Né en 1943 et décédé le 27 février 2020, économiste puis internationaliste, Colin Gray a joué un rôle majeur dans les études stratégiques qu’il a largement contribué à légitimer et à développer. Ayant la double nationalité américaine et britannique, il sera également praticien dans l’administration Reagan – mettant à profit le retour en vogue de la géopolitique qu’il a contribué à remettre au goût du jour d’une manière décisive dans les années 1970 – mais surtout un auteur prolixe : 35 ouvrages (compte non tenu des rééditions et traductions) ; 30 monographies ; 84 chapitres d’ouvrages (jusque 2011) ; 242 articles, pour l’essentiel dans des revues à comité de lecture (jusque 2011). S’il a beaucoup travaillé sur la stratégie théorique depuis la fin des années 1990, il s’est également distingué dans le domaine de la stratégie maritime/navale et a joué un rôle important dans les débats des années 1980 sur la stratégie nucléaire.
En 2012, il faisait paraître Airpower for Strategic Effect (Air University Press, Maxwell AFB), s’attaquant à un domaine aérien qu’il avait paru négliger jusque-là. C’est dans ce cadre que nous l’avions interviewé pour Défense & Sécurité Internationale (n°83, juillet-août 2012).
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Votre récent ouvrage semble nuancer le dernier livre de Martin Van Creveld, notamment en mettant en évidence la croissance continue de l’efficacité de la puissance aérienne. Etait-ce votre intention ?
Martin van Creveld est un brillant historien militaire que je suis ravi d’avoir pour ami et pour lequel j’ai une véritable estime. Je n’ai pas eu accès à son dernier livre lorsque j’écrivais Airpower for Strategic Effect, bien que j’aie pu lire certains de ses essais extrêmement critiques à l’égard de la puissance aérienne contemporaine. Lorsque j’ai commencé à éditer et à réviser mon propre livre sur la puissance aérienne, je disposais d’un exemplaire du sien. Naturellement, je me suis alors sérieusement interrogé quant à savoir si, ou dans quelle mesure, je devais faire évoluer mon propos de sorte à bien prendre en compte la thèse de Creveld. A tort ou à raison, j’ai décidé de ne pas engager un débat avec son Age of Airpower, mais uniquement de constater notre désaccord profond, notamment à propos de l’avenir de la puissance aérienne, et de permettre aux lecteurs de décider par eux-mêmes laquelle de ces thèses et, par voie de conséquence tout au moins, lequel de ces pronostics leur semblaient les plus convaincants. C’est, à mon avis, une grave erreur que d’envisager une « ère de la puissance aérienne », comme s’il était possible de définir une période historique durant laquelle la puissance aérienne a émergé, a mûri, puis a commencé à décliner, se dirigeant vers sa future extinction. Je vois bien sûr l’histoire de la puissance aérienne comme ayant un début, suivi d’une période relativement courte de développement rapide vers la maturité, à laquelle ont succédé l’affinement et l’adaptation technique. En revanche, ce que je rejette totalement c’est l’affirmation selon laquelle il y a, ou il y aura, une fin de l’ère de la puissance aérienne. Il y aura d’énormes changements cumulatifs et certains changements radicaux en ce qui concerne les outils couramment désignés par « puissance aérienne », mais dire cela c’est simplement reconnaître l’inévitabilité du changement.
Je pense que l’erreur intervient dans l’analyse dès lors que les théoriciens et les commentateurs ont, fondamentalement, une mauvaise compréhension des phénomènes liés à la puissance aérienne que ce soit sur le plan conceptuel ou en termes fonctionnels stratégiques. Souvent, les arguments focalisés sur le coût extraordinaire des aéronefs de combat de cinquième génération se rendent coupables d’ignorer, ou peut-être de ne pas comprendre, deux aspects fondamentaux. Premièrement, « la puissance aérienne est tout ce qui vole et qui est stratégiquement utile » (cela constituant ma version légèrement amendée de la définition classique de « Billy » Mitchell). Deuxièmement, le vol, sous ses nombreuses formes techniques, a longtemps été indispensable pour le commerce et pour la guerre indépendamment l’un de l’autre. Dès lors que l’on comprend ces deux points, il est évident que la puissance aérienne – quelle qu’en soit la forme, pourvu que l’on puisse se la permettre et qu’elle fonctionne suffisamment bien – a un avenir absolument certain. Les arguments quant aux coûts financiers apparemment exorbitants des aéronefs récents sont importants, mais ils n’impactent pas la réalité immuable selon laquelle la puissance aérienne est littéralement indispensable. Si certains systèmes ou catégories de systèmes sont inabordables, la puissance aérienne changera son caractère, de sorte à s’adapter, mais en rien sa nature.
La grande question de l’efficacité de la puissance aérienne – soit la précision – a été résolue par une combinaison de munitions de précision, de pods de désignation, d’attention donnée à l’entraînement, etc. Mais est-ce suffisant pour générer des effets stratégiques ?
