de se poser quant à la faisabilité d’un tel plan. La première est politique. Tokyo a multiplié les annonces autour du développement de ses capacités, toujours en réaction aux positions chinoises. Jusqu’ici, les réalisations ont été peu nombreuses. Si des forces amphibies sont effectivement en cours de montée en puissance, elles sont toutefois encore peu volumineuses. Les annonces de la conduite d’études sur des batteries côtières de missiles antinavires supersoniques de plus longue portée ou encore sur des missiles de croisière pouvant être tirés depuis les navires de surface et les sous-marins – deux domaines sur lesquels l’industrie nippone n’aura aucune difficulté à répondre aux attentes – n’ont quant à elles pas été suivies de budgets concrets de R&D.

Reste que si ces différentes annonces ont une valeur symbolique indéniable et que leur fonction première pourrait être celle-là, elles s’appuient aussi sur un réel potentiel technique ; les financements ne constituant certainement pas le plus grand problème de Tokyo.

Ensuite, une deuxième question d’ordre stratégique se pose : pour quoi faire ? Le Japon dispose d’une puissante force aérienne offrant une couverture surface-air plus qu’importante, à laquelle s’ajoutent les capacités, également volumineuses, de la marine. Dans le même temps, le F-35B est un appareil d’emblée optimisé pour les opérations de frappe terrestre : il cumule les tares du F-35A en matière de manœuvrabilité et un rayon d’action plus faible du fait de ses capacités propres. Il semble, de même, peu adapté aux opérations antinavires : il n’embarque pas le Harpoon et encore moins les ASM-2 ni les futurs ASM-3 et LRASM américains. Pour l’heure, l’armement est encore limité aux GBU-12 et -32 et si le NSM norvégien équipera bien le F-35A, rien n’est dit pour les F-35B.

Passer à une logique de porte-avions implique donc non seulement d’abandonner la rhétorique d’une « force d’autodéfense » dès lors qu’elle pourrait faire plus que cela, mais aussi d’entrer dans une rationalité d’action air-sol. L’affaire est plus complexe qu’elle n’en a l’air. Elle nécessite l’acquisition d’une culture et d’une foule de savoir-faire, depuis des aspects très techniques liés à l’armurerie jusqu’à la planification d’opérations air-sol et l’apprentissage des logiques de ciblage.

Enfin, il faudra résoudre une troisième question d’ordre matériel, à la fois d’organique navale et de systémique de puissance aérienne. Sur le plan organique naval, si les Izumo pourraient sans trop de problèmes embarquer une dizaine de F-35B et des SH-60K de lutte ASM, le Japon devra également se doter de capacités de détection aérienne avancée embarquées, sauf à opérer sous la couverture de ses AWACS basés au sol – ce qui réduirait d’emblée le périmètre des actions aéronavales. La solution pourrait bien être britannique : la MSDF opère déjà des Merlin dans des fonctions de guerre des mines… un type de machine qui sera également la monture du Crowsnest dont doivent être dotés les deux Queen Elizabeth et dont le développement est plus qu’avancé. Le problème n’est donc pas insurmontable.

En revanche, la question de systémique de puissance aérienne est plus gênante : même en comptant deux groupes aériens embarqués totalisant une vingtaine d’aéronefs et l’embarquement de missiles de croisière sur les bâtiments de surface et/ou les sous-marins, les capacités de frappe terrestre japonaise seront relativement limitées quantitativement, mais aussi qualitativement. La question qui se pose alors est celle de la crédibilité d’un tel instrument : atteint-il une « masse critique » susceptible d’en faire un levier de puissance politiquement utile ? On le soulignait plus haut, frapper au sol nécessite des capacités de ciblage et, corrélativement, de renseignement. Or si Tokyo a fait des progrès remarquables en la matière ces dernières années, il est probable que ses capacités satellitaires, par exemple, lui soient plus utiles sur le plan politico-stratégique que sur les plans opératif et tactique ; deux domaines dans lesquels l’aide américaine semble a priori essentielle, au moins durant les premières années. Passer le cap du porte-avions implique donc d’entrer dans des logiques dépassant de loin le seul aspect technique de l’embarquement de F-35B sur des navires.

Séoul et le Marado

Comparativement au Japon, la Corée du Sud n’a historiquement aucune culture aéronavale embarquée – si ce n’est l’usage d’hélicoptères ASM depuis ses frégates et destroyers. La question d’un embarquement de F-35B sur le Dokdo, son premier LHD (Landing Helicopter Dock) avait été posée par des analystes au moment de son admission au service actif, en 2007 (12). Jusqu’à trois navires étaient initialement envisagés, correspondant à trois groupes navals incluant également un grand destroyer Aegis de classe Sejong Daewang (13). Mais force était de constater que, dans la pratique, Séoul réservait son nouveau bâtiment exclusivement aux opérations amphibies, en n’embarquant que des hélicoptères de transport et en ne l’utilisant pas pour des missions ASM. C’était d’autant plus le cas que le lancement de la construction du Marado, sister-ship du Dokdo, avait été retardé du fait de difficultés budgétaires, le bâtiment étant finalement lancé en mai 2018. Reste que la situation stratégique régionale a également eu une influence sur la réflexion des décideurs.

