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Trafic de drogue : enjeux et évolutions d’un phénomène globalisé

Alors que les drogues se consomment de plus en plus dans le monde et que le phénomène se diffuse vers de nouvelles régions du globe, les tendances du trafic de drogue en 2019 ne sont pas particulièrement réjouissantes.

Le trafic et la consommation des drogues illicites est un phénomène qui émerge dans les années 1960 avec le développement de classes moyennes consuméristes et ludiques dans les régions les plus riches du monde. Cette demande non médicale de produits psychotropes a permis l’émergence de marchés illicites extrêmement rentables et a rapidement enrichi les trafiquants. Considérés comme les plus rentables des économies criminelles, les marchés illicites des drogues posent des enjeux fondamentaux en matière de sécurité comme de santé publique.

Le cannabis : fin de la dichotomie Nord/Sud

Avec 188 millions de consommateurs dans le monde en 2018 (1), le cannabis est, de loin, la drogue la plus consommée au monde, et sa consommation continue de croître. L’Amérique du Nord est le principal marché du cannabis. La traditionnelle distinction entre les zones de production en Amérique latine et celles de consommation dans le Nord du continent a volé en éclat depuis l’émergence de la production illégale de cannabis aux États-Unis, dans les années 1980, jusqu’à la légalisation médicale et récréative dans de nombreux États d’Amérique du Nord après 2012. Aux États-Unis, plus de la moitié des États ont légalisé la production, la distribution et la consommation du cannabis pour des raisons médicales et huit d’entre eux pour un usage récréatif (2). Le Canada, de son côté, a légalisé cette substance en 2018. Les États ayant légalisé le cannabis gagnent donc progressivement des parts de marchés, contribuant ainsi à une polarisation des flux et transformant durablement la géopolitique du cannabis en Amérique du Nord. Ainsi la Californie, cinquième puissance économique mondiale, peut aujourd’hui assurer une production de cannabis pouvant répondre à sa propre demande et à celle d’États voisins.

Si la production reste majoritairement illicite en Amérique du Nord, l’émergence d’une production légale diminue significativement les parts de marché détenues par les groupes criminels. Privées d’une partie croissante de leurs rentes, ces organisations se réorganisent autour de la production d’autres drogues, comme la méthamphétamine ou les opioïdes de synthèse. Elles détournent aussi la production légale au profit de marchés où cette substance reste prohibée et tentent parfois d’infiltrer l’économie légale du cannabis afin de blanchir l’argent des trafics illicites.

En Amérique latine, les cannabis colombien et mexicain ont longtemps été considérés comme les meilleurs du monde. Le renforcement des contrôles et les changements législatifs incitèrent les groupes criminels à se tourner vers le trafic bien plus rentable de la cocaïne. Au long de la dernière décennie, la production latino-américaine de cannabis s’est concentrée au Paraguay, devenu le premier producteur mondial de cannabis illégal depuis 2016. Les groupes criminels régionaux, et principalement brésiliens comme le Primer Comando Capital (PCC), jouent désormais un rôle majeur dans l’acheminement de la drogue dans cette région.

La fin de la dichotomie Nord/Sud se confirme aussi en Europe, dont l’approvisionnement principal provient désormais d’Europe même, et moins du rif marocain, plus marginalement encore de la plaine de la Bekaa, au Liban. Le cannabis européen est apparu de manière significative dans les années 1990 aux Pays-Bas, produisant sous serre des variétés bien plus puissantes que celles habituellement consommées. Cette herbe de cannabis néerlandaise s’exportait uniquement vers quelques pays voisins comme la Belgique et le Royaume-Uni jusqu’aux années 2000 (3). Puis, elle s’est diffusée dans toute l’Europe. Aujourd’hui, l’Espagne et l’Albanie sont devenues les principales sources de production d’herbe européenne, alors que le cannabis néerlandais tend désormais à décliner. En Espagne, la dépénalisation du cannabis a entraîné une forte hausse des productions illégales, destinées à une vente massive, notamment à la frontière française.

Mais c’est en Albanie que se concentre désormais la plus grande partie de la production de cannabis européen. Face à cette évolution, les trafiquants de résine produite au Maroc ont dû professionnaliser leurs moyens de production et opter pour des variétés plus puissantes (4). La résine marocaine reste très présente en Europe selon l’EMCDDA (5) et les trafiquants, privés d’une partie de leurs débouchés sur le Vieux Continent, diversifient les marchés vers le Maghreb et le Moyen-Orient.