Ce n’est pas un hasard si mon livre s’appelle Airpower for Strategic Effect, et non airpower for strategic effects. J’ai consacré beaucoup de temps et d’énergie, et j’ai probablement mis à l’épreuve la patience de mes lecteurs, pour expliquer les différences entre, d’une part, stratégie et tactique et, d’autre part, effet stratégique et effets tactiques. Toute action est tactique dans sa réalisation, mais stratégique dans son effet. Il devrait être difficile de mal comprendre cette distinction : Carl von Clausewitz l’a expliquée avec une admirable clarté il y a près de deux cents ans. La stratégie est réalisée tactiquement. L’amélioration de l’instrument d’action tactique (le système d’armes, compris comme un tout) facilitera l’obtention de l’effet stratégique positif, toujours à condition que le sens stratégique commande le comportement tactique. Si des systèmes d’armes techniquement supérieurs accomplissent des choses (dans l’action tactique) qui ne font pas avancer un projet stratégique susceptible de produire le type de résultat politique désiré, alors il s’agira d’efforts gaspillés. Les armes de précision peuvent précisément provoquer des dommages sans grande importance d’un point de vue stratégique. De meilleurs outils tactiques nécessitent une direction stratégique suffisamment bonne ; ils ne peuvent être substitués à une telle direction et ne le sont en effet jamais.
Il y a quelques temps, George Quester soulignait notre manque de connaissance sur les effets psychologiques de la puissance aérienne. Dans le monde doctrinal de l’OTAN dirigé par les Effects-based operations, c’est embarrassant. Est-il nécessaire d’en revenir à des visions plus concrètes, comme celles de Warden ou de Pape ?
Il est difficile de répondre à cette question. Je pense que la réponse simple doit reposer sur la dualité plutôt insatisfaisante de « cela dépend », et sur une reconnaissance sans ambigüité de l’incertitude de la guerre. L’histoire montre que ni les effets tactiques (pluriel), ni l’effet stratégique (singulier), de la puissance aérienne ne peuvent être calculés de manière fiable. Nombre de penseurs aériens ont cru autrement, mais ils se trompent. De plus, ils se trompent en grande partie pour des raisons là encore clairement exposées par Clausewitz. Le grand théoricien prussien a expliqué que la guerre consiste à affecter la « volonté » de l’ennemi et que cela est nettement plus difficile à prédire, et plus encore à mesurer, que ne le sont les éléments matériels dans un conflit. John Warden a rendu un grand service en relançant, à la fin des années 1980, la réflexion autour de la puissance aérienne à un niveau véritablement opérationnel, mais il a présenté comme une certitude un projet de coercition aérienne qui ne pouvait pas répondre aux objectifs ambitieux de son auteur. L’efficacité de la puissance aérienne est véritablement spécifique à chaque situation et ne peut être réduite à un modèle de ciblage plutôt mécaniciste.
Les forces aériennes et navales partagent une vision « stratégique » du monde : depuis une passerelle ou un cockpit, il est facile de considérer le monde comme sa zone de déploiement – si vous avez la logistique nécessaire, bien sûr. Nous avons vu les Américains travailler sur le concept d’AirSea Battle, en utilisant une combinaison de feux. Est-une une façon de faire travailler les puissances aérienne et navale en synergie ?
Les concepts « AirSea Battle » ont évidemment un sens géostratégique pour les pays qui sont, d’un point de vue géopolitique, fondamentalement maritimes. Cela étant, nous devons être prudents et honnêtes lorsque nous mélangeons arguments de portée générale et spécificités de chaque pays. Je suis Anglo-américain et, pour répondre à cette question, je me limiterai au contexte américain actuel. Pour un pays ayant des devoirs et des responsabilités globales (ce qui peut bien évidemment être discuté) pour l’ordre politique, il est très judicieux d’un point de vue stratégique d’exploiter la portée militaire littéralement souveraine que confère la puissance aérienne maritime. Dans les prochaines années, il est presque certain que la stratégie militaire nationale américaine se tournera résolument vers les raids off-shore avec une dimension amphibie/expéditionnaire, mais en privilégiant, dès lors que cela sera possible, l’acheminement militaire par voie aérienne. A deux reprises dans l’expérience et la mémoire récentes, au Vietnam dans les années 1960 et en Irak et en Afghanistan dans les années 2000, les États-Unis se sont engagés dans ce qui s’est avéré être des missions sans espoir dont l’objectif était la reconstruction nationale. Plusieurs décennies passeront avant que les États-Unis puissent trouver la volonté politique interne permettant d’entreprendre une autre mission particulièrement difficile/impossible qui exigerait un effort continental soutenu à grande échelle. Actuellement, les tendances technologiques conduisent les États-Unis à privilégier une stratégie qui consiste à rester à distance. Cela ne veut pas dire que les dirigeants politiques américains ne doivent pas finir par prendre en compte l’opinion de leurs électeurs selon laquelle les guerres en terres lointaines sont vraiment une mauvaise idée.