Le 25 décembre 2017 – le même jour que le Japon, donc –, l’agence sud-coréenne Yonhap annonçait ainsi que la marine sud-coréenne avait « commencé à considérer l’utilisation de F-35B […] depuis son nouveau bâtiment amphibie (14) ». Le communiqué fait état de réflexions conduites « récemment » et impliquant l’achat d’un petit nombre de F-35B. Comme le Japon, la Corée du Sud a acquis des F-35A (40), construits aux États-Unis. L’achat de F-35B pourrait également prendre du sens au regard de la menace balistique nord-coréenne, notamment sur les bases aériennes, mais poserait, comme au Japon d’ailleurs, la question de la maintenance de microflottes. Reste également à voir si les Dokdo pourraient effectivement embarquer des F-35B. S’ils sont flush-deck, permettant a priori un tel usage, leur longueur, 199 m, semble cependant faible : comparativement, le Cavour italien fait 245 m et les Canberra (Juan Carlos) australiens, près de 231 m. L’installation d’un tremplin semble donc nécessaire, d’autant plus que, comme pour les bâtiments japonais, le pont est biseauté.

Sa configuration elle-même n’est pas optimale. Là où les ascenseurs des Izumo sont placés l’un à tribord arrière et l’autre en avant du château, ceux des Dokdo sont alignés, rendant la gestion du pont plus délicate. Ils peuvent toutefois accueillir 19 t, soit plus que les 14,5 t d’un F-35B et leurs dimensions permettraient la manutention de l’appareil. Le pont a par ailleurs été renforcé avec un revêtement en uréthane de manière à pouvoir supporter la déflexion de gaz chauds, des essais avec des MV-22B attestant cette possibilité, au moins sur une partie du pont. Reste également la question, plus délicate, du hangar. La structure du Dokdo est telle que le radier se prolonge par un hangar unique, qui court sur la longueur du bâtiment, et qui sert à la fois de hangar à véhicules, de hangar aéronautique et au stockage de matériel. Cette solution offre une réelle polyvalence, en permettant d’installer des conteneurs spécialisés, par exemple. Mais elle n’est pas des plus pratiques non seulement pour l’embarquement d’appareils de combat, mais aussi – et surtout – pour leur maintenance. L’aménagement pourrait être différent sur le Marado, mais ses dimensions et sa configuration générale semblent identiques.

En tenant compte de ces différents paramètres, on peut estimer que peu d’appareils pourraient être embarqués sur des Dokdo modifiés. En théorie, une dizaine d’UH-60 peuvent l’être en temps normal, de sorte que l’embarquement de F-35B entraînerait la réduction de la flotte d’hélicoptères destinés aux missions ASM et d’hypothétiques appareils de détection aérienne avancée. À voir donc si le gain capacitaire offert par l’intégration du F-35B compenserait les modifications qui doivent être apportées aux bâtiments pour permettre de les opérer. Comme dans le cas japonais, la question de la fonction précise d’une telle évolution reste également posée. Avec peu d’appareils pouvant potentiellement être engagés et un déficit de couverture en matière de détection aérienne avancée, les « porte-avions » sud-coréens devraient être engagés à proximité des côtes, sous la couverture fournie par les Wedgetail, mais aussi les chasseurs de la force aérienne ; ce qui pourrait se concevoir en appui d’opérations amphibies par exemple (15). Une autre hypothèse est de considérer que la Corée du Sud se forgerait, avec un ou deux Dokdo modifiés, une première expérience aéronavale, dans l’attente de la construction de bâtiments plus adaptés. La logique serait ainsi celle d’une « aéronavale virtuelle », semblable à l’expérience chinoise du Liaoning, mais moins ambitieuse. À la différence que la Chine avait un plan clair quant au développement de son aéronavale, là où Séoul semble se limiter à la possibilité de conversion d’un ou deux navires…

Des porte-avions, pourquoi maintenant ?

