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De l’alternative entre des « solutions militaires » et des « solutions politiques »

L’idée qu’il existerait deux grands types de « solutions » aux conflits politiques, des « solutions militaires » et des « solutions politiques », est si répandue qu’on peut quasi quotidiennement être exposé à des exemples de cette manière de concevoir et d’exprimer les choses, de la part de responsables politiques, de journalistes, de diplomates, ou d’universitaires. Il s’agit le plus souvent de signaler qu’il n’existe pas à tel ou tel conflit de « solution militaire » et qu’il faut privilégier des « solutions politiques ». Au hasard d’un coup d’œil rapide jeté sur Internet, quelques titres d’articles : « Trump et Poutine : “Pas de solution militaire en Syrie” », « La France ne croit pas à une solution militaire au Mali », « Syrie : “Il faut trouver une solution politique et non pas militaire” », etc.

Envisager les conflits et leurs issues selon ce prisme apparemment évident implique pourtant plusieurs propositions implicites très discutables. La première est l’idée que les conflits politiques ont des « solutions », un peu comme un problème de mathématiques possède une résolution univoque, stable et objective qu’il suffit de « trouver ». Or le propre du politique est de mettre en concurrence ou en opposition des conceptions du monde, des valeurs, des intérêts, des hiérarchies sans que les conflits, violents ou non violents, qui en sont l’émanation puissent jamais être définitivement clos, sans que disparaissent jamais, d’un commun accord sur l’organisation de la vie collective interne et sur ses relations avec l’extérieur, les figures des adversaires ou des ennemis. Même la vie démocratique n’est pas un espace politique parfaitement apaisé où les conflits collectifs auraient trouvé des solutions ; c’est un espace de régulation et d’institutionnalisation des conflits politiques de sorte qu’ils s’expriment dans le cadre de règles communes empêchant qu’ils ne s’achèvent régulièrement dans la violence.

Quelle issue ?

Sans doute, depuis plusieurs décennies, le sentiment, juste, que les conflits guerriers ne trouvent plus comme auparavant d’issue politique fondée sur la décision des armes alimente-t‑il l’idée que nous ne parvenons plus à les « résoudre ». Mais de la même manière que des élections démocratiques « décident » de l’issue d’une compétition politique pour le pouvoir sans rien « résoudre » des différends entre parties, la violence armée n’a historiquement jamais « solutionné » un conflit, même si elle en a parfois « tranché ». Force est pourtant d’admettre que les choses n’étaient alors pas aussi simples qu’on veut bien le croire souvent aujourd’hui. Les guerres européennes du XVIIIe siècle par exemple, menées par des armées de métier dont la constitution, l’organisation, l’entretien et la subordination au pouvoir central d’un État ont été le fruit d’un long, difficile et encore inachevé travail, ont été jugées sévèrement par certains des écrivains militaires les plus influents à partir de la fin du siècle.

Le Français le plus critique est probablement le comte de Guibert qui, en 1772, dans son Essai général de tactique (1), souligne ce qu’il estime être la pusillanimité des guerres de son époque. S’il reviendra par la suite sur ses affirmations de jeunesse, son premier jugement est peu modéré : sans résultats décisifs, les conflits se terminent en général par un « troc » de provinces qui ne règle en rien les problèmes aux origines de l’entrée en guerre. Pour le jeune Guibert, la décision des armes n’était pas assez franche, et des résultats militaires mitigés ne donnaient que rarement aux conflits une issue politique sans ambiguïté. Plus près de nous, aux XIXe et XXe siècles, l’antagonisme franco-allemand au cours des guerres de 1870, 1914, 1939, qui ont pourtant chacune été tranchées par les armes, prouve que cette décision, même quand elle est franche, ne tranche pas forcément les conflits de puissance de manière durable. Le thème de la « revanche », d’un côté ou de l’autre, a été central dans la vie publique et les idéologies politiques françaises et allemandes durant de longues décennies.

