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Sport et images… ou la mise en scène des monarchies du Golfe

Au Parc des Princes, quand joue le Paris Saint-Germain (PSG), le slogan « #Visit Qatar », inscrit sur la pelouse près des buts, accompagne chaque moment fort des matchs. Un nom, le Qatar, est alors associé aux grands joueurs présents sur le terrain, à un club ayant pour logo la tour Eiffel et à Paris, considérée comme l’une des plus belles villes de la planète. L’image du sport est omniprésente dans le monde entier, tant dans les médias que dans la publicité. Cela, les dirigeants du Golfe l’ont bien compris et s’en inspirent pour diffuser leur propre image. Mais ce n’est que la partie émergée de l’image sportive de ces pays ; son usage s’est d’abord inscrit dans l’exercice intérieur du pouvoir.

Le 5 janvier 2013, à Manama, capitale de Bahreïn, se déroule la cérémonie d’ouverture de la Coupe du Golfe arabe de football. Diffusée dans toute la région, elle s’achève par une chanson, Ana al-­Bahrain (Je suis Bahreïn). Des images défilent au centre du terrain : l’ensemble des souverains de la famille régnante Al-Khalifa, des clichés en couleur sépia pour nous ancrer dans le passé, d’un marin sur son bateau, d’un pêcheur de perles puis d’un paysan dans sa palmeraie et celui d’un Bédouin avec son chameau dans un paysage de dunes… Cette fresque insiste sur le patrimoine de Bahreïn. Mais elle octroie une place peu commune à la figure du paysan, généralement absent du récit national bâti par les Al-Khalifa (1). Cela marque l’ouverture symbolique du pouvoir à l’égard d’une des composantes de la société, les « Baharnas », un groupe historiquement rural, chiite, marginalisé au sein de la société bahreïnienne et qui constitue un acteur important de la déstabilisation que connaît le royaume depuis 2011 (2). Une richesse passée qui s’ouvre enfin sur des images de tours de verre, métaphore des succès et de la modernité offerte par les Al-Khalifa à leurs sujets, un Bahreïn sans crispations, loin des tensions et de la répression qui sévit contre les opposants.

Consolider le pouvoir politique par le sport

Cette rhétorique entre images passées et modernité contemporaine présentes autour de la famille régnante est un schéma repris lors de chaque édition de cette compétition au travers de différentes expressions artistiques. Image et sport résonnent ainsi dans le Golfe, en premier lieu, avec la Coupe du Golfe arabe de football, une compétition fondée en 1968 (première édition en 1970) par les pouvoirs en place pour se légitimer par l’image et la construction d’un récit commun autour de symboles entre patrimoines marin et bédouin, tous deux mythifiés.

Pour comprendre la genèse de la méthode, il faut se replacer dans le contexte sociopolitique des années 1950 et 1960. À cette période, le football s’affirme comme le sport britannique de référence. Sa diffusion s’accentue d’autant plus avec le développement de l’industrie pétrolière. Cela entraîne l’arrivée de nombreux travailleurs déjà rompus à ce sport, en provenance notamment d’Égypte, de Palestine, de Syrie, d’Irak et du Yémen, des sociétés qui connaissent depuis plusieurs décennies l’émergence du panarabisme, et qui, de plus, assistent à l’arrivée au pouvoir de figures ou de mouvements qui portent ce courant. Mais ces idées sont également appréciées au sein des populations du Golfe par les familles marchandes qui, par le voyage et les échanges commerciaux, apparaissent comme des relais des influences extérieures au sein de leurs sociétés. Ces deux acteurs participent tout au long de la décennie 1950 à la création de clubs de football. Le terrain, qui est avant tout un lieu de sociabilité, donne l’occasion d’échanges après les matchs, au cours desquels les idées panarabistes et anti-­impérialistes se manifestent souvent. Ces idées gagnent alors en popularité au sein des sociétés golfiennes. Elles remettent en cause la présence britannique et, par ce biais, la légitimité des familles régnantes. En réaction, elles créent une compétition de football régionale qui doit participer au développement de l’imaginaire golfien, un imaginaire qui serait commun aux sociétés arabes du Golfe. Le football a ainsi pour but de façonner autour des stades, construits dans les années 1960 par les pouvoirs dans une optique de contrôle, et autour de la jeunesse de ces sociétés l’identité « golfienne », une nouvelle image ­réunissant ces ­jeunesses autour de leurs leaders.

