Pour les grandes puissances présentes dans la zone — États-Unis, Japon, Inde, Australie, France —, l’Asie « indo-pacifique » est avant tout un espace en proie à une insécurité maritime et une instabilité grandissantes, principalement en raison des rivalités stratégiques et notamment de la posture chinoise perçue comme agressive. De fait, les solutions apportées relèvent pour l’instant essentiellement du domaine militaire.
À la confluence de deux océans qu’il a pour mission de relier, l’Indo-Pacifique s’impose comme une géographie maritime structurée autour de flux, de détroits, de ports et de corridors. Défini comme un espace ouvert et libre, il résulte de la projection stratégique de grandes puissances maritimes : les États-Unis, le Japon, l’Inde, l’Australie, la France. Si celles-ci se sont appropriées cette nouvelle vision transrégionale de l’Asie, en mettant en avant sa maritimité et leurs ambitions d’y défendre la liberté de navigation, leur usage et leur compréhension du concept d’Indo-Pacifique divergent.
Pour autant, leur approche témoigne d’une conception géopolitique de la sécurité maritime en ce qu’elle s’appuie sur la géographie, c’est-à-dire en l’espèce, la prédominance de l’élément océanique pour définir des choix politico-militaires communs. La mise en avant du maritime dans les relations internationales indo-pacifiques contraint notamment ces États à donner une résonance stratégique nouvelle à des concepts généralement relégués à des usages techniques comme la connaissance du domaine maritime (Maritime Domain Awareness, MDA) en raison de l’impératif accru de connectivité et de sécurisation des flux maritimes par essence vulnérables étant donné l’immensité de l’espace océanique considéré.
Un environnement marqué par l’insécurité maritime
Dans la définition la plus courante de l’Indo-Pacifique, l’accent sur la sécurité prédomine sur les questions d’économie qui avaient prévalu à la constitution et à l’usage de la notion d’Asie-Pacifique depuis 1989 avec la création de l’APEC (Coopération économique Asie-Pacifique). Celle-ci avait imposé la vision d’un Pacifique américain cherchant à s’agréger à l’Asie.
Désormais, l’indo-pacificité et le spectre géographique qu’elle sous-tend reposent sur la perception d’une interdépendance maritime croissante en raison de l’importance des lignes de communications maritimes reliant l’océan Indien au reste du monde. Un grand nombre de routes maritimes critiques (Sealanes of communications, SLOC) traversent ce vaste espace océanique : le détroit d’Ormuz et le golfe d’Aden permettent de relier l’Europe et le Moyen-Orient à l’océan Indien, tandis que le détroit de Malacca et celui de la Sonde assurent la jonction entre l’océan Indien et le Pacifique. L’ampleur de la réponse internationale qu’il a fallu apporter pour réduire la menace représentée par la piraterie somalienne à partir des années 2008 a jeté un éclairage inquiétant sur l’existence d’autres sources d’insécurité maritime affectant les eaux de la région. Les efforts conjugués de trois opérations navales de l’OTAN, de l’Union européenne et des États-Unis, la participation à titre national de la Chine et de la Russie, ont été nécessaires pour réduire la piraterie dans l’océan Indien de 2008 à 2016.
Encore aujourd’hui, l’Union européenne maintient dans la zone une mission de présence navale, l’opération « Atalante », et des programmes de renforcement des capacités maritimes littorales. Au-delà de la piraterie, l’objectif régional est désormais de lutter contre le développement d’activités criminelles d’ampleur liées à la montée des trafics d’armes, de drogue et de personnes ainsi que le développement de la pêche illicite, non déclarée et non règlementée et de réduire leur impact environnemental.
À ces menaces de sécurité non traditionnelles se superposent les tensions sur les frontières maritimes entre la Chine et certains pays de l’ASEAN en mer de Chine du Sud (1) mais également en mer de Chine de l’Est, où Pékin dispute les îles Senkaku au Japon. Il s’y ajoute la rivalité stratégique montante entre l’Inde puissance tutélaire de l’océan Indien et la Chine qui y déploie sa marine, notamment depuis son installation à Djibouti en 2017.
