Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le cinéma ou le pouvoir de l’image au service de l’influence et de la propagande

Lénine disait que « le cinéma est pour nous, de tous les arts, le plus important », cela notamment en raison de son pouvoir d’attraction sur les spectateurs, et de sa capacité à raconter une histoire, à raconter – ou à réinterpréter – l’Histoire, ou encore pour critiquer ou servir des causes politiques. Quelle est la réalité du pouvoir d’attraction du cinéma sur les spectateurs ?

Ophir Levy  : Ce qui est sûr, c’est que nombre de régimes – vous parlez de Lénine, mais ce fut la même chose avec l’Allemagne nazie –, entretiennent cette idée que le cinéma est un instrument majeur d’influence des populations. Pour preuve, le directeur du Service cinématographique au ministère de la Propagande de Goebbels, Fritz Hippler, lui-même cinéaste, déclarait que comparé aux autres arts, le cinéma agit sur l’affect, sur ce qu’il y a de plus profondément enfoui chez le spectateur et a ainsi « un effet pénétrant et durable » sur les masses. Cet effet fut très clairement perçu et exploité par différents types de pouvoirs. Les nazis, qui avaient une culture de l’image particulièrement développée, produisirent en fait assez peu de films ouvertement de propagande. Leurs productions se voulaient le plus souvent légères (des comédies musicales, des films de montagne), sans idéologie apparente, mais derrière cet aspect anodin, un modèle, des visions et des normes sociales étaient véhiculés.

Aujourd’hui, le pouvoir d’attraction du cinéma doit être remis en perspective par rapport à l’ensemble des images diffusées. En effet, lorsque l’on travaille avec de jeunes spectateurs, on se rend compte que le cinéma forge sans doute moins leur perception du monde que d’autres types de médias, tels que la télévision ou Internet et YouTube notamment. Certes, le cinéma possède toujours une forte capacité d’attraction, ainsi que celle de véhiculer des modèles ou des modes de vie, mais il est aujourd’hui concurrencé par d’autres rapports aux images via différents types d’écrans.

Ces derniers peuvent parfois servir de relais au cinéma, en diffusant des films. Mais nous ne percevons pas les images de la même façon si nous sommes devant une télévision, un ordinateur ou dans une salle de cinéma. Cette dernière favorise une attention beaucoup plus concentrée des spectateurs, suscitant un effet d’influence des images très spécifique.

Si le cinéma est aujourd’hui avant tout perçu comme un divertissement, il a également été utilisé par le passé – avant la Seconde Guerre mondiale et au cours de celle-ci, ou durant la guerre froide, notamment – comme un outil de propagande dans le but par exemple de faire accepter la guerre à la population, de dénigrer un ennemi ou aussi d’exalter les sentiments patriotiques. Quel est précisément l’objectif de ce type de films ?

Il est clair que le cinéma a été utilisé comme un puissant outil de propagande. Pour reprendre l’exemple du cinéma de l’Allemagne nazie, on remarque que les films vraiment antisémites, qui avaient pour but de créer une vision dépréciative de l’ennemi, ont pour l’essentiel été tournés et diffusés autour de 1939-1940. Cela ne s’est donc pas fait dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais plus tard, à la suite de l’entrée en guerre, avec des films comme Les Rothschild (1940), Le Juif Süss (1940) ou Le Juif éternel (1940). Pourquoi y avait-il besoin à ce moment-là de cette efficacité cinématographique ? Une telle propagande était liée à la guerre (dont les Juifs étaient rendus responsables), mais aussi aux persécutions antisémites qui étaient alors en train de s’intensifier en Allemagne et dans les autres pays peu à peu occupés par cette dernière. Le Juif Süss attira par exemple quelque 20 millions de spectateurs en Europe, dont 10 millions rien qu’en Allemagne (1). Un an avant le début de l’extermination des Juifs dans l’Est de l’Europe, ce film contribua, comme l’a montré Claude Singer, à une certaine forme de « mise en condition des spectateurs » pour leur faire accepter l’exclusion d’une partie de la population et les violences à son endroit. Il participa à la création d’un conditionnement idéologique vecteur de haine, comme en atteste une ordonnance signée par Heinrich Himmler en septembre 1940 demandant que l’ensemble des forces des SS et de la Police voie ce film.