Dans les années 1990, une nouvelle génération arrive aux affaires. Ayant pour la majorité suivi une éducation tournée vers la chose militaire, ces dirigeants sont pour la plupart passionnés de sport. Un domaine qui présente un double visage, entre traditions réinventées et sports dits modernes, qu’ils ne vont pas tarder à mettre au service de leur image. Au Qatar, Hamad ben Khalifa al-Thani, qui fait ses classes entre Doha et le Royaume-Uni, saisit l’importance que représente l’image pour son pays. Prince héritier (1977-1995) puis émir (1995-2013), il pense dès la fin des années 1980 le sport comme un des piliers de la communication future de l’émirat, et met cette image au service de son image personnelle à l’échelle tant nationale que mondiale (3). Peu de temps après, sous l’impulsion de Mohamed ben Rachid al-Maktoum, Dubaï fait de même. L’image du sport demeure ainsi un outil de pouvoir qui évolue au fil des ambitions nourries par les gouvernants. Sous quels visages ces hommes choisissent-ils de se montrer ?

Prenons un exemple. En Normandie, en septembre 2014, le prince héritier de Dubaï, Hamdan ben Mohamed al-Maktoum, remporte les Jeux équestres mondiaux d’endurance, la course suprême en la matière. Plusieurs journaux émiratis de langue arabe rapportent alors que son père est venu, au terme de cette course éprouvante de 160 kilomètres, féliciter son fils et a récité un poème en l’honneur de la monture. Cette image rappelle le passé d’une aristocratie bédouine en mesure de posséder les meilleurs purs-sangs (4). Une identité que de nombreux Émiratis redoutent de perdre face au cosmopolitisme des deux cités-États, Dubaï et Abou Dhabi. Né en 1982, Hamdan ben Mohamed al-Maktoum cultive cette image de héros en partie par les réseaux sociaux ; ainsi, son compte Instagram (Faz3) se transforme en une sorte de majlis des temps modernes, qui permet à tout à chacun d’entrer dans l’intimité du prince, ce qui donne une impression de proximité. Et, par ce contrôle de l’image de soi, il se montre comme un modèle.

Le stade, un lieu de construction des imaginaires géopolitiques

À Djeddah, en Arabie saoudite, le 28 avril 2018, au cœur du complexe sportif du roi Abdallah, se déroule le premier combat de catch de l’histoire du royaume. Cet événement réunit 50 000 spectateurs pressés de voir leurs idoles en découdre sur le ring. Tandis que le speaker présente la première génération de catcheurs du pays, le drapeau iranien fait irruption dans la salle. Le symbole de l’« ennemi » est porté à bout de bras par deux hommes, présentés comme étant des Iraniens, qui se dirigent vers le ring pour le prendre d’assaut. Ils insultent alors les catcheurs saoudiens et tentent de les agresser. Mais ceux-ci résistent aux « envahisseurs », qui n’ont d’autre choix que de fuir. La défaite de l’Iran est criante.

Cette fiction sportive met en scène l’obsession de Riyad pour la République islamique d’Iran. Cette première représentation de catch dépeint au travers de ces acteurs la vision défendue par le régime saoudien d’un Iran agresseur qui se trouverait aux portes du royaume. Ce combat, organisé par la compagnie américaine World Wrestling Entertainment (WWE) et l’Autorité générale du sport saoudienne, dirigée par Turki al-Cheikh, un proche du prince héritier Mohamed ben Salman (depuis 2017), a été conçu comme une tribune politique par Riyad. Dans des sociétés composées en grande partie de jeunes, les stades sont des lieux essentiellement investis par eux. Dès lors, derrière l’image de divertissement, les pouvoirs instrumentalisent la scène sportive afin de diffuser peu à peu leurs représentations géopolitiques et consolident ces imaginaires nationalistes.

Dans une région qui connaît de nombreuses tensions, amplifiées par l’arrivée au pouvoir de Mohamed ben Salman, les terrains sportifs régionaux sont de plus en plus émaillés par des faits similaires. Ainsi, ce sont les joueurs du club phare de Riyad, Al-Hilal, qui refusent de respecter la minute de silence en hommage aux 66 passagers décédés en février 2018 dans le crash d’un avion iranien assurant la liaison entre Téhéran et la ville de Yasouj. Mais c’est également la volonté de représenter le Qatar comme un pays mis au ban des sociétés du Golfe, voire inexistant. C’est dans cette optique que la direction du club d’Al-Aïn refuse de citer le nom du club qatari d’Al-Rayyan, en présentation du match qui doit se tenir le lendemain dans l’émirat d’Abou Dhabi. Au Qatar, lors des matchs de Ligue des champions asiatique, les amateurs de football sont invités à se rendre au stade pour supporter les clubs de l’émirat, et ce, quelles que soient leurs couleurs, et à se réunir derrière le hashtag « #kulna Qatar » (« Nous sommes tous le Qatar »).

Exister à l’échelle mondiale : un sport à risque

En 2004, le pilote allemand Michaël Schumacher franchit au volant de sa Ferrari la ligne d’arrivée du circuit de Sakhir, à Bahreïn. En 2009, les tennismen André Agassi et Roger Federer jouent sur l’héliport de l’hôtel de luxe Burj al-Arab, à Dubaï. Un an plus tard, les coureurs cyclistes traversent pour la première fois les paysages d’Oman. En 2011, Roger Federer et Rafael Nadal frappent des balles à Doha, sur un terrain amphibie situé devant la skyline. En 2014, des avions de voltige réalisent des loopings devant le quartier des affaires d’Abou Dhabi, lors du Red Bull Air Race…

Les pays du Golfe existent désormais aux yeux de tout un chacun. Leur nom apparaît chaque année sur le calendrier des circuits majeurs du sport mondial. Ils se mettent en scène. C’est par l’image qu’ils souhaitent parler au monde. Certains se montrent sous les traits de la modernité, tandis que d’autres jouent sur la dualité entre modernité et traditions, ou insistent sur la nature préservée de leur pays. À partir de sportifs d’exception, des stades et parcours, les dirigeants ouvrent par l’image leur territoire au monde entier. Mais pour susciter l’intérêt du grand public, ils réfléchissent, assistés par les instances du sport mondial et des agences de communication, à la création d’images extraordinaires. L’« urbanisme d’images », symbolisé par la Burj al-Arab ou la skyline de Doha, qui riment avec modernité, est mis à l’honneur (5). Ces pays possèdent désormais un outil remarquable, le sport, qu’ils peuvent mettre au service de leurs visées politiques en fonction des conjonctures politiques et économiques. Les achats d’entités sportives européennes majeures, à l’instar de Manchester City pour Abou Dhabi et du PSG pour le Qatar, s’inscrivent dans cette logique.

L’attention se polarise ainsi sur ces territoires qui étaient encore mal connus il y a une vingtaine d’années par une grande partie de la population mondiale. Sous l’effet de la nouvelle génération aux affaires, épaulée par des conseillers occidentaux et des sociétés en communication, ces territoires se sont rapidement transformés. Cela en fait des pôles majeurs de la mondialisation, et de surcroît, non plus seulement pour leurs hydrocarbures, mais pour la grande diversité des événements qu’ils accueillent. Cependant, cette présence dans un secteur hypermondialisé comme le sport est risquée. En effet, l’accueil de ces événements attire dans le même temps l’attention d’acteurs de la mondialisation qui luttent pour davantage de transparence, tels les ONG et les médias. Dès lors, cette communication officielle est mise à mal par ces acteurs. La volonté de ces États d’intégrer le système mondialisé se heurte ainsi aux valeurs de leur système national, qui n’ont pas eu le temps de suivre le mouvement impulsé par leurs dirigeants.

À Zurich, le 2 décembre 2010, Hamad ben Khalifa al-Thani reçoit la coupe du monde de football des mains de Sepp Blatter, président de la FIFA de 1998 à 2015. Aux yeux de l’émir, ce trophée représente plus qu’une victoire. Le nom « Qatar » résonne à présent au travers de toutes les télévisions du monde et ce n’est que le début. La Coupe du monde 2022 est ainsi à l’image d’un règne lors duquel il n’a cessé de mener des politiques visant à la reconnaissance du Qatar sur la carte mondiale. Elle s’apparente à l’apothéose de son pouvoir. Cette victoire est toutefois vite entachée par des scandales révélés dans la presse britannique. Dans un premier temps, plusieurs médias se font l’écho, dès 2010, de soupçons de fraudes qui auraient eu lieu dans le cadre du vote conjoint, pour les éditions 2018 et 2022, de la Coupe du monde. Puis ce sont les chantiers qui, par les enquêtes des ONG et des journalistes, font apparaître la réalité des conditions de vie inhumaines endurées par une grande partie des travailleurs étrangers. La communication officielle de l’émirat se trouve ainsi prise en défaut, le nom du Qatar étant à présent associé à ces différents scandales. Quelle qu’en soit leur issue, ces affaires resteront gravées dans la mémoire d’une frange de l’opinion mondiale. Cette communication apparaît dès lors contre-productive. Ces affaires mises au grand jour sont en outre alimentées par des États du Golfe engagés dans une compétition régionale pour l’image et dont les priorités politiques sur la scène régionale divergent.