Cette compétition de puissances englobe également les États-Unis, dont la marine se heurte de plus en plus à l’expansionnisme maritime et aux stratégies anti-accès des forces aéromaritimes de l’Armée Populaire de Libération (APL). Par ailleurs, le Japon, l’Inde et les États-Unis, auxquels s’est jointe l’Australie, se sentent menacés par la mise en œuvre de la route de la soie chinoise (Belt and Road Initiative, BRI), dont la dimension maritime comporte la modernisation d’un grand nombre d’infrastructures portuaires sur l’espace littoral de l’océan Indien, incluant le sous-continent indien, certains ports d’Afrique de l’Est et jusqu’à l’Océanie (2).
Un concept qui permet de maximiser les ambitions navales des principales puissances régionales
Pour les États-Unis, le concept d’Indo-Pacifique était préexistant dans la logique de pivot ou « rebalancing » vers l’Asie de l’administration Obama. Si ce mouvement comportait des mesures économiques, politiques et stratégiques, sa composante navale s’est vite imposée. C’est ainsi que dès 2010, Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, avait pu dire que la sécurité des lignes de communications maritimes du bassin indo-pacifique nécessitait le renforcement de la coopération de sécurité maritime entre l’Australie, Singapour, l’Indonésie et l’Inde (3). Depuis, la doctrine navale américaine a été adaptée dans le but de disposer de forces de projection dans l’océan Indien et de contrer de façon crédible l’expansion chinoise vers le Pacifique ouest. De fait, le concept d’Indo-Pacifique a donné aux États-Unis le moyen de rationaliser un alignement militaire contre la Chine en accroissant sa présence navale dans la région et en renforçant ses liens avec les principales puissances maritimes. L’approche japonaise peut également se lire comme un moyen de contrebalancer la menace maritime chinoise en lui opposant la vision d’un espace indo-pacifique « libre et ouvert ». Le développement d’une relation stratégique forte de Tokyo avec l’Inde a constitué un tournant qui a permis de consolider le concept d’Indo-Pacifique en y incluant la puissance océanique éponyme. Pour sa part, l’Australie a vu dans l’adoption dès 2013 du concept d’« Indo-Pacific » dans son Livre blanc sur la défense, la reconnaissance de sa posture d’île-continent au carrefour de deux océans. Elle y a aussi trouvé l’opportunité d’élargir ses relations de sécurité trop exclusives avec les États-Unis en y intégrant l’Inde. Tout en mettant en avant la priorité accordée par Canberra à la préservation de la sécurité des SLOC, ce rapprochement permettait de rééquilibrer la menace représentée par l’expansion maritime chinoise jusqu’en Océanie auprès de Fidji et du Vanuatu. Pour l’Inde, l’Indo-Pacifique représente le cadre stratégique idéal pour élargir sa posture diplomatique en projetant sa politique étrangère de son voisinage proche vers l’Asie de l’Est et le Pacifique. En développant des partenariats stratégiques avec les États-Unis, le Japon et l’Australie, Delhi essaie de se prémunir contre une dégradation de ses relations avec la Chine dont la nouvelle visibilité navale l’irrite. Dernière à intégrer le concept dans sa politique de défense en 2019, la France affirme son indo-pacificité à travers une projection stratégique océanique en vertu de son statut d’État riverain des bassins indien, pacifique et austral. Cette présence, les moyens aéromaritimes et terrestres dont elle y dispose, et la zone économique exclusive qu’elle génère lui octroient le statut de deuxième puissance maritime mondiale et en font un partenaire recherché. Elle permet également d’introduire l’Europe qui, depuis la publication de sa stratégie maritime en 2014 et le succès de l’opération de lutte contre la piraterie maritime « Atalante », se pense de plus en plus comme une puissance navale à part entière.
Un volet maritime opérationnel en expansion
Les coopérations maritimes engagées entre ces puissances se développent (4) dans un cadre mini-latéral, en dépit des vicissitudes entourant le dialogue de sécurité quadrilatéral ou Quad lancé en 2007 par le Japon et rassemblant les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon. Le blocage est le fait de l’Inde, qui hésite à donner trop de visibilité à une « mini-alliance » qui apparaîtrait trop ouvertement dirigée contre la Chine.
Pour autant, la marine indienne est au cœur de multiples exercices permettant de densifier des partenariats maritimes indo-pacifiques. On peut citer l’exercice « Malabar » rassemblant l’Inde, les États-Unis et le Japon sur une base annuelle. Enfin l’Inde constitue le trait d’union le plus visible de l’ouverture indo-pacifique de l’ASEAN, qu’elle encourage par le biais de sa Look East policy et de l’exercice multinational « Milan ». La mise en œuvre du concept de liberté de navigation et de survol, le respect des lois internationales — dont la Convention sur le droit de la mer — et la résolution des conflits par le dialogue figurent au cœur de la diplomatie des valeurs de l’ensemble des puissances indo-pacifiques. Les États-Unis mettent en œuvre la défense des biens communs maritimes à travers la programmation d’opérations de liberté de la navigation, ou FONOPS (Freedom of Navigation Operations) passant à proximité des zones contestées de la mer de Chine du Sud, dont l’archipel des Spratleys largement poldérisé par la Chine, suscitant des réactions de plus en plus vives de la marine de l’APL. Certains pays de l’ASEAN eux-mêmes, dont la Malaisie, s’inquiètent d’être entraînés dans un possible conflit avec la Chine.
La définition de nouveaux cadres d’action et d’outils de sécurisation maritime
La recherche du renforcement de la sécurité dans l’Indo-Pacifique tout comme l’intérêt de répondre aux aspirations des États littoraux liant sécurité, croissance économique et impératif de développement durable, a vu l’émergence de nouveaux narratifs autour du renforcement de la gouvernance maritime, de l’économie bleue et de la protection des océans.
Ceux-ci renvoient à la notion de connectivité maritime et supposent une meilleure connaissance et un plus grand contrôle des États sur leurs espaces marins et leurs ressources. Ainsi, en quelques années, le concept de connaissance du domaine maritime s’est imposé dans les cercles institutionnels et maritimes déjà mobilisés par la lutte contre la piraterie somalienne. Sous une apparente neutralité, en partie due à son contenu technique, ce concept est devenu la référence et le catalyseur de nouvelles pratiques de sécurité maritime à l’œuvre dans l’espace indo-pacifique.
La BRI chinoise a fait de la connectivité maritime et de la modernisation des infrastructures portuaires un thème important de rivalités stratégiques et économiques mais aussi de potentielles coopérations dans l’espace indo-pacifique. Le désenclavement de l’Éthiopie, les projets de développement du Couloir économique Chine/Pakistan (CECP), centré sur le port pakistanais de Gwadar, ou l’initiative Bangladesh-Inde-Chine-Myanmar (BICM) pourraient modifier le potentiel commercial et la croissance bleue d’un grand nombre de pays du littoral. Le Japon est lui-même très actif dans la promotion de projets de modernisation sous-régionaux tels le corridor de croissance Asie-Afrique (Asia-Africa Growth Corridor, AAGC). Toutefois, ces offres de développement s’adressant à des communautés maritimes disparates ont besoin de s’appuyer sur des plateformes institutionnelles susceptibles d’aider à modeler une vision commune de la sécurité maritime à l’échelle régionale. Il s’agit d’éviter que la compétition montante entre l’Inde, la Chine et les États-Unis n’aboutisse à morceler davantage une région déjà vulnérable de par sa vaste échelle et les défis de sécurité maritime qu’elle connaît. Or, l’architecture de sécurité régionale construite autour des forums de l’ASEAN, de l’Indian Ocean Rim Association (IORA) et de l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS) manque de cohésion.
La connaissance du domaine maritime, élément clef de la souveraineté de l’État
Le concept de MDA s’est imposé en quelques années comme un thème de coopération prioritaire pour les marines, garde-côtes et agences maritimes de l’Indo-Pacifique. Il vise à augmenter la connaissance de la situation à la mer de façon à répondre à l’ensemble des scénarios de crise pouvant s’y développer. La plupart des pays riverains ont de vastes zones économiques exclusives mais des capacités de surveillance limitées pour un contrôle efficace de leur souveraineté. Une meilleure MDA permettrait une surveillance continue et aiderait à identifier toute menace, notamment celles liées à des trafics criminels prévalant dans la zone, comme la drogue et la traite d’êtres humains. La signature d’accords concernant le white shipping (le trafic marchand) a contribué à renforcer les échanges d’informations maritimes entre certains grands acteurs, comme les États-Unis, l’Inde et la France. En 2018, l’Inde a mis sur pied un Centre régional de fusion de l’information maritime avec l’objectif de renforcer le partage d’information dans l’ensemble de l’océan Indien. Elle s’est inspirée en cela du Centre de fusion de Changi, créé par la marine singapourienne. Ces centres ont vocation à interagir entre eux et le Centre régional de fusion nouvellement établi à Madagascar afin d’obtenir l’image maritime la plus large.