Nous observons actuellement l’émergence d’une nouvelle génération d’appareils : PAK-FA en Russie et en Inde, J-20 en Chine, F-35 aux Etats-Unis. Derrière cette évolution, il existe un débat entre la quantité et la qualité (laquelle est atteinte par des coûts plus élevés) et sur la façon d’atteindre l’équilibre entre les deux. Les forces aériennes américaines et européennes sont-elles condamnées à recevoir de moins en moins d’appareils ?
Cette question me ramène au propos de Martin van Creveld qui évoque le déclin et la chute de la puissance aérienne. Il n’y a pas de place pour débattre de l’impact négatif des coûts croissants des systèmes sur le volume d’acquisitions globales. Et bien évidemment, comme le nombre total d’acquisitions est diminué, le coût unitaire doit augmenter. Au final, le coût unitaire est tellement élevé que la valeur stratégique du système devient clairement discutable, pour ne pas dire mince. J’ai quatre réponses à cette préoccupation pressante. Premièrement, il est toujours plus facile de discuter le coût du système d’armes que sa valeur. Les coûts financiers sont connus et peuvent être anticipés – souvent mal mais c’est une autre question – alors que les estimations de la future valeur stratégique (réalisées sur la base des prévisions quant à la valeur militaire tactique et opérationnelle) doivent par nature être des conjectures. Donc le débat coûts versus valeur obtenue en contrepartie de l’argent dépensé fait preuve d’un parti pris intrinsèque contre l’acquisition de système. Comment pouvons-nous fournir aujourd’hui des données plausibles quant à la valeur militaire, stratégique et finalement politique (rendement de notre investissement national) qu’aura, disons, le F-35 dans vingt ans ?
Deuxièmement, l’estimation des coûts n’est pas une science, quoiqu’en disent nombre de personnes. Non seulement il peut y avoir de véritables différences entre nos estimations éclairées, mais les chiffres relatifs aux coûts peuvent en plus différer nettement selon ce que nous choisirions d’inclure comme coûts pertinents et selon la durée d’utilisation active du système que nous supposerions.
Troisièmement, le débat relatif aux programmes d’acquisition d’aéronefs prétendument inabordables, typiquement sans surprise, est tourné par chaque partie de sorte à privilégier sa propre position. Si la charge budgétaire apparait terriblement grande, alors laissez-nous apprivoiser ou tuer le système en insistant sur le fait que nous parlons tous de coûts financiers ! Les partisans du système insistent, ce qui n’est pas moins plausible, sur le fait que la valeur stratégique doit orienter la politique. Mais l’analyse stratégique n’est pas une science. La vérité objective ne peut être trouvée par aucune méthodologie connue. Si vous n’êtes pas d’accord avec cela, comment suggéreriez-vous d’établir la véritable valeur stratégique, qui soit prospectivement fiable, du F-35 pour les prochaines décennies ?
Le quatrième point, qui est de loin la principale raison pour laquelle l’essentiel du débat sur la prochaine génération d’aéronefs de combat n’est pas pertinent, tient au fait que la controverse sur le coût unitaire, notamment du F-35, a perdu de vue le véritable contexte stratégique. Pour expliquer : le programme F-35 peut ou non traverser une crise budgétaire, mais ce n’est pas le cas pour la puissance aérienne de manière générale. La supériorité aérienne n’est pas « une préoccupation d’hier », elle est et elle demeurera un impératif pour les succès terrestres. Le contrôle de l’air ne garantit pas la victoire au sol ou en mer, mais la perte de ce contrôle est quasi synonyme d’échec dans les autres milieux. La puissance aérienne évolue, mais ne suit pas la voie de la cavalerie. Si les aéronefs habités et pilotés sont abordables (une appréciation politique en quelque sorte), l’air doit encore être contrôlé, à des fins d’emploi, par d’autres moyens techniques – pour lesquels, heureusement, existent plusieurs alternatives partielles. La vérité stratégique est que dans les conflits d’aujourd’hui, l’exploitation du milieu aérien n’est pas discrétionnaire. Elle est littéralement essentielle. Différents systèmes d’armes, et même types d’armes, apparaissent et disparaissent, mais la nécessité d’opérer dans les airs (et de nier à l’ennemi cette liberté opérationnelle) est permanente. L’ère de la puissance aérienne va perdurer. Il est certain que si les aéronefs de combat habités et pilotés deviennent inabordables et/ou inefficaces d’un point de vue tactique, d’autres types d’appareils aériens les remplaceront. Le besoin stratégique est prédictible avec la plus grande confiance.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 26 mai 2012
Légende e la photo en première page : Colin Gray et James Mattis, alors secrétaire américain à la défense, à Londres en 2017. (© DoD)