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L’avenir des Forces aériennes suisses

Avec plus d’un siècle d’existence, les Forces aériennes suisses comptent parmi les plus anciennes et les mieux entraînées d’Europe. Depuis quelques années, elles peinent toutefois à renouveler leurs moyens vieillissants. Au cœur d’une Europe soumise à de nouvelles menaces tant internes qu’externes, le maintien des capacités de lutte dans la troisième dimension apparaît pourtant essentiel à la préservation de la neutralité helvétique et à la sécurisation du pays au cours du demi-siècle à venir.

Les Forces aériennes suisses, une armée de l’air centenaire

Aux premières heures de l’aviation, le relief et le climat suisses ne sont guère propices à l’évolution des avions, particulièrement légers et fragiles. Pourtant, le premier vol militaire suisse intervient en septembre 1911 et un Groupe d’aviation est créé dès 1914, puis renommé Troupe d’aviation en 1925. À partir de 1936, les Troupes d’aviation et de défense contre avions s’engagent dans un profond réarmement en vue du conflit à venir en Europe. Pour la Suisse, l’enjeu est avant tout dissuasif : résister à une éventuelle tentative d’invasion et faire respecter la neutralité de son espace aérien. Du 10 mai au 20 juin 1940, plusieurs échanges de tirs ont d’ailleurs lieu entre les Troupes d’aviation et la Luftwaffe, une douzaine d’avions allemands étant perdus, contre deux chasseurs suisses.

Au cours de la guerre froide, les Troupes d’aviation conservent la même attitude dissuasive, le petit pays risquant de se retrouver sous le feu croisé, tant conventionnel que nucléaire, en cas de nouveau conflit mondial. L’armée suisse se dote alors de chasseurs à réaction en 1946, d’hélicoptères dès 1952, et entreprend de modifier en profondeur ses infrastructures : abris creusés à flanc de montagne, centres d’engagement souterrains, autoroutes conçues comme pistes de dégagement, etc. Enfin, après l’abandon des programmes de chasseurs nationaux dans les années 1950, l’industrie aéronautique locale se spécialise dans l’assemblage sous licence et dans la fabrication de pièces détachées pour le Maintien en Condition Opérationnelle (MCO) des appareils achetés à l’étranger.

En 1996, les Troupes d’aviation sont devenues les Forces aériennes suisses et accueillent leur premier F/A‑18C Hornet pour compléter les F‑5 Tiger II et remplacer les Hunter et Mirage III vieillissants. En 2011, la Confédération choisit d’acheter 22 chasseurs Saab Gripen E pour remplacer les Tiger II à bout de potentiel et renouer avec les capacités d’appui-­feu et de reconnaissance. Mais l’achat tourne au fiasco. Très vite, il apparaît que le choix du Gripen a été dicté par des considérations diplomatiques et économiques, en opposition avec les aspirations des Forces aériennes, qui préféraient le Rafale. En 2014, un référendum impose l’annulation du contrat. Sans remplacement rapide du Tiger II, c’est alors toute la conduite des opérations aériennes en Suisse qui est mise à mal.

Structure et missions des Forces aériennes

Les Forces aériennes opèrent sous les ordres du Département fédéral de la Défense, de la Protection de la Population et des Sports (DDPS), équivalent du ministère des Armées, et ont elles-­mêmes la responsabilité des engagements militaires dans l’espace aérien suisse. Elles opèrent pour cela en coordination avec la Centrale d’engagement militaire intégrée à Skyguide, le contrôle aérien unifié de la Confédération helvétique, tandis que les fonctions de soutien sont confiées à des unités interarmes.
La Centrale des opérations des Forces aériennes réunit les cinq commandements de bases aériennes. Ces bases et trois autres détachements sont dispersés sur tout le territoire et disposent de leurs propres éléments tactiques et opératifs, leur permettant d’agir en autonomie, à la manière d’un porte-­avions, si la situation l’exige. L’important maillage de ce réseau de bases s’explique par une volonté de résilience face aux mauvaises conditions de visibilité qui peuvent frapper simultanément une grande partie du pays, mais aussi par la structure même de l’armée suisse qui reste encore aujourd’hui une armée de milice territoriale.

Traditionnellement, le principe de l’armée de milice, propre à la Suisse, repose sur le fait que les hommes soumis à la conscription (et les femmes, sur la base du volontariat) deviennent des citoyens-­soldats qui retrouvent un environnement militaire pour quelques semaines chaque année, jusqu’à leurs 35 ans. Depuis 2001, les Forces aériennes ne forment cependant plus de pilotes destinés à intégrer la milice. Les pilotes miliciens sont aujourd’hui le plus souvent d’anciens pilotes militaires de carrière qui ont rejoint la vie civile et participent ponctuellement à des manœuvres militaires, à l’instar des réservistes dans nombre de pays. Certains appareils comme le F/A‑18 restent toutefois réservés aux seuls pilotes d’active, leur maîtrise imposant une pratique régulière à leurs commandes. En raison de sa neutralité, la Suisse prend particulièrement au sérieux les questions de défense et l’implication des citoyens dans la sécurité collective. Située hors de toute alliance, et devant assurer sa neutralité par la menace des armes si nécessaire, elle dispose d’un outil militaire relativement impressionnant compte tenu de ses ressources.

Aujourd’hui, les Forces aériennes sont organisées et formatées pour remplir trois missions principales : la protection de l’espace aérien, le transport aérien et l’acquisition de renseignement. La Suisse étant traversée par trois couloirs aériens majeurs, la police du ciel est la première tâche confiée aux chasseurs helvétiques, en coordination avec les forces aériennes des pays limitrophes qui bénéficient de dérogations pour réaliser des interceptions au-­dessus de son territoire. Ponctuellement, des moyens au sol et dans les airs peuvent être mobilisés pour assurer la protection d’un sommet international ou d’un événement important. En cas de conflit ouvert ou de crise majeure, l’ensemble des moyens sol-air et air-air des Forces aériennes suisses peuvent être mobilisés sur des périodes de quelques semaines dans des missions de défense aérienne active.Pour la Défense Contre Avions (DCA), les Forces aériennes mettent uniquement en œuvre des moyens de défense à courte portée aux capacités réduites : canons de 35 mm, missiles portables Stinger et système Rapier. Le gros des moyens d’intervention se situe donc dans les airs, où peuvent intervenir les chasseurs F/A‑18 Hornet et les F‑5 Tiger II. Modernisés à la fin des années 2000, les 30 Hornet suisses sont équipés de missiles AMRAAM et AIM‑9X Sidewinder, d’un viseur de casque et de liaisons de données. Ils ne disposent cependant d’aucune capacité air-sol, excepté leur canon de 20 mm. Si les Hornet restent relativement récents, leur utilisation exclusive en tant que chasseurs-­intercepteurs fait peser de très lourdes contraintes sur les cellules qui s’usent très vite. Les Forces aériennes étudient donc la possibilité de porter leur limite de 5 000 heures de vol à près de 6 000 heures pour leur permettre d’opérer jusqu’en 2030 au lieu de 2025. La situation est d’autant plus urgente que la permanence opérationnelle, aujourd’hui assurée uniquement aux horaires de bureau, doit devenir véritablement permanente, de jour comme de nuit, à compter de 2021. Pour épauler les Hornet, les Forces aériennes mettent en œuvre des chasseurs légers F­5 Tiger II. Considérés comme obsolètes, leur nombre étant récemment passé de 53 appareils à 36, leur utilisation au-delà de 2025 est aujourd’hui plus qu’incertaine.

La seconde mission des Forces aériennes consiste à assurer le transport aérien au profit de l’ensemble des forces armées du pays. Elles mettent en œuvre pour cela, entre autres, 22 hélicoptères lourds Super Puma et Cougar, 20 hélicoptères légers H135M et une quinzaine de vénérables mais robustes PC‑6 Turbo-­Porter. Les missions des escadres de transport aérien comportent le transport de troupes et de fret, la mise en œuvre des éclaireurs-parachutistes, la recherche et le sauvetage, la lutte contre les incendies et les interventions en cas de catastrophes naturelles. Les compétences des aviateurs suisses en matière d’intervention humanitaire ne sont d’ailleurs plus à démontrer, les Super Puma ayant notamment été engagés au Kosovo en 1999 et à Sumatra début 2005.

Certains Super Puma, équipés de boules FLIR, participent également à la troisième mission principale des forces aériennes : le renseignement. Pour cette tâche, les forces aériennes utilisent depuis la fin des années 1990 une quinzaine de drones ADS‑95, des engins légers d’une autonomie de 4 heures en cours de remplacement par six ADS‑15, désignation locale du Hermes 900, un drone MALE produit par Elbit Systems. En temps de paix, les moyens de renseignement des forces aériennes suisses sont régulièrement utilisés en soutien des opérations de police ou du corps des gardes-frontières.

Air2030 : moderniser les Forces aériennes suisses

Si l’organisation actuelle des Forces aériennes permet de répondre aux besoins opérationnels en temps de paix, le retrait non compensé des Tiger II réduit progressivement la marge de manœuvre de l’armée suisse en cas de crise prolongée. Et si la Suisse assure sa neutralité sur le plan diplomatique, elle a parfaitement conscience qu’elle se trouve indirectement exposée aux nouvelles menaces auxquelles ses voisins sont confrontés depuis quelques années : terrorisme, cyberattaques, menace balistique, mais aussi retour progressif de la menace russe.

À l’heure où les chasseurs et les systèmes de DCA des Forces aériennes arrivent à bout de souffle, il était donc essentiel pour le DDPS de penser non seulement à leur renouvellement, mais aussi à la mise en œuvre de nouvelles capacités militaires pour faire face à l’évolution des menaces sur le continent. Ainsi est né le programme Air2030 destiné à moderniser à la fois la chasse et la DCA. Dernièrement, le choix a été fait d’améliorer considérablement les performances de la DCA suisse en la dotant de systèmes de Défense Sol-Air (DSA) à longue portée, à la fois pour la protection de sites sensibles et pour le déni d’accès aérien. Le relief suisse interdisant une couverture totale par des systèmes au sol, ces nouveaux systèmes DSA seraient complétés par un nouveau type de chasseur qui viendrait remplacer les Tiger et les Hornet.

Pour les Forces aériennes, ce serait alors l’occasion de retrouver des capacités de frappe au sol et de reconnaissance tactique. Sur le plan opérationnel, l’acquisition de nouveaux appareils de combat souligne ainsi les enjeux de demain pour les Forces aériennes. Au-delà des qualités intrinsèques de l’appareil, le choix devra prendre en compte les possibilités d’entraînement et de coopération offertes par le pays vendeur, l’indépendance opérationnelle et logistique dans le cadre du MCO des avions, mais aussi l’implication de la base industrielle et technologique nationale dans l’entretien de l’appareil, notamment à travers des offsets directs et indirects. Autant de points qui handicapent techniquement les concurrents américains, mais qui confèrent aussi à cet achat un caractère éminemment politique, surtout après le rejet par référendum du Gripen en 2014.

Le spectre de ce référendum entraîne d’ailleurs son lot de complications dans le programme Air2030. D’une part, afin de légitimer l’achat de nouveaux avions de combat et de l’inscrire dans le processus démocratique national, le DDPS devrait opter pour un arrêté de planification, potentiellement soumis à référendum. Une position qui tiendrait également lieu de compromis politique entre les tenants d’une procédure d’acquisition sans référendum, les partis qui valident le principe d’arrêté de planification, mais en demandant une enveloppe budgétaire plus importante et ceux qui, à l’inverse, envisagent de la réduire drastiquement. En laissant la possibilité au peuple d’avoir le dernier mot, on évite ainsi de nombreuses tergiversations politiques sur le fond et la forme de l’acquisition. En l’état actuel, le Conseil fédéral garderait le concept d’arrêté de planification pour les seuls avions de combat, les systèmes sol-air étant sanctuarisés par une procédure d’achat standard. Dans tous les cas, si référendum il devait y avoir, il porterait sur le principe de l’acquisition et aurait lieu à l’automne 2020, avant l’annonce des vainqueurs des compétitions. D’autre part, le fait de laisser au peuple la possibilité de s’exprimer, et donc de rejeter le renouvellement des capacités aériennes, impose des contraintes sur les formats. Ainsi, l’option la plus crédible sur le plan opérationnel, prévoyant l’achat de 55 à 70 avions de combat en plus des systèmes de défense à longue portée, nécessite un budget de 15 à 18 milliards de francs suisses, et est donc bien trop susceptible d’être rejetée par référendum. À l’inverse, l’option la moins chère, qui prévoyait le remplacement des Tiger, aurait imposé une nouvelle procédure d’achat au début des années 2020, avec un nouveau risque de rejet populaire.