Autre exemple : les opérateurs soviétiques réalisaient au cours de la Seconde Guerre mondiale des reportages d’actualité sur les avancées de l’Armée rouge. Ceux-ci avaient pour but d’informer la population, bien sûr, mais aussi de l’encourager à se mobiliser pour l’effort de guerre. Les images rapportant les crimes nazis avaient également pour fonction de susciter l’indignation dans la population soviétique, et d’en appeler ainsi à la vengeance. Prenons un dernier exemple avec le cas des États-Unis qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, étaient eux aussi convaincus que les films avaient une capacité de mobilisation de l’opinion publique. Il est intéressant de remarquer qu’au cours de la guerre, le nombre de films produits par Hollywood ne diminua presque pas : 2500 films environ sont produits entre 1939 et 1945, contre une moyenne de 500 par an dans les années 1930 (2). Derrière certains de ces films, il y avait l’OWI (Office of War Information), agence de propagande gouvernementale qui fournissait aux grands studios des instructions ou des manuels pour que les productions cinématographiques participent au mieux à l’effort de guerre du pays. Outre ses réunions avec les cadres des studios, l’OWI effectuait également des vérifications de scénarios, voire parfois des réécritures de dialogues. Hollywood était déjà habitué à ce type de négociation avec la censure, par exemple durant l’époque où fut imposé le code Hays (3).

Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

En temps de guerre, l’État prend certaines mesures et applique des formes de censure qui étaient à l’époque bien plus présentes qu’aujourd’hui. La situation est donc différente et à la censure pure et simple s’est substituée la classification des films (qui, selon leur degré de violence ou de suggestivité, peuvent être interdits aux États-Unis aux moins de 13 ans ou de 17 ans).

Pour ce qui est de la propagande, des formes plus détournées sont possibles, par exemple à travers la mise en scène du président américain, que ce soit dans le cadre de ses activités politiques – ce que font beaucoup de films ou de séries – mais surtout dans le cadre de films d’action. La représentation du Président comme un personnage actif, voire héroïque, offre une incarnation de la capacité des États-Unis à agir sur la politique du monde. De manière peut-être plus retorse, on retrouve aussi dans certaines séries télévisées – je pense en particulier à 24 heures chrono (4) – la mise en scène de dilemmes moraux portant notamment sur la légitimité et l’efficacité de la torture. Prenant le cas extrême d’une bombe sur le point d’exploser dans le centre de Los Angeles, la série amène le spectateur à penser que dans l’urgence, la torture est un mal nécessaire. La première saison de cette série a commencé à être diffusée juste après le 11-Septembre, et le monde découvrira en avril 2004 le scandale d’Abou Ghraïb par le biais de photos de militaires américains torturant des prisonniers en Irak. Cela est évidemment troublant. Une autre série, Battlestar Galactica (5), aborde également ce dilemme, de façon plus allégorique car il s’agit d’une série de science-fiction. Dans cette dernière, un épisode entier relate une séance de torture infligée à un robot humanoïde, suggérant que l’inhumanité (au sens moral) n’est pas nécessairement du côté des individus non humains (au sens propre). Ainsi, selon la façon de traiter la torture, le spectateur sera amené à s’interroger sur différents aspects de la question : ses motifs et éventuelles justifications, l’inhumanité de ceux qui la pratiquent et leur rapport à la violence, etc.

Peut-on filmer la guerre de façon objective ou est-ce nécessairement un outil dans la guerre d’images ?

Je ne pense pas que l’on puisse filmer la guerre de façon objective. Peut-on d’ailleurs filmer quoi que ce soit de manière objective ? De fait, quand on filme la guerre, on peut répondre à un cahier des charges. Les opérateurs américains pendant la Seconde Guerre mondiale répondaient à un cahier des charges précis concernant, notamment, la représentation des corps, afin que les images puissent être utilisées dans un cadre juridique, au moment des procès des criminels de guerre.

Les images (quels que soient leur nature et leur mode de diffusion) sont un outil absolument central dans les guerres d’aujourd’hui. Je pense notamment à la guerre du Vietnam. En mars 1968, l’armée américaine a mené une offensive dans le village de My Lai, au cours de laquelle les soldats américains ont tué entre 347 (sources américaines) et 504 (sources vietnamiennes) civils, y compris des enfants. Au cours de ce massacre, des photos ont été prises, qui seront découvertes en 1969, avec un effet désastreux sur l’opinion américaine contribuant sans doute à son retournement.

Dans le cas du conflit israélo-palestinien, si la puissance militaire est clairement du côté israélien, la guerre de l’image et de l’identification des opinions est, elle, plutôt en faveur des Palestiniens. La guerre ne tient donc pas à la seule puissance militaire. Outre leur capacité d’émouvoir (les opinions publiques), les images ont pour fonction de renvoyer une vision acceptable d’eux-mêmes à ceux qui font la guerre (les soldats), à ceux qui en subissent les conséquences (les familles), mais aussi à ceux qui la financent. L’image qu’un pays se renvoie à lui-même est cruciale, et lorsque celle-ci est trop dégradée, la situation devient intenable.

Peut-on fabriquer des ennemis grâce au cinéma ?

Le cinéma est un excellent support pour le fantasme et la projection. Mais également pour le typage et la stigmatisation. Prenons un exemple tiré de La Ligne générale (1929) du cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein. Par souci d’efficacité et d’impact sur le spectateur, Eisenstein n’hésite pas à naturaliser les différences sociales. Les riches propriétaires terriens sont ainsi incarnés par des comédiens particulièrement corpulents, avec force gros plans sur leurs bourrelets, leur double menton et leur corps tout entier enrobé d’une graisse arrogante face aux maigres paysans criant famine et implorant leur aide. Il n’est pas compliqué de fabriquer une image aisément haïssable. Dans le roman 1984, de George Orwell, le pouvoir projette des images du grand ennemi avec chaque jour des cérémonies de haine collective. Si les images furent fréquemment employées pour susciter la détestation et le mépris dans les régimes totalitaires, un tel usage a pu en être fait dans des pays démocratiques. Par exemple dans la série documentaire américaine Why We Fight (6), où la stigmatisation des Japonais, rabaissés au rang d’insectes nuisibles, nous semble aujourd’hui totalement inacceptable.

Le cinéma peut donc, peut-être pas tant fabriquer, que polariser ou cristalliser l’image de celui que l’on veut haïr et donner une portée particulière à la haine que l’on a de l’autre.

Le cinéma est aussi perçu comme un outil de soft power, favorisant notamment la diffusion de normes, de valeurs ou d’un modèle culturel. Quid de cette réalité et de son influence sur la population ?

Avant même le projet d’une influence implicite, de soft power, à travers le cinéma, sa fonction ouvertement pédagogique fut envisagée. Les films pourraient ainsi servir à éduquer le peuple, comme le souhaitaient, dans les années qui suivirent la révolution bolchévique de 1917, des cinéastes tels que Dziga Vertov ou Sergueï Eisenstein. Aux États-Unis, David Wark Griffith, l’un des grands pionniers du septième art, considérait que le cinéma allait devenir « l’université du travailleur ». En effet, à travers les représentations et l’édification morale qu’offrait le cinéma, quelqu’un qui n’avait pas accès à la lecture – notamment à cause du fort taux d’analphabétisme de l’époque – pouvait accéder aux savoirs. De même que nombre d’immigrés arrivés aux États-Unis au début du XXe siècle se familiarisèrent ainsi avec la culture et l’histoire de leur pays d’accueil.

À côté de cela, il y a effectivement cette idée que le cinéma véhicule des valeurs. Dans le cinéma américain, qui est l’exemple dominant, sont ainsi mis en avant la confiance en soi, l’esprit d’entreprise, la solidarité au sein de la communauté, ou encore l’individualisme (alors que le cinéma soviétique faisait du peuple l’acteur de l’histoire). Pour essayer d’évaluer cette influence, on peut notamment regarder comment elle a été représentée par le cinéma lui-même. Dans le film de Jacques Tati, Jour de fête (1949), un facteur français, opportunément prénommé François, assiste à la projection d’un film institutionnel montrant les techniques de distribution du courrier aux États-Unis et vantant leur efficacité et leur modernité. François se met alors en tête d’effectuer sa tournée du courrier dans ce même esprit, mais avec sa vieille bicyclette. De façon burlesque, le film illustre la diffusion progressive des normes américaines et la manière dont elles viennent bousculer nos modes de vie.

Pensons également à Jean-Paul Belmondo qui, imitant l’acteur américain Humphrey Bogart, passe son pouce sur ses lèvres dans À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard. À travers ce clin d’œil à une certaine forme de fétichisme cinéphile, Godard suggère ici que notre rapport au corps peut être influencé par ce que l’on voit au cinéma. On « incorpore », au sens propre, ce que le cinéma diffuse. Inutile de dire que si l’on peut incorporer des gestes par mimétisme, il est facile d’incorporer des valeurs et des normes. On peut aussi illustrer cela avec la popularité en France d’un prénom comme Kevin, beaucoup donné au début des années 1990, à une époque où les films de l’acteur américain Kevin Costner figuraient en tête du box-office ; on peut aussi songer, ainsi que le racontent certains avocats français, au fait que lors d’une arrestation, les suspects invoquent des droits ou des points de procédure (comme le mandat de perquisition) qui n’existent pas dans le droit français, mais qui sont directement inspirés de ce qu’ils ont pu voir dans les films ou séries télévisées américaines.

Enfin, il est intéressant de noter l’influence de certains films ou séries sur les comportements électoraux. [Voir à ce sujet l’entretien avec Francis Balle p. 35 de ces Grands Dossiers, NdlR.] On peut se poser la question de savoir dans quelle mesure le personnage du président américain de la série 24 heures chrono, incarné d’abord par un acteur noir (Dennis Haysbert), puis par une actrice (Cherry Jones), a pu acclimater les esprits à l’idée qu’un jour, le Bureau ovale pourrait être occupé par un président noir ou par une présidente. Si cette question a été fréquemment soulevée, elle parait impossible à trancher en raison de la difficulté évidente à évaluer ce qui se passe dans les esprits.

Le cinéma hollywoodien est souvent présenté comme un cinéma idéologique qui diffuse les valeurs de l’american way of life et les ambitions politiques américaines. Pouvez-vous nous présenter ce cas bien particulier, symbole de ce que certains appellent « l’impérialisme culturel américain » et comment expliquer la mainmise d’Hollywood sur le cinéma mondial depuis les années 1920 ?

Avant 1914, plusieurs pays européens se distinguent dans le domaine de la création cinématographique, notamment la France, l’Italie, mais aussi la Suède ou le Danemark. La Première Guerre mondiale marque un tournant et impose la domination du cinéma américain pour deux raisons principales. Tout d’abord, l’industrie cinématographique des pays européens est paralysée par le conflit. Les studios sont souvent réquisitionnés pour être mis à la disposition de l’armée (comme les studios Pathé à Vincennes) et nombre de cinéastes, d’acteurs ou de techniciens sont mobilisés (à l’image de Max Linder). Les États-Unis, qui entrent en guerre plus tardivement, en 1917, continuent de développer et de perfectionner leur industrie. Les premiers grands chefs-d’œuvre parmi les longs-métrages américains sont d’ailleurs tournés à cette époque : Forfaiture (1915) de Cecil B. DeMille, Naissance d’une nation (1915) et Intolérance (1916) de D.W. Griffith. D’autre part, les infrastructures et les moyens financiers du cinéma américain attirent à lui de nombreux talents étrangers, auxquels s’ajouteront par la suite les artistes exilés qui fuient le nazisme à partir de 1933.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, à la suite de l’entrée en guerre des États-Unis, les pays alliés à l’Allemagne, ou occupés comme la France, ne diffusent plus de films américains. Au lendemain de la guerre, des accords sont signés, comme l’accord franco-américain Blum-Byrnes de mai 1946, qui prévoit la fin du régime d’interdiction des films américains imposé en 1939 et la levée des quotas. La France assiste alors à un déferlement de films qui contribue à forger un nouveau regard et une nouvelle cinéphilie, véhiculant implicitement certaines normes et certains idéaux américains.

Si l’on regarde une période plus récente, on estime que dans les années 2000, environ 75 % des films projetés dans le monde étaient américains. Cela a constitué une vitrine formidable pour les États-Unis. Leur mode de vie, leur mode vestimentaire, leurs habitudes alimentaires, leurs traditions se sont imposés petit à petit de par le monde en nous devenant familiers (comme Halloween par exemple).

Ce phénomène provient aussi bien de films ayant une ambition de diffusion de normes et de valeurs que de films ne prétendant que divertir. Et il faut peut-être ici souligner un aspect important : on a tendance à considérer le cinéma hollywoodien comme un cinéma sans grand contenu intellectuel, mais ce n’est pas si simple que ça. D’une part, on y trouve, certes, des films qui diffusent le mode de vie américain, en montrant la réalité sous un jour très flatteur, prônant des valeurs telles que l’optimisme, la réussite, la famille et qui se terminent le plus souvent par un happy end rassurant pour le spectateur. Mais une lecture critique du happy end pourrait montrer qu’il constitue en lui-même une norme. En effet, dans de nombreux films d’action ou films catastrophe, le happy end ne signifie rien de plus qu’un retour à la situation ancienne, c’est-à-dire à la tranquillité du quotidien. Dès lors, ce retour est une manière de légitimer le monde dans lequel on vit en le rendant hautement désirable (puisqu’il est menacé). C’est en somme une affirmation du modèle existant comme le meilleur modèle possible. D’autre part, et il ne faut pas l’oublier, Hollywood a toujours été le repaire d’auteurs très politisés donnant lieu très tôt, par exemple, à des films critiques contre la guerre du Vietnam ou, aujourd’hui, à une contestation virulente de l’Amérique que représente Donald Trump. Traditionnellement, Hollywood est considéré comme appartenant plutôt au camp progressiste et démocrate.

Justement, est-ce que l’on peut dire qu’Hollywood constitue aujourd’hui un contre-pouvoir à Donald Trump ?

Il est clair qu’Hollywood donne le sentiment de se mobiliser, ou en tout cas de fustiger Donald Trump. Or, c’était déjà le cas pendant la campagne et on a vu le résultat… La victoire de Donald Trump relativise grandement l’influence d’Hollywood, finalement assez limitée sur la population américaine. En revanche, le fait d’entendre des discours anti-Trump dans chacune des cérémonies de remise de prix (ça devient même une sorte de passage obligé) renforce le pouvoir de contestation d’une certaine « intelligentsia » (intellectuels, monde de la culture, presse). Finalement, alors qu’Hollywood est perçu comme le lieu de l’apolitisme et du divertissement qui anesthésie la pensée, du point de vue de ceux qui y travaillent (scénaristes, réalisateurs, comédiens), c’est un haut lieu de réprobation et de sarcasme à l’endroit du pouvoir.

N’est-il pas paradoxal de voir l’influence qu’a pu avoir Hollywood sur le monde, et de constater son pouvoir limité sur la population américaine ?

C’est en effet paradoxal mais la question est de savoir sur quels aspects de nos vies s’exerce cette influence. Si l’influence d’Hollywood est très forte en ce qui concerne l’identification et l’exposition de certains modes de vie, sans doute est-elle plus limitée pour modifier des convictions déjà bien ancrées chez les spectateurs.

Hollywood risque-t-il de perdre sa primauté sur le cinéma mondial ? Et si oui, quels sont ses principaux concurrents ?

On peut dire que cette mainmise est bousculée financièrement, qu’il s’agisse des investissements réalisés au sein même des sociétés de production américaines ou du côté des circuits d’exploitation (par exemple le réseau AMC). Cela s’est déjà vu par le passé avec des investissements japonais qui n’avaient pas forcément été couronnés de succès (Matsushita et Universal), puisque les Américains ont par la suite racheté une partie des parts acquises par les Japonais. Aujourd’hui, l’argent étranger – chinois ou indien notamment – qui arrive dans les sociétés de production n’est pas sans conséquence. D’abord, sur la manière dont un certain nombre de sujets sont abordés, mais aussi sur la manière dont sont représentés certains pays. Il serait ainsi inconcevable de faire de personnages chinois l’équivalent de la figure menaçante que pouvaient représenter le communiste, le Russe ou le Soviétique dans le cinéma du temps de la guerre froide. Hollywood se couperait alors d’une partie importante de son public, puisque les films américains font désormais plus de recettes à l’étranger qu’aux États-Unis. Les films hollywoodiens doivent donc intégrer par eux-mêmes un certain nombre d’interdits en modifiant des points précis de certains scénarios. Ainsi dans le film Pixels (2015), il a été jugé préférable de remplacer la destruction, initialement prévue par le scénario, d’un pan de la Muraille de Chine, par celle du Taj Mahal, afin de ne pas s’aliéner une partie importante du public et les autorités chinoises qui sont particulièrement sensibles à ce type de représentation.

Si maintenant, nous nous interrogeons sur la concurrence entre modèles culturels pour savoir si, par exemple, les normes et valeurs chinoises pourraient se substituer à celles du cinéma américain, j’ai du mal à y croire et à l’imaginer, du moins dans les pays occidentaux. En revanche, les films chinois sont diffusés auprès de la diaspora chinoise dans le monde entier et aussi sur le continent asiatique, une zone où la Chine est plus susceptible d’étendre sa capacité d’influence. Si Hollywood devait perdre du terrain, sans doute serait-ce plutôt sur le continent asiatique.

Entretien réalisé par Thomas Delage le 19 septembre 2017.

Notes

(1) Tourné par Veit Harlan sous la supervision de Joseph Goebbels, ce film s’inspirait de la vie d’un personnage ayant réellement existé, Joseph Süss Oppenheimer (1698-1738), de confession juive, et qui avait connu une ascension sociale fulgurante. Voir à ce propos Claude Singer, Le Juif Süss et la propagande nazie : l’histoire confisquée, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

(2) Clayton R. Koppes, Gregory D. Black, Hollywood Goes to War : How Politics, Profits and Propaganda Shaped World War II Movies, Berkeley, University of California Press, 1990.

(3) Appliqué de 1934 à 1966, le code Hays était un code de censure régissant la production de film sur différents sujets tels que la représentation de la criminalité, de la sexualité, de la décence, de la patrie et de la religion.

(4) Série traitant du terrorisme diffusée sur la chaine Fox de novembre 2001 à mai 2010.

(5) Série diffusée de 2004 à 2009 sur Sky One puis Sci-Fi Channel et traitant de la guerre entre des robots humanoïdes et des humains.

(6) Série de sept films commandés par le gouvernement américain au cours de la Seconde Guerre mondiale pour expliquer aux soldats américains – puis plus tard à la population – la raison de l’engagement du pays dans la guerre.

Légende de la photo en première page : Hollywood, symbole de l’industrie cinématographique américaine, grâce à qui les valeurs de l’« American Way of Life » ont circulé dans le monde entier en familiarisant le public étranger aux codes culturels et au mode de vie de la première puissance mondiale. (© Shutterstock/Sean Pavone)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°41, « Médias, entre puissance et influence », octobre-novembre 2017.
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