Le cas sud-coréen permet ainsi de s’interroger sur les rationalités à l’œuvre derrière les annonces faites en décembre 2017. Il faut sans doute y trouver une rationalité mimétique découlant d’un dilemme de la sécurité. Séoul se positionnerait ainsi au regard de la Chine, mais aussi du Japon, avec lequel persiste un différend sur les îles… Dokdo. Mais sous le vernis politique, la question de la crédibilité capacitaire ne manque pas de se poser. Et si l’on a peu de mal à concevoir la montée en puissance de l’aéronavale japonaise, on peut en avoir plus concernant une aéronavale embarquée sud-coréenne, alors que d’autres priorités en matière d’investissements sont clairement affichées en Corée du Sud. Aussi peut-on également poser comme hypothèse que ces déclarations, en particulier à Séoul, ont une fonction politique intérieure, à l’égard des populations comme des forces, mais aussi, en élargissant à l’international, à l’égard d’un allié américain devenant de plus en plus imprévisible. Le message sous-jacent serait celui d’une plus grande prise en main de sa sécurité par Séoul ; un type de raisonnement qui pourrait également avoir été tenu au Japon.

D’autre part, en indiquant clairement que de telles capacités reposeraient sur le F-35B, les deux États donnent également des gages à Washington, certes du point de vue industriel – les appareils doivent être achetés –, mais également des points de vue militaire et politique. Les deux marines travaillent de manière étroite avec l’US Navy comme avec les Marines, ce qui facilitera sans doute l’accès aux savoir-faire, mais aussi l’interopérabilité. In fine, cette fois du point de vue de Washington, ces annonces montreraient que la pression mise sur les alliés pour qu’ils soient plus actifs dans leur défense porte ses fruits. Il n’en demeure pas moins que ces annonces sont aussi la confirmation du rôle sociopolitique des capacités aéronavales. D’une part, en tant qu’objet de fierté nationale. D’autre part, parce que ces bâtiments sont toujours considérés comme des navires de premier rang et qu’ils représentent une capacité prestigieuse pour des marines, au-delà des limites techniquement imposées par le design des avions…

Notes

(1) Short Take-Off But Arrested Recovery.

(2) Voir Alexandre Sheldon-Duplaix, « La stratégie navale chinoise », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 50, octobre-novembre 2016 ; « Les dessous de la livraison à la Chine de l’ex-Varyag », Défense & Sécurité Internationale, no 113, avril 2015 et « Où en est le programme de porte-avions chinois ? », Défense & Sécurité Internationale, no 101, mars 2014.

(3) L’appareil est dérivé du T-10K, un des précurseurs du Su-33
russe, et intègre une avionique développée pour le J-11.

(4) Maximum Take-Off Weight.

(5) Au même titre d’ailleurs qu’il l’avait été pour l’URSS lorsqu’elle a lancé son programme de construction de porte-avions.

(6) Y compris deux bâtiments de la classe Xu Xiake. Conçus comme des paquebots, ils embarquent un supermarché et des espaces de divertissement. Initialement destinés aux équipes de construction des bâtiments, ils pourraient accompagner les groupes aéronavals ou encore servir de navires de transport de troupes.

(7) Du nom du secrétaire à la marine américain qui a mis en avant la doctrine de l’escalade horizontale. Cette dernière envisageait la conduite d’opérations amphibies le long des côtes soviétiques, et notamment à proximité de Vladivostok.

(8) Joseph Henrotin, « Classe Izumo : le grand saut japonais vers le porte-aéronefs ? », Défense & Sécurité Internationale, no 97, novembre 2013.

(9) « Potential defense shift may see Japan arm helicopter carriers with F-35B stealth jets », Japan Times, 25 décembre 2017.

(10) Franz-Stefan Gady, « Study : Japan’s Largest Warship can Support F-35B », The Diplomat, 2 mai 2018.

(11) Anecdotiquement, le maquettiste Hasegawa mettait sur le marché un Kaga au 1/700 dont le pont pouvait être doté de deux F-35B. Tamya proposait quant à lui un « DDV-192 Ibuki » à la même échelle, doté d’un tremplin et de 10 F-35B. Le porte-avions de fiction renvoie au manga Kubo Ibuki (« porte-avions Ibuki ») de Kawaguchi Kaiji publié pour la première fois en décembre 2014.

(12) Jean-Louis Promé, « L’Asie accède au porte-aéronefs », Défense & Sécurité Internationale, no 17, juillet 2006.

(13) Joseph Henrotin, « Corée du Sud. Une puissance maritime en devenir ? », Défense & Sécurité Internationale, no 48, mai 2009.

(14) « S. Korea’s military mulls operating F-35B stealth aircraft aboard new amphibious assault ship », Yonhap, 25 décembre 2017.

(15) Encore que l’embarquement d’hélicoptères de combat semble a priori plus pertinent. Pour l’heure, il ne semble pas que des AH-1 sud-coréens aient déjà été embarqués sur le Dokdo.

Légende de la photo en première page : Le Liaoning chinois au cours d’une de ses premières sorties à la mer. (© Xinhua)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°62, « Opérations navales : mutations dans l’équilibre des puissances », juin-juillet 2018.
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