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Transport aérien stratégique : quel héritage pour la Russie ?

L’URSS s’est intéressée relativement tard à l’aviation de transport stratégique. Naturellement proche de son théâtre d’opérations principal – l’Europe centrale –, elle estimait, dans un premier temps, n’avoir besoin que de capacités de transport tactique. Ces dernières se sont formalisées avec l’arrivée des premiers An‑12 Cub, à la fin des années 1950, en plus d’appareils plus légers.

Mais, rapidement, la dégradation des relations de Moscou avec la Chine (tout comme d’ailleurs la volonté du pouvoir central de développer économiquement la Sibérie) a imposé une réorientation du dispositif militaire, mais, également le développement de capacités de transport stratégique. En a résulté l’An‑22 Anteus/Cock, dont le développement a été officiellement lancé en 1960, en vue d’une production estimée à une centaine d’exemplaires.

L’An-22
Soixante-huit An‑22 (dont 37 An‑22A, modernisés (1) et mis en service à partir de 1972) ont été produits à partir de 1966 – le premier vol de l’appareil étant intervenu en 1965 – aussi bien pour le compte de la V‑TA (composante du transport de la force aérienne soviétique) que pour la compagnie nationale Aeroflot. L’appareil avait une configuration classique, mais se distinguait d’emblée par ses quatre turbopropulseurs Kuznetsov NK12M, d’une puissance unitaire de 15 000 ch, déjà montés sur les appareils de la famille des Bear. Surtout, l’An‑22 surprenait à l’époque par ses dimensions, en particulier celles de la soute, d’une longueur de 33,4 m pour une largeur de 4 m et un volume utile de 639 m³. Si sa puissance lui a permis de briser 14 records en matière de charge utile et d’altitude, elle lui offrait surtout une capacité de projection restée un temps inédite, jusqu’à l’arrivée du C‑5 aux États‑Unis.

Avec une masse à vide de 114 t, sa masse maximale au décollage atteignait 250 t, réparties sur un train d’atterrissage complexe et conçu pour des pistes relativement rustiques. L’appareil a rapidement intéressé les VDV (parachutistes), dès lors que ses dimensions et sa charge utile – 80 t au maximum – permettaient d’embarquer quatre véhicules de combat BMD‑1, là où les An‑12 Cub ne pouvaient en transporter qu’un seul (2). En conséquence, l’utilisation de l’An‑22 a été vue comme un facteur permettant de réaliser une bien meilleure concentration des forces dans l’hypothèse d’un assaut sur l’Europe occidentale ou d’une projection ailleurs dans le monde. Sa distance franchissable à masse maximale était de 5 000 km (10 950 km à vide), l’appareil ne pouvant être ravitaillé en vol. Pour autant, il a été utilisé dans le cadre de projections lointaines.

L’appareil a ainsi été massivement utilisé durant l’invasion de l’Afghanistan, en 1979, permettant l’insertion de forces sur l’aéroport de Kaboul. Les An‑22 ont également servi au transport de matériel militaire en Angola et été mis à contribution dans la projection du contingent russe de maintien de la paix en Bosnie, en 1995. Encore assez largement utilisés dans les années 1990 – une époque à laquelle environ 40 exemplaires étaient encore en service –, ils restent en service en petit nombre dans la VVS, de même que dans la compagnie civile Antonov Airlines. De facto, dans les années 1970, les capacités russes se sont très largement étoffées avec l’arrivée des premiers Il‑76 Candid.

<strong>L’Il-76MD Candid-B</strong>

Candid chez les parachutistes

Quadriréacteur à ailes hautes entièrement pressurisé, l’Il‑76 est entré en service en 1974, la première version (Candid‑A), d’une charge utile de 40 t (ou encore trois BMD‑3 ou deux BMD‑4 de même que des parachutistes), étant produite jusqu’en 1977. La deuxième version, l’Il‑76M (Candid‑B), dotée d’un canon bitube de 23 mm dans la queue, était plus spécifiquement destinée au transport des VDV (jusqu’à 125 parachutistes). Entre-­temps, l’appareil a évolué avec l’Il‑76MD, apparu au milieu des années 1980, à la structure renforcée, permettant d’embarquer 48 t de charge utile, et au plus long rayon d’action. Il dispose aussi d’une durée de vie opérationnelle plus importante.

L’avionique des Il‑76 a également évolué avec le temps. Un détecteur d’alerte radar, des brouilleurs et des leurres peuvent être embarqués (cas des MD chinois, de même que les équipements de navigation comprenant un compas, un système de contrôle de vol intégré, un ordinateur, des systèmes de radionavigation et d’atterrissage automatique, un transpondeur IFF et un radar.

Lorsque l’Il‑76 est apparu, les autorités soviétiques comptaient disposer non seulement d’un appareil avec d’importantes capacités de projection, mais également d’une plate-­forme pouvant potentiellement être déclinée en plusieurs versions spécialisées. La première était le ravitailleur en vol Il‑78 (3). Une deuxième variante, le Beriev A‑50 Mainstay, a été conçue comme appareil de détection avancée devant remplacer les Tu‑126 Moss et est entrée en service en 1984, avec 16 exemplaires construits pour la VVS (4). Une version améliorée, l’A‑50U, a également été présentée, dotée du radar Shmel‑M. Aucun appareil de série de ce type n’a toutefois été construit. En revanche, l’A‑50 a connu des succès à l’exportation (5). D’autres versions de l’appareil sont plus discrètes : l’Il‑76PP, destiné à devenir une plate-forme de guerre électronique, mais les problèmes rencontrés avec son système de mission ont été tels que le programme a été abandonné ; l’Il‑76MD‑PS (surveillance maritime), jamais mis en service ; l’Il‑76MD Skalpel‑MT, un hôpital volant dont au moins deux exemplaires ont été mis en service et utilisés durant la guerre d’Afghanistan, mais dont le statut actuel est incertain.