L’émirat de Dubaï, qui représente essentiellement l’équipe d’équitation des Émirats arabes unis, est épinglé à partir de 2014. La société Meydan, qui appartient à Mohamed ben Rachid al-Maktoum, a signé un contrat de sponsoring avec la Fédération équestre internationale (FEI), dirigée par sa femme, la princesse Haya bent al-Hussein, pour soutenir l’organisation de l’épreuve d’endurance des Jeux équestres mondiaux de Caen, en 2014. Le milieu équestre proteste contre cette mainmise de Dubaï. Meydan se retire. Dans le même temps, c’est la mort inexpliquée de nombreux chevaux d’endurance dans le Golfe qui inquiète, en particulier des montures issues d’écuries émiraties. La victoire de Hamdan ben Mohamed al-Maktoum n’est pas remise en cause, mais elle se trouve noircie par une affaire de dopage qui touche le cheval émirati. Face à ces différents scandales, la femme de l’émir est contrainte de renoncer à sa fonction de présidente de la FEI. De plus, l’organisation décide en 2015, à titre de sanction, de suspendre la fédération émiratie pour une durée indéterminée. Ses cavaliers n’auront désormais d’autre choix que de courir sous le drapeau de la FEI et non plus sous leurs propres couleurs. L’orgueil de l’émirat en prend un coup ; son image dans le milieu de l’équitation est quant à elle ternie.

Cette surexposition médiatique est également risquée. En effet, bien que la communication autour des grands événements soit millimétrée, les pays confrontés à une contestation politique interne peuvent être dépassés par ces tensions. Le Grand Prix de formule 1 de Bahreïn s’est transformé, en 2012, en un espace médiatique propice à la contestation du régime. Par ce biais, les opposants ont pu ainsi faire connaître à la presse mondiale leur cause et la répression dont ils souffrent depuis le début du soulèvement en 2011. Paradoxalement, l’image renvoyée par les pays du Golfe qui investissent dans le sport spectacle est celle de territoires sans véritable passion pour le sport. Or ce que recherche le téléspectateur mondial devant son écran, ce sont des stades et des bords de routes bondés, desquels se dégage cette passion, cette adrénaline, entre images et sons, qui le font vibrer.

Mais dans des sociétés essentiellement composées d’expatriés venus pour le travail, et de surcroît, avec des nationaux qui ont pléthore de loisirs à disposition, il est difficile de reproduire de telles scènes de liesse. De plus, ces sociétés n’étaient jusqu’à présent pas imprégnées par l’ensemble des sports accueillis sur leur territoire. Dès lors, cet imaginaire influencé par la façon de vivre le sport des sociétés européennes entre en dissonance avec la jeune culture sportive golfienne. Les amateurs de cyclisme se souviennent des championnats du monde de Doha, en octobre 2015, non pour la ville ou ses paysages, mais pour le manque d’engouement au bord de la route. Ce phénomène s’apparente à un « choc des cultures sportives », duquel découle une représentation mondiale ternie des monarchies du Golfe. Malgré les moyens mis en œuvre, la maîtrise de leur image leur échappe encore.

Notes

(1) Clive Holes, « Dialect and National Identity. The Cultural Politics of Self-Representation in Bahraini Musalsalat », in Paul Dresch et James Piscatori (dir.), Monarchies and Nations : Globalisation and Identity in the Arab States of the Gulf, I.B. Tauris, 2005, p. 52-72 ; Laurence Louër, Transnational Shia Politics : Religious and Political Networks in the Gulf, C. Hurst & Co Publishers Ltd, Londres, 2012.
(2) Jean-Paul Burdy, « Bahreïn : la prépondérance des dynamiques nationales », in Moyen-Orient no 38, avril-juin 2018, p. 36-41.
(3) Alexandre Kazerouni, Le miroir des cheikhs : Musée et politique dans les principautés du golfe Persique, PUF, 2017.
(4) Christoph Lange, « Purity, Nobility, Beauty and Performance : Past and Present Construction of Meaning for the Arabian Horse », in Dona Davis et Anita Maurstad (dir.), The Meaning of Horses : Biosocial Encounters, Routledge, 2016, p. 39-53.
(5) Jean-Pierre Augustin, « Installations olympiques, régénération urbaine et tourisme », in Téoros, vol. 27, no 2, été 2008, p. 31-35.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°43, « Bilan géostratégique 2019 : la fin de Daech ? », juillet-septembre 2019.
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