Les nouveaux acteurs de l’État en mer
L’importance de la MDA permet de comprendre l’accent mis sur le développement des flottes de garde-côtes régionales et leur posture de défenseurs privilégiés des souverainetés maritimes étatiques. Le rôle du Japon dans le développement des flottes de garde-côtes d’Asie du Sud-Est depuis les années 1990 est à cet égard emblématique. Tokyo s’est ainsi servi de son corps de garde-côtes comme d’un outil de soft power afin de protéger ses intérêts maritimes menacés par la piraterie dans le détroit de Malacca et de nouer des coopérations actives avec les Philippines, la Malaisie et le Vietnam aux prises avec l’intransigeance chinoise en mer de Chine du Sud. Tokyo, également confronté à de graves tensions avec la Chine qui lui dispute les îles Senkaku, en mer de l’Est, s’efforce de limiter ses opérations à l’envoi de garde-côtes pour éloigner les bateaux de pêche chinois de ses eaux territoriales. Le recours à des unités de police maritime ou « bateaux blancs » (car leur coque est blanche, par opposition aux bâtiments gris de la marine de guerre) évite de « militariser » un conflit territorial qui pourrait prendre autrement des proportions politiques trop fortes. Ce souci du profil bas a contribué à fixer un standard de comportement pour les États de la mer de Chine face à l’agressivité des revendications chinoises. L’objectif du Japon est de montrer comment une composante de garde-côtes, effectuant ses activités de police maritime sans recours excessif à la force et disposant d’armements légers, peut remplir une fonction sécuritaire précise tout en restant ouverte à toute coopération.
Cette flexibilité est d’autant plus nécessaire que les équilibres maritimes ont été perturbés par l’arrivée d’une composante maritime au statut hybride.
Celle-ci est constituée de forces paramilitaires et irrégulières généralement désignées comme des « milices maritimes ». Embarquées sur des bâtiments de pêche, ces milices majoritairement d’origine chinoise opèrent en groupe compact et constituent une force d’appoint des éléments de la marine de guerre ou des garde-côtes envoyés par la Chine en opération dans des zones contestées.
Confrontées à la perception globale du développement de l’insécurité maritime, certaines puissances régionales ont épousé le concept d’Indo-Pacifique pour essayer de maintenir l’équilibre des forces maritimes régionales à leur avantage. À leurs yeux, l’accélération de la modernisation navale chinoise, la politique du fait accompli de Pékin en mer de Chine du Sud et l’expansion du rayon d’action de la marine de l’APL vers le Pacifique génèrent un ordre maritime instable dont par ailleurs la Chine conteste les fondements normatifs. Pour autant, l’élaboration de nouveaux partenariats de sécurité et la mise en place de cadres de coopération plus opérationnels n’apportent qu’une réponse à dominante militaire.
Notes
(1) Pékin revendique la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale en s’appuyant sur des droits historiques et un tracé en neufs traits englobant les trois quarts de la zone. Elle y mène d’énormes opérations de remblaiement d’îlots, transformant des récifs coralliens en ports, pistes d’atterrissage et infrastructures diverses.
(2) Marianne Péron-Doise, « La route maritime de la soie dans l’océan Indien : une nouvelle conception de la puissance maritime par la Chine », Études Internationales, printemps 2018, p. 569-591.
(3) Hillary Clinton, « America’s engagement in the Asia Pacific », 28 octobre 2010 (https://www.cfr.org/asia-and-pacific-clintons-speech-americas-engagement-asia-pacific-october-2010/p23280).
(4) David Scott, « Naval deployments, exercises and the geometry of strategic partnership in the Indo-Pacific », CIMSEC, 8 juillet 2019 (http://cimsec.org/naval-deployments-exercises-and-the-geometry-of-strategic-partnerships-in-the-indo-pacific/40781).
Légende de la photo en première page : Le 26 juillet 2018, des navires de 26 nations participent à l’exercice « RIMPAC 2018 », organisé par les États-Unis au large des côtes d’Hawaï. Bien que la Chine ait été initialement invitée à participer à ces exercices, Washington a retiré son invitation en raison de « la poursuite de la militarisation par la Chine des territoires contestés en mer de Chine méridionale », qui ne ferait « que générer des tensions et déstabiliser la région ». (© US Navy/Dylan Kinee)