Outre un banc d’essai de propulsion (Il‑76LL dont l’un des réacteurs a été remplacé par un turboprop alimenté par une turbine à gaz), le bombardier d’eau Il‑76MDP et des appareils destinés à l’entraînement des astronautes à zéro G, une dernière version a focalisé l’attention des analystes dans les années 1990. Désigné alternativement Il‑76VPK ou Il‑82, l’appareil se caractérise par un vaste dôme positionné sur le dessus de l’avant du fuselage et abritant des systèmes de communication. Il est également équipé d’une antenne filaire déployée en vol, de même que de nombreuses antennes, sur le pourtour du fuselage. Deux exemplaires ont été construits, mais un seul serait encore opérationnel. Considéré dans un premier temps comme un poste de commandement aérien, il s’est ensuite avéré qu’il était utilisé comme relais de communication au profit des quatre Il‑80 Maxdome encore en service (6).

L’appareil a également évolué, plus classiquement, au regard de ses missions de transport. Présenté en 1995, l’Il‑76MF n’est pas en service en Russie. Il montre un fuselage allongé de 6,6 m et bénéficie de l’installation de réacteurs PS‑90‑A6. Sa charge utile est dès lors plus importante, passant à 60 t (pour 210 t de MTOW), tandis que la distance franchissable maximale augmente de 20 %. Dans les années 1990 et au-delà des versions civiles de l’appareil, une nouvelle génération d’Il‑76 est apparue. L’Il‑76MD‑90 a été remotorisé (quatre réacteurs PS‑90A‑76 de 16 t de poussée unitaire), permettant de porter à 50 t la charge utile, et son avionique a été modernisée. Une version au tonnage accru (210 t de masse maximale, 52 t de charge utile), l’Il‑76MD‑90A, parfois appelé Il‑746, a effectué son premier vol en 2013, les premiers appareils de série étant livrés en 2015. La force aérienne russe devrait en recevoir, dans un premier temps, 39 exemplaires.

<strong>L’An-124-200</strong>

Condor sur la steppe

Le besoin d’appareils aux capacités plus importantes, en charge comme en volume utile, s’est rapidement fait sentir, ce qui a ultimement débouché sur le développement de l’An‑124 Condor. Les premiers rapports sur sa conception ont paru en 1977, l’An‑124 effectuant son premier vol en décembre 1982 et entrant en service début 1986. Il s’agit d’un cargo lourd ayant une configuration classique et globalement similaire à celle du C‑5 Galaxy : quadriréacteur à ailes hautes en flèche et au dièdre négatif, dont la soute est accessible par la tranche arrière et dont le nez se relève. Comme pour le C‑5, la hauteur du train avant peut être réduite, permettant d’« agenouiller » l’avion, tandis que 88 passagers peuvent trouver place au-­dessus de la soute. Le cockpit a été prévu pour un équipage de six membres (pilote, copilote, deux ingénieurs de vol, un navigateur et un spécialiste des communications), un équipage de relève pouvant également être embarqué.

Comparativement au C‑5, il n’est cependant pas doté d’un réceptacle de ravitaillement en vol et ses gouvernes de profondeur ne sont pas positionnées au sommet de la dérive. De même, il a été conçu pour une utilisation plus rustique, de sorte que son train a été renforcé, avec quatre roues au train avant et vingt au train principal. Cette configuration, la puissance de ses moteurs équipés d’inverseurs de poussée, de même que la taille de ses volets lui permettent d’être utilisé depuis des pistes d’une longueur de 1 200 m.

L’appareil a été construit autour de sa soute, d’un volume de plus de 1 000 m³, qui est équipée de deux grues et qui offre une capacité d’emport supérieure de 10 % à celle du C‑5B. Si la conception de l’An‑124 est classique, elle a permis à l’industrie soviétique de connaître des avancées dans le domaine des commandes de vol électriques (à quadruple redondance), mais aussi dans celui des matériaux composites. L’appareil, d’une durée de vie de 24 000 h, est également doté de trois centrales de navigation inertielles et de 34 ordinateurs qui permettent de gérer l’ensemble des fonctions nécessaires au vol. L’An‑124‑100, version civile, voit son automatisation un peu plus poussée. L’appareil a permis de battre plusieurs records : transport d’une charge utile de 170 t à plus de 10 000 m d’altitude ou vol sur plus de 20 000 km en vingt-cinq heures. Sa construction a été interrompue dans les années 1990 ; s’il a été question de la relancer, l’invasion de la Crimée a mis un terme à ces projets.

Antonov a également développé puis construit l’An‑225 Mrya/Cossack. Issu d’un Condor auquel ont été ajoutés deux modules de fuselage et deux réacteurs D‑18T supplémentaires, au train remplacé par un nouveau système à 32 roues aux ailes redessinées, ce nouvel avion a effectué son vol inaugural en décembre 1988. Appareil de tous les superlatifs, il a brisé 240 records et reste le plus grand appareil à avoir volé. Si sa soute peut recevoir une charge maximale de 250 t, il a également été conçu afin de transporter des charges lourdes sur son dos, dans le cadre du programme soviétique de navette spatiale. Cette dernière, Buran, était alors transportée de manière similaire aux Orbiter américaines, arrimées sur un B‑747. La structure de l’An‑225 permet ainsi d’enlever 200 t. Avec 84 m de longueur pour une envergure de 88 m, sa masse à vide est de 175 t pour 600 t de masse maximale au décollage. Pas question, ici, d’adapter l’appareil à des conditions d’opération rustiques, puisque 3 500 m lui sont nécessaires pour décoller à charge maