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Armée chinoise : propagande et cinéma

Le livre blanc 2019 de l’Armée Populaire de Libération (APL) chinoise, s’il n’indique pas de grand changement dans la doctrine générale (essentiellement défensive), contient tout de même quelques nouveautés, notamment la professionnalisation de la communication concernant les affaires militaires.

Outre l’expansion de son industrie cinématographique, la Chine investit à l’étranger (notamment par le rachat du studio américain Legendary Entertainement, producteur de blockbusters) tout en limitant la diffusion de films étrangers sur son territoire. La volonté de créer un nouvel esprit national pour une Chine forte sur les plans économique et militaire a engendré un nationalisme qu’il faut maintenant satisfaire. En parallèle, le cinéma est perçu par le pouvoir comme un outil d’influence pour agir sur les opinions publiques, dont les objectifs sont de présenter à l’international l’image d’une Chine forte, mais pas impérialiste, engagée dans le maintien de la paix, tout en préparant l’opinion chinoise à une éventuelle confrontation armée avec les États-Unis.

La télévision et les réseaux sociaux

Alors que l’APL traverse une longue phase de numérisation lancée dans les années 2000, la communication exploite tous les médias disponibles aujourd’hui, au premier rang desquels la télévision. La chaîne nationale CCTV utilise sa programmation pour renouveler un patriotisme antiaméricain, à travers les victoires militaires passées de la Chine contre les États-Unis durant la guerre de Corée. Par ailleurs, sur 340 téléfilms diffusés par les chaînes chinoises ces deux dernières années, 90 avaient pour thème une invasion japonaise. Les films patriotiques, jadis accueillis avec méfiance, tendent à être de plus en plus populaires, notamment grâce au soutien qu’ils reçoivent du gouvernement, valorisant la culture chinoise et la fierté nationale.

Les réseaux sociaux chinois (1) servent essentiellement de relais pour les contenus vidéo produits par CCTV et émanent des comptes officiels de l’APL, où celle-ci montre ses matériels et ses unités, mais aussi et surtout ses soldats en situation (2). Les plus populaires restent toutefois les images de défilés militaires. Le cinéma et la télévision chinois sont obsédés par le spectre d’une invasion et d’une occupation japonaises. En 2015, la commémoration de la fin de la Deuxième Guerre mondiale fut l’occasion pour le Parti Communiste Chinois (PCC) d’encourager l’industrie du cinéma (qui appartient à l’État) à produire des œuvres patriotiques, le PCC ayant compris depuis longtemps que le nationalisme était devenu son plus fidèle allié, et les films de guerre la meilleure thématique pour fédérer les masses.

Cette stratégie ne date pas d’hier et elle est utilisée à chaque fois que le régime est fragilisé : elle fut mise en œuvre dans les années 1990 lors des événements de la place Tienanmen, lors desquels le PCC a conduit une campagne de propagande antijaponaise pour faire refleurir le soutien de la population au gouvernement, et elle est de nouveau d’actualité depuis 2015, alors que le PCC fait face à une série de scandales liés à la corruption et que la population est désillusionnée sous bien des aspects vis-à-vis du gouvernement.

La révolution culturelle a donné naissance à une longue tradition de films de guerre principalement orientés sur le thème de l’agression japonaise entre 1937 et 1945. Cet épisode de l’histoire de la République populaire de Chine sert donc de ressort récurrent pour promouvoir l’unité nationale et détourner l’attention du peuple chinois. Ce dernier n’a pas oublié les 14 millions de morts causés par cette guerre, entamée deux ans avant l’annexion de la Pologne par les nazis, ce qui en fait un sujet de propagande tout désigné, encore efficace 70 ans après la fin de la guerre.

En résulte une production plutôt fournie : durant la seule année 2012, plus de 100 longs métrages et quelque 69 téléfilms réalisés avaient pour thème la guerre entre le Japon et la Chine, ce qui représente 70 % du marché national. Le contrôle de l’industrie par le PCC, total sous Mao (entre 1949 et 1976, tout film devait servir un but politique), s’est quelque peu détendu à partir des années 1980 avec les réformes de Deng Xiaoping : les studios gagnèrent en autonomie et continuent aujourd’hui de pouvoir créer leurs propres contenus. Le PCC a reporté la pression sur le comité de censure qui en contrôle la diffusion sur le territoire national. Ainsi, même si les studios peuvent théoriquement produire une œuvre librement et l’exporter, en pratique, l’étau gouvernemental n’a fait que se déplacer de la création vers la diffusion, et l’approbation de la censure reste cruciale pour vendre.

A contrario, le soutien gouvernemental à une production permet relativement d’en assurer le succès : le film Beginning of the Great Revival, qui traite de la création du PCC, fut produit pour les 90 ans du parti en 2011. Les entreprises nationales ainsi que les écoles reçurent l’ordre d’aller le voir et les critiques négatives furent muselées. Un film plus nuancé comme Devils on the Doorstep, qui dépeint de manière moins manichéenne la guerre contre le Japon, fut accusé de glorifier les soldats japonais. Banni des cinémas et voué à l’échec commercial, il n’obtint qu’une reconnaissance des pairs à l’étranger en remportant le grand prix du Festival de Cannes en 2000. Ainsi, les réalisateurs et producteurs de cinéma sont dissuadés d’investir dans des films susceptibles d’être censurés : pour eux, la propagande est devenue une affaire de rentabilité (3).

Les nouveaux films de guerre chinois

Une partie de la production actuelle est en phase avec l’actualité : Wolf Warrior 2 est l’occasion d’aborder la présence chinoise en Afrique, où Pékin investit par milliards. L’histoire met en valeur les forces spéciales avec un personnage principal parti en solitaire secourir des otages situés hors d’atteinte de l’armée chinoise. Le rythme sans relâche et les effets spéciaux en font un film d’action efficace, bien que sans recherche particulière de réalisme. Les Africains, s’ils sont présentés comme victimes des mercenaires occidentaux qui jouent le rôle d’ennemi à abattre, ne sont pas non plus montrés sous un jour particulièrement avantageux : d’abord présentés comme une contrainte pour le héros qui sert de proxy pour contourner le droit international et la diplomatie, ils doivent attendre la fin du film pour redevenir une force positive. Les mercenaires eux-­mêmes ne peuvent compter qu’à moitié sur ces alliés de circonstance pour mener à bien leur entreprise, preuve de la fragilité des Africains face à la corruption et à la manipulation ainsi que de leur dépendance à une aide étrangère.

Faire-valoir des protagonistes de part et d’autre, ils constituent une chair à canon sous-équipée, mal entraînée, aux dialogues limités et sans impact particulier sur l’intrigue, leur rôle se bornant à fournir une supériorité numérique temporaire aux adversaires de la Chine tout en donnant de la valeur au héros qui en vient à bout grâce à son entraînement et à sa volonté. Outre les moyens de la marine, les commandos chinois sont le seul soutien sur lequel le héros peut réellement compter. Comme leurs homologues dans les films occidentaux, ils sont présentés comme d’habiles techniciens du combat, dotés des meilleurs équipements et armements, avec une efficacité et une détermination inaltérables.

Sky Hunter, focalisé sur la force aérienne chinoise, reprend nombre d’éléments présents dans Top Gun. Commençant par l’interception d’un P‑3 Orion dépourvu de cocardes (mais dont l’équipage est ostensiblement américain), l’histoire se concentre sur de jeunes pilotes méritants traversant la difficile sélection d’une unité d’élite avant de se retrouver au cœur d’une prise d’otages dans un pays allié fictif, le Mabhu, tenu sous l’emprise de terroristes islamistes d’inspiration tchétchène. Le film offre la part belle aux appareils de l’armée de l’air : les J‑10, J‑11 et J‑20 sont mis en valeur dans différentes situations de combat ou d’entraînement avec des séquences esthétisées au maximum. La vie militaire est également idéalisée pour adoucir son image auprès du public : parmi les membres de l’unité, certains constituent un groupe de pop, dont la chanteuse est une pilote entretenant une romance avec le personnage principal, et les personnels envoyés au Mabhu pour former les pilotes alliés peuvent emmener femmes et enfants avec eux pendant leur déploiement. L’humour de certaines séquences vient définitivement enterrer le réalisme du film qui se veut avant tout un divertissement, loin des codes de la vague ultradocumentée lancée aux États-Unis par Tom Clancy.

Des trois films abordés ici, Operation Red Sea est celui qui s’en rapproche le plus. Comme dans Wolf Warrior 2, c’est la marine chinoise qui y est à l’honneur, et plus spécifiquement les nageurs de combat de l’unité Jiaolong. L’intrigue commence au large des côtes somaliennes avec une mission de contre-­piraterie avant de s’élargir progressivement à une problématique de contre-­terrorisme puis de contre-­prolifération dans un pays fictif, le Yéwaire, dont l’inspiration paraît évidente. Les nageurs chinois sont suréquipés et donnent une impression de maîtrise absolue. Même si quelques séquences s’aventurent dans l’exagération cinématographique, le consulting militaire est relativement poussé dans la mise en scène des soldats et des ambiances, avec une utilisation maximale des moyens mis à disposition par la marine : destroyer, LPD, aéroglisseur, hélicoptères. La volonté est de donner une impression de réalisme qui rapproche Operation Red Sea du film d’action militaire et l’éloigne du simple divertissement. Enfin, la nouvelle base de Djibouti est évoquée dans un dialogue et le générique vient révéler que le film est inspiré de faits réels, venant créer un lien indirect avec l’opération conduite au Yémen en 2015.

Les standards chinois en matière de représentation de la mort semblent un peu moins stricts qu’en Occident et plusieurs plans montrent des corps carbonisés, démembrés ou mutilés, au prix d’effets spéciaux parfois un peu grossiers. Les autres aspects techniques et la qualité des images sont de très haut niveau et n’ont rien à envier aux plus grosses productions hollywoodiennes actuelles. Comme Sky Hunter, Operation Red Sea s’attache à dépeindre les liens entre les différents membres du commando ainsi que leurs personnalités et leurs ressentis, sans toutefois déroger à une héroïsation sans faille.

L’armée chinoise profite de cette occasion pour se montrer comme une armée humaine, dans laquelle le soldat n’est pas qu’une donnée administrative déshumanisée. La marine est aussi dépeinte comme une force de très haut niveau technologique, qui se donne les moyens d’accomplir sa mission. Les terroristes ajoutent à cette valeur par leur aspect sous-­équipé et primitif, tandis que les forces locales du Yéwaire manquent de préparation opérationnelle et de moyens. Là encore, ces deux types de personnages servent de faire-­valoir à la supériorité de l’armée chinoise, voulue comme écrasante et sans comparaison possible.

Contrairement à certaines productions hollywoodiennes récentes, dans lesquelles les questions d’éthique et de morale sont, au minimum, évoquées (4), les soldats chinois sont représentés comme moralement exemplaires : le héros de Wolf Warrior est à la fois sauveur et justicier, tandis que les commandos d’Operation Red Sea n’hésitent pas à accroître leur exposition au danger pour sauver des otages étrangers, en plus d’accomplir les objectifs de leur mission. Cela donne des éléments de réflexion quant à la conversation que le régime souhaite entretenir avec le public : la légitimité de l’APL est incontestable et un débat sur les motivations du soldat chinois n’a pas lieu d’être : il œuvre pour un bien de l’humanité concomitant avec le bien de la nation chinoise, construisant un discours qui laisse la complexité dans l’ombre et se garde bien de soulever des questions. Un choix qui semble porter ses fruits, du moins pour le moment : le premier Wolf Warrior (du même réalisateur et sorti en 2014) se situait dans la même veine et n’avait eu qu’un impact limité. Il semble que, depuis cette époque, les films ostensiblement patriotiques aient gagné en popularité. Dans ces trois films, un texte de pré-­générique vient clore l’histoire, au cas où le message sous-­jacent ne serait pas assez clair, avec à chaque fois un discours simple et direct : tout Chinois peut compter sur l’APL pour être secouru s’il se trouve en danger à l’étranger, et le gouvernement n’hésitera pas à décider d’un affrontement s’il l’estime nécessaire.

Une mécanique encore balbutiante

Toutefois, ce déploiement de moyens dans la production des films récents ne masque pas les lacunes du régime, qui manque de productions dans certains domaines et doit, par exemple, puiser dans les vieux films pour nourrir le sentiment antiaméricain au sein de la population. En mai 2019, au moment où Washington a décidé d’augmenter la taxation sur les importations chinoises, la chaîne CCTV6 a changé sa programmation à la dernière minute (5) pour diffuser, en trois jours, trois films sur la guerre de Corée : Heroic Sons and Daughters (1964), Battle on Shangganling Mountain (1954), qui fait référence à la bataille de Triangle Hill menée en 1952, et Surprise Attack (1960). Que la chaîne n’ait rien de plus récent à diffuser sur le sujet est révélateur d’une prise en main encore récente de l’outil cinématographique dans une stratégie d’influence.