En tout état de cause, il semble donc que le système de DSA bénéficiera d’un budget de 2 milliards de francs suisses (1,8 milliard d’euros). Le renouvellement des avions de combat aura droit à une enveloppe de 6 milliards (5,4 milliards d’euros), ce qui devrait permettre l’acquisition d’une trentaine d’appareils polyvalents avec leurs équipements associés. Les Forces aériennes promettent de réaliser une évaluation objective des différents concurrents. Néanmoins, comme en 2011, le choix final sera pris à l’échelon politique, après l’éventuel référendum. De quoi permettre aux impératifs diplomatiques de contrecarrer une nouvelle fois le choix des Forces aériennes, mais sans possibilité de contestation populaire. Reste à voir si le pouvoir alors en place acceptera de prendre à nouveau le risque de voir sa décision remise en cause publiquement par les cadres des Forces aériennes. Dans tous les cas, si le contexte diplomatique était amené à jouer un rôle dans le choix des équipements, il est pour l’heure impossible de prévoir de quel côté pencherait la balance, la diplomatie suisse oscillant régulièrement entre bras de fer et accords à l’amiable, que ce soit avec l’Union européenne ou avec les États‑Unis.

Pour la modernisation de la DCA, deux candidats s’opposent. L’américain Raytheon présente son Patriot avec le missile PAC‑3 MSE. Déjà sélectionné par une demi-­douzaine de pays, ce système est à la fois robuste et éprouvé, mais impose une logistique assez lourde. Face à lui, le consortium franco-italien Eurosam propose le système SAMP avec le missile Aster 30 Block 1NT, annoncé comme plus maniable et plus précis que le PAC‑3 américain. De conception plus moderne, facile à déployer, le système SAMP présente, comme le PAC‑3 MSE, des capacités antimissiles balistiques basiques, mais appréciables. Les radars des deux systèmes seront testés en Suisse entre août et septembre 2019, mais, comme pour la composante chasse, le choix du système ne sera pas annoncé avant la fin de 2020, pour une acquisition en 2022 et une livraison après 2025.

Sur le segment des avions de combat, les cartes ont été considérablement redistribuées au mois de juin lorsque Armasuisse, l’équivalent local de la DGA, annonçait l’élimination de Saab, alors dans l’incapacité de présenter une configuration opérationnelle de son Gripen E/F. À l’heure actuelle, c’est donc le Rafale qui semble prendre la tête de la compétition. À bien des égards, la procédure actuelle est encore plus avantageuse pour le Rafale que celle de 2011, puisqu’elle ne fixe plus un nombre précis d’avions, ce qui avantageait l’offre la moins chère sans prendre en compte la disponibilité opérationnelle éventuellement supérieure d’autres concurrents, en l’occurrence le Rafale. Si l’on prend en compte les liens forts entre Dassault Aviation et le Suisse RUAG d’une part, et la récente acquisition de Pilatus PC‑21 par l’armée de l’Air d’autre part, la situation est plus favorable que jamais pour le Rafale.

Face à lui, l’Eurofighter Typhoon peine à séduire. L’avion européen, en manque de crédits de développement, n’a remporté aucune compétition technique jusqu’à présent. Le F‑35 pourrait peut-être charmer les aviateurs suisses par ses systèmes de communication et sa conscience situationnelle de premier ordre, mais cette dernière ne peut être exploitée pleinement sans données en provenance d’AWACS et d’autres vecteurs déployés à longue distance, des systèmes dont la Suisse n’a aucun besoin. Ainsi, pour le Rafale, c’est sans doute le Super Hornet de Boeing qui représente la plus grande menace. Absent de la précédente compétition, il est en mesure de réutiliser une partie des équipements de maintenance et la totalité des armements du Hornet. Mais, surtout, il est vendu moins cher que le Rafale, et pourrait alors devenir la solution low cost de repli à la suite du retrait du Gripen. Reste encore, pour Boeing, à convaincre les pilotes suisses, ce qui est loin d’être gagné tant les capacités dynamiques de l’appareil sont en retrait, même face au Hornet de base.

Quel que soit l’avion sélectionné, si le budget reste fixé à 6 milliards de francs suisses, il sera difficile pour les avionneurs de proposer beaucoup plus qu’une quarantaine d’appareils, probablement moins. De quoi remplacer avantageusement les Hornet, mais sans compenser vraiment le retrait des Tiger II. Étant donné l’évolution des menaces à venir, même en comptant la présence bienvenue des nouveaux systèmes DSA, des Forces aériennes disposant de moins de 50 avions de combat auront d’énormes difficultés à assurer la protection active de l’espace aérien suisse, et donc sa neutralité effective, au-delà d’une période de deux ou trois semaines.

Légende de la photo en première page : Démonstration de vol à basse altitude d’un Hornet suisse au cours d’Axalp 2018. (© Fasttailwind/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°143, « Guerre de l’électronique : la Russie en pointe », septembre-octobre 2019.
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