L’usage du terme « solutions » a enfin tendance à laisser entendre que tout conflit peut être résorbé dans la mesure où on ne commet pas d’« erreurs ». Puisqu’il existerait des « solutions », il existerait également des voies qui constitueraient des erreurs relativement aisées à identifier et il suffirait de conformer notre comportement au bon modèle. Le problème est que tout échec n’est pas forcément le résultat d’erreurs, qu’on ne maîtrise pas l’ensemble de la situation – un conflit est une interaction, on n’y est jamais seul, ce que veut, fait, dit l’adversaire ou l’ennemi compte dans le résultat –, et que ce que l’on nomme erreurs en matière politique, stratégique ou militaire est souvent plus facile à identifier dans l’action a posteriori qu’a priori…

La question de la place du politique

La distinction de « solutions militaires » et de « solutions politiques » suppose ensuite que l’emploi de la violence armée n’est pas politique. Or, en tant que « continuation des relations politiques, avec l’appoint d’autres moyens (2) », la guerre est un moyen potentiel d’imposer sa volonté à l’ennemi au cours d’interactions politiques conflictuelles qui ne s’effacent pas du fait de l’irruption de la violence, mais changent, en partie ou en intégralité, de forme – des relations diplomatiques peuvent perdurer ou se manifester occasionnellement entre acteurs en guerre. La violence ne se substitue pas alors à la politique ; la violence est politique. La guerre est une forme de relation politique entre acteurs étatiques ou irréguliers. Il n’existe ainsi pas d’un côté du « militaire » et de l’autre du « politique » ; il existe une activité et des interactions politiques extérieures dont les principaux moyens classiques sont l’usage des forces armées et la diplomatie. En fonction des objectifs politiques poursuivis, des caractéristiques de l’ennemi et de la situation, le recours à la violence armée est un moyen plus ou moins adapté à la réalisation des effets politiques souhaités. Conçue traditionnellement comme ultima ratio des relations politiques conflictuelles, la guerre n’en est pas pour autant toujours un moyen d’atteindre ses objectifs ou de s’en rapprocher au maximum, et il est logique de rester attentif aux autres ressources dont le politique dispose, en complément ou en substitution de l’usage de la violence.

La dichotomie « solutions militaires »/« solutions politiques » implique par ailleurs en miroir l’idée qu’il existerait des issues purement militaires à certains conflits politiques. Dans la mesure où l’emploi de la violence est un moyen de l’activité politique, des résultats militaires opérationnels doivent toujours trouver une expression d’ordre politique pour produire de véritables effets. En elle-même, isolée de son sens et de sa traduction politique dans la mise en forme de nouvelles relations par les acteurs concernés, elle ne mène à rien. Le but ultime n’est pas de battre un ennemi, mais de peser sur sa volonté de façon à organiser de futures relations pacifiées de manière la plus conforme possible à nos aspirations. L’existence de finalités politiques claires ou réalistes au cours d’un conflit, comme la cohérence entre ces finalités, les voies choisies et les moyens déployés ne sont bien sûr jamais garantis. Il n’est pas question d’affirmer que la relation de moyen à fin qui lie la violence armée à l’action politique ainsi que la juste appréciation de ses formes et de ses proportions sont systématiquement des traits caractéristiques des phénomènes conflictuels tels qu’ils se présentent dans l’histoire, mais d’insister sur le fait que l’usage de la violence armée perd son sens si celui-ci est, ou devient, sa propre finalité.