Dans le reste du monde, la production illégale de cannabis s’observe dans plus de 170 pays (6). Ce sont des marchés essentiellement locaux. Il n’existe que très peu d’exportation vers des pays très éloignés des zones de production.

La cocaïne : un marché en forte progression

La production illicite de cocaïne se constate dans seulement trois pays : la Colombie, le Pérou et la Bolivie. Apparue dans les années 1960, cette production ne cesse d’augmenter : en 2017, la fabrication illicite de cocaïne a atteint son niveau le plus haut jamais enregistré (1976 tonnes), provenant principalement de Colombie (7).

Le changement de méthode dans le calcul estimatif de la production de cocaïne de l’UNODC explique en partie la forte augmentation observée depuis 2016. Les estimations onusiennes de la production de cocaïne rattraperaient donc davantage la réalité, ce qui suggère que la production de cocaïne a été sous-estimée pendant des années (8). Cette sous-estimation s’explique pour partie par la prise en compte tardive de la professionnalisation des producteurs de cocaïne qui sont parvenus à développer de nouvelles variétés de coca plus résistantes aux pesticides et fournissant un meilleur rendement. Les accords de paix entre l’État colombien et les factions armées (AUC, FARC-EN) ont aussi joué un rôle important dans cette recrudescence de la production de cocaïne.

La superficie des plants de coca au Pérou et en Bolivie augmente depuis 2016, mais de manière plus marginale. Cette production de feuille de coca n’est pas seulement destinée à être transformée en cocaïne, car les usages traditionnels y sont encore très présents et le statut ambigu de cette plante rend difficile le contrôle de sa production. Mais certains indicateurs suggèrent que le trafic de cocaïne y reste très dynamique. Au Pérou, les résurgences du Sentier Lumineux dans les zones de production des feuilles de coca sont pointées par les autorités locales. De plus, la route du Cône sud de l’Amérique latine est devenue extrêmement dynamique, la cocaïne partant de Bolivie pour être exportée via les ports brésiliens, argentins et chiliens, souvent en transitant par le Paraguay.

Parallèlement à l’augmentation de sa production, les saisies et la consommation suggèrent que le marché mondial de la cocaïne est en forte croissance. Initialement dévolue à l’Amérique du Nord et à l’Europe occidentale, la cocaïne s’exporte désormais vers de nouveaux marchés et notamment vers l’Océanie. Ainsi 143 pays ont reporté à l’UNODC des saisies de cocaïne en 2017, alors qu’ils n’étaient que 99 en 1987 (9). Les marchés traditionnels restent cependant les plus importants, comme le suggère le doublement des saisies effectuées en Amérique du Nord et en Europe entre 2013 et 2017.

L’apparition de ces nouveaux débouchés se traduit par la diversification des routes empruntées par les contrebandiers pour exporter la cocaïne depuis l’Amérique du Sud. Si la Colombie reste le pays qui saisit le plus de drogue, le Brésil est désormais considéré comme le premier pays « de sortie » du sous-continent, depuis une petite décennie, à destination notamment de l’Afrique devenue une zone de transit depuis les années 2000. Si Santos au Brésil est aujourd’hui le port effectuant le plus de saisies maritimes de cocaïne au monde, les ports argentins et chiliens sont aussi devenus très actifs. En parallèle, l’émergence de hubs commerciaux aériens entre l’Amérique et l’Afrique crée aussi de nouvelles routes.

Pour rejoindre l’Europe, aux traditionnelles routes caraïbes (qui desservent aussi l’Amérique du Nord), se rajoute la route dénommée « Autoroute 10 », qui relie l’Amérique à l’Afrique. Cette route aérienne et maritime suit le 10e parallèle Nord, chemin le plus court entre les deux continents. Partant généralement du Vénézuéla, les pays de transit sont principalement les Guinées, le Cap Vert et le Sénégal, mais le phénomène s’est récemment diffusé plus au nord : ainsi, le Maroc a vu s’accumuler des saisies records de cocaïne depuis 2016. D’autres cargaisons rejoignent directement le Vieux Continent depuis le Suriname et la Guyane (10).