En parallèle, les représentations de la Chine dans les blockbusters coproduits avec les États-Unis sont de plus en plus téléguidées par le PCC (6) afin de lutter contre la sinophobie à l’étranger tout en influant, au sein de la nation, sur la manière dont les Chinois se croient perçus par le reste du monde.

Enfin, le gouvernement use de procédés autoritaires pour asseoir son influence : sur le sol national, les cinémas chinois ont reçu l’ordre à partir du 1er juillet 2017 de diffuser avant chaque séance des annonces politiques à la gloire du rêve chinois et des valeurs socialistes (7). Au Xinjiang, le PCC incite les artistes ouïghours à participer à la propagande d’État en échange de faveurs et instrumentalise la pression gouvernementale, très forte sur ces communautés, pour accroître la tentation d’y échapper. Le recours à ce type de méthode trahit un régime totalitaire, contradictoire avec l’image de pays responsable et modéré qu’il cherche à construire. Même si cela n’empêche pas un certain impact dans les pays émergents, le discours à deux vitesses induit aussi une dissonance décrédibilisante : rassurer l’Asie et le monde tout en tordant le bras de ses citoyens est plutôt contre-­productif, du moins pour les démocraties occidentales.

Notes
(1) En Chine, WeChat est l’équivalent de Facebook, Weibo l’homologue de Twitter, et Tik Tok une plate-forme vidéo proche de Vine.
(2) « #TikTok : un réseau social au service de la propagande de l’armée chinoise », par le collectif EastIsRed, Asie Pacifique News, le 11 mars 2019.
(3) Jemimah Seinfeld, « Screened shots : the Chinese film industry’s obsession with portraying Japan’s invasion during World War II », Index on Censorship, 44.01, printemps 2015.
(4) Dans Lone Survivor (Peter Berg, 2013), la question d’éliminer le berger et les enfants divise les SEAL, opposant l’instinct de survie aux règles d’engagement et aux conséquences médiatiques. Dans la série SEAL Team (Benjamin Cavell, 2017), différents épisodes traitent du stress post-­traumatique, des dégâts collatéraux, du suicide des vétérans et du tribut payé par les familles à la vie militaire. Ces productions, réalisées avec l’aide et l’aval du Pentagone, marquent une évolution par rapport à celles diffusées au début des années 2000 et la cohabitation d’un discours critique avec un discours partisan accroît la crédibilité de l’œuvre. Le message des films chinois actuels est plus proche de ceux de Blackhawk Down (Ridley Scott, 2001), de Pearl Harbor (Michael Bay, 2001) ou de Tears of the Sun (Antoine Fuqua, 2003).
(5) Claude Leblanc, « La Chine ravive le souvenir de la guerre de Corée, gagnée contre les États-Unis », L’Opinion, 20 mai 2019.
(6) Dans Battleship (Peter Berg, 2012), Seul sur Mars (Ridley Scott, 2015) et Transformers : Age of Extinction (Michael Bay, 2014), les personnages chinois jouent un rôle clé dans le dénouement de l’intrigue menant au happy end. L’exemple le plus flagrant reste le personnage du mandarin dans Iron Man 3 : chinois dans le comic originel, il est occidentalisé dans le film avec un comédien britannique et ce qui s’y rapporte est réécrit pour le déresponsabiliser du rôle de terroriste, adoucissant ainsi son impact sur l’image de la Chine.
(7) Europe 1, « Un film patriotique bat tous les records en Chine », 8 août 2017 (https://​www​.europe1​.fr/​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​/​u​n​-​f​i​l​m​-​p​a​t​r​i​o​t​i​q​u​e​-​b​a​t​-​t​o​u​s​-​l​e​s​-​r​e​c​o​r​d​s​-​e​n​-​c​h​i​n​e​-​3​4​0​6​484).

Légende de la photo en première page : Sans être un film sur les forces, Wolf Warrior 2 leur réserve une place favorable. (© D.R.)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°68, « Chine : Quelle puissance militaire ? », octobre-novembre 2019.
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