On peut par exemple longuement discuter l’idée, assez répandue, que la guerre d’Algérie s’est soldée du côté français par une « victoire militaire » suivie d’une « défaite politique ». On comprend bien à quoi renvoie l’expression « victoire militaire » : en Algérie, les forces françaises ont à la fin des années 1950 un sentiment de maîtrise du terrain. Le plan Challe, enchaînement d’opérations visant à détruire les unités de l’Armée de Libération Nationale (ALN), à occuper de façon permanente leurs positions et à démanteler l’organisation politico-administrative du FLN a produit des résultats significatifs. Mais deux aspects contribuent à nuancer l’idée de réussite. D’abord, la question du temps : des unités et réseaux de l’ALN se reconstituent dès la fin de l’année 1960 dans des espaces théoriquement pacifiés. La rébellion, mal en point, se réorganise cependant et prouve par là qu’elle ne se considère pas comme complètement vaincue. La résistance n’a donc pas été réduite à néant et l’esprit de révolte, l’aspiration à l’indépendance ne sont pas morts, constituant de puissants motifs pour l’engagement dans la lutte de nouvelles recrues. Cela nécessite donc de maintenir une présence militaire française importante sur place, potentiellement combattante, jusqu’à un moment indéterminé. Le second aspect est que l’expression « victoire militaire » cache une autre réalité, plus précise, qui est que cette série d’opérations au bilan globalement positif à un moment T est surtout une « victoire tactique ». Or, à bien y réfléchir, il n’est pas si étonnant qu’une victoire tactique n’engendre pas mécaniquement de victoire politique, puisque manque entre les deux l’articulation stratégique…

Carotte et bâton peuvent aller de pair

Enfin, la dernière idée implicite contenue dans l’alternative « solution militaire » ou « solution politique » est que cette dernière, qu’il faut en réalité nommer négociations diplomatiques, serait un processus antinomique de l’emploi des forces armées et, plus généralement, de l’usage de contraintes et de pressions diverses. À l’occasion de la crise ukrainienne entre les États-Unis, l’Union européenne et la Russie et de ses suites, puis à propos du dossier syrien, on a souvent vu l’opinion séparée entre les tenants d’une ligne dure à l’égard de Moscou, se matérialisant par l’usage de sanctions et de pressions diverses, et les tenants du dialogue. Mais la France, malgré sa participation à une alliance privilégiant des sanctions économiques, politiques et symboliques, n’a jamais rompu ses relations diplomatiques avec la Russie et des rencontres entre chefs d’État ont eu lieu. Le dialogue sans contraintes ou pressions, ni même une certaine fermeté de ton et d’attitude ne mène pas bien loin face à un interlocuteur avec qui il existe un conflit d’intérêts ou de valeurs.

Sauf à entendre l’activité diplomatique comme un moment d’aimables palabres animées de part et d’autre par le même esprit de compromis ou à l’issue desquelles il est bien avisé d’épouser la vision de la réalité de son adversaire ou de son ennemi… L’univers très policé de la diplomatie peut ainsi parfois alimenter l’illusion qu’il s’agirait d’une activité d’où la coercition est absente. Cependant, dans le cadre d’un conflit, que la discussion ne fait pas disparaître par enchantement, la diplomatie s’appuie sur des formes variées d’incitations et de contraintes pour faire évoluer les négociations dans le sens souhaité (3). Hors cas de guerre totale où on n’envisage aucune autre issue au conflit que la capitulation sans conditions de l’ennemi, elle est donc parfaitement compatible avec l’emploi en parallèle des forces armées, dont le but de l’action est alors de placer les négociateurs dans une position de force face à leurs interlocuteurs. Toute négociation est un rapport de force, plus ou moins équilibré ou déséquilibré, s’appuyant sur des ressources potentielles très variables. Il s’agit encore d’infléchir une volonté autre… 

Notes

(1) Comte Jacques de Guibert, Essai général de tactique, Economica, Paris, 2004.
(2) Carl von Clausewitz, De la guerre, Éditions de Minuit, Paris, 1955, p. 703.
(3) Pour une analyse fine des rapports entre violence et négociation, affrontement et coopération, voir le grand livre de Thomas Schelling, The Strategy Of Conflict, Harvard University Press, Harvard.

Légende de la photo en première page : les représentants japonais arrivent sur le pont de l’USS Missouri, le 2 septembre 1945. Le cadre importe : le puissant bâtiment est ancré en rade de Tokyo – littéralement chez l’ennemi – et est escorté par 254 autres navires… (© US Navy)

Article paru dans la revue DSI n°140, « Le T-90, cavalier des steppes », mars-avril 2019.
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