Les opioïdes : un marché où la distinction entre médical et drogue disparaît
Parmi la famille des opioïdes illégaux, l’héroïne représente le principal produit issu du pavot. Trois principales zones de production se partagent la culture du pavot à opium : l’Afghanistan, où le « Croissant d’or » est de très loin le premier producteur avec 80 % des surfaces cultivées dans le monde, puis le « Triangle d’or » avec principalement la Birmanie et de manière résiduelle le Laos et le Vietnam. Enfin l’Amérique latine, avec principalement le Mexique et plus modestement la Colombie, produisent une héroïne destinée exclusivement au marché américain. Après une tendance à la hausse depuis 2012, la culture illicite du pavot a diminué de 17 % en Afghanistan et de 11 % au Myanmar entre 2016 et 2017.

Inversement, cette culture a bondi de 21 % sur la même période au Mexique (11), une croissance qui s’explique à la fois par la forte augmentation de la consommation d’opioïdes aux États-Unis depuis une décennie, ainsi que par le report des groupes criminels mexicains vers de nouvelles drogues après la légalisation du cannabis dans certains États du Nord de l’Amérique.

Depuis l’Afghanistan, trois routes principales se développent. D’abord la « route des Balkans », qui traverse l’Iran et la Turquie pour alimenter l’Europe. Cette route majeure dispose d’une sous-route traversant le Caucase puis l’Ukraine. La « route nord » de l’héroïne transite par l’Asie centrale, pour alimenter le marché russe, et dans une moindre mesure le marché chinois. La « route sud » enfin, passe par les ports du Pakistan, l’Afghanistan étant enclavé dans les terres, et permet d’alimenter le reste du monde par la voie maritime. Outre-Atlantique, les routes de l’héroïne latino-américaine suivent approximativement les trajets similaires à ceux empruntés par la cocaïne, car elles sont exclusivement destinées au marché nord-américain.

Avec 54 millions d’usagers quotidiens d’opioïdes (12), la consommation d’héroïne était en baisse depuis les années 1990 mais tend à se réaffirmer, notamment au travers de l’utilisation croissante de médicaments analgésiques à base d’opioïdes comme l’Oxycodone et le Fentanyl en Amérique du Nord et en Océanie, ainsi que le Tramadol en Afrique et au Moyen-Orient. Les Européens voient aussi leur consommation d’opioïdes augmenter, mais de manière moins importante. Cette distribution d’opioïdes médicamenteux, issus de circuits légaux et illégaux, a explosé ces dernières années et causé plus de 100 000 morts en Amérique du Nord.

L’opioïde légal, difficile d’accès de par son prix, est remplacé par les opioïdes illégaux, mais aussi par l’héroïne. Une boîte de médicament légal d’opioïde coûte en moyenne 300 dollars aux États-Unis alors que le gramme d’héroïne se négocie autour de 25 dollars. En parallèle, l’explosion du Fentanyl, dont la puissance est huit fois supérieure à celle de l’héroïne, devient une menace sanitaire des plus problématiques. La vente de drogue sur Internet, notamment de Fentanyl, comme produit de coupe associé à d’autres drogues, augmente les risques d’overdose.

Les drogues de synthèse : de nouvelles molécules et zones de production

La consommation de drogues de synthèse est en augmentation, à l’instar des opioïdes de synthèse. Les principales drogues sont les métamphétamines, dont la consommation est devenue très préoccupante en Amérique du Nord et en Asie du Sud-Est. Les lieux de production sont les États-Unis, le Mexique, la Chine et l’Iran.

De plus, les ecstasys/MDMA, dont les principaux producteurs sont les Pays-Bas, se développent de manière préoccupante. Les groupes criminels néerlandais se sont convertis aux drogues de synthèse dans les années 2000 et sont aujourd’hui très actifs. Les enjeux environnementaux de la lutte contre les drogues de synthèse sont immenses, car la fabrication en laboratoire produit des déchets hautement toxiques et volatils, qui sont rejetés dans la nature.

Les New Psychoactive Substances (NPS) posent un réel problème car la plupart d’entre elles sont légales avant leur utilisation pour leurs effets psychotropes. Les trafiquants modifient sans cesse les formules de drogues déjà prohibées et parviennent ainsi à échapper temporairement à l’action répressive, le temps que les autorités identifient et interdisent la nouvelle substance. Ce « jeu du chat et de la souris » s’accentue au fil des ans, comme le suggère le nombre croissant de nouvelles molécules identifiées. Ce type de drogues est très fréquemment vendu par le biais d’Internet et du dark web [voir p. 66]. Ces « nouveaux lieux de vente » restent des vecteurs de trafic difficiles à contrôler malgré la fermeture de sites comme Alpha Bay.
La Chine, qui bénéficie d’une grande partie des délocalisations et sous-traitances de productions chimiques occidentales, développe une production quasi-légale de ces drogues de synthèse. Les trafiquants chinois produisent notamment des cannabinoïdes de synthèse, particulièrement dangereux, qui surfent sur l’image parfois moins nocive du cannabis naturel. Cette tendance suit de manière intéressante les évolutions du commerce extérieur chinois, du fait de l’intensification des flux commerciaux. La signature d’accords préférentiels, dans le cadre des nouvelles routes de la soie ou de la politique extérieure européenne, pourrait mener à une recomposition des logiques de distribution des drogues de synthèse.

Quelles perspectives ?

En ce qui concerne le cannabis, la dichotomie Nord-Sud s’efface au profit d’un trafic régional. Cette évolution est récente et prend racine dans l’explosion de la culture domestique du cannabis, qui a concurrencé l’offre traditionnelle de cannabis localisée dans des régions tropicales. Et cette tendance s’accentue du fait des changements législatifs plus tolérants où la substance se légitime socialement et se diffuse fortement.

Pour sa part, le marché mondial de la cocaïne est un marché en pleine croissance. Les produits qui se retrouvent sur le marché n’ont jamais été si purs et les prix aussi bas, signe d’une très forte disponibilité du produit. De plus, les débouchés se diversifient vers de nouveaux marchés, indiquant la capacité mondiale de distribution de cette drogue.

En ce qui concerne les opioïdes, l’explosion des médicaments analgésiques éclaire sur la disparition de la différence entre consommation légale et illégale. Ces produits fortement létaux tuent des dizaines de milliers de personnes et représentent un risque majeur pour les consommateurs.

Enfin, les drogues de synthèse continuent à se développer, faisant apparaître de nouvelles zones de production qui alimentent le marché mondial, et de nouveaux acteurs de distribution des drogues illicites sur Internet participent à complexifier le problème.

Si l’approche équilibrée entre réduction de la demande (qui passe par la prise en compte des toxicomanes comme des malades et non pas comme des délinquants) et la réduction de l’offre (qui passe par la coopération internationale des services répressifs) était clairement énoncée lors de la Session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies consacrée au problème mondial de la drogue (SEAGNU) en 2016, il est évident qu’aucune diminution du problème n’est observable en 2019.

Notes

(1) UNODC, « World Drug Report 2019 ».

(2) N. Lalam et al., « CannaLex : une analyse comparée des expériences de régulation du cannabis (Colorado, État de Washington, Uruguay), INHESJ/OFDT, 2017.

(3) D. Weinberger et al., « Illegal cannabis cultivation in Europe : new developments », Echogeo, 2019.

(4) K. Afsahi, P.A. Chouvy, « Le haschich marocain, du kif aux hybrides », Drogues, enjeux internationaux, OFDT, 2015.

(5) EMCDDA, « Rapport européen sur les drogues 2018 : tendances et évolutions », 2018.

(6) UNODC, « World Drug Report 2019 », mai 2019.

(7) Ibid.

(8) Cette méthode vivement critiquée par les chercheurs et experts a été modifiée au moment de la fin de l’épandage aérien en Colombie.

(9) UNODC, « World Drug Report 2019 », mai 2019.

(10) M. Gandilhon, D. Weinberger, « Les Antilles françaises et la Guyane : sur les routes du trafic international de cocaïne », Drogues, enjeux internationaux, OFDT, 2016.

(11) UNODC, « World Drug Report 2019 », mai 2019.

(12) Ibid.

Légende de la photo en première page : Alors que 64 000 Américains ont fait une overdose d’opioïdes en 2016, ce problème est considéré comme « une urgence de santé publique » par le président Donald Trump. Près de 11 millions d’Américains souffriraient actuellement d’une dépendance à ces molécules, telles que le Fentanyl. Si les laboratoires pharmaceutiques producteurs de médicaments opioïdes forts ont été condamnés pour publicité mensongère, d’autres ont mis à profit la situation. Les cartels mexicains ont ainsi relancé et repris à leur compte le marché de l’héroïne de rue, tandis que les laboratoires clandestins chinois développent leur production d’opioïdes de synthèse. (© Shutterstock/Tim Gray)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°52, « Géopolitique mondiale de la criminalité : mafias, narcotrafiquants, hackers », Août-Septembre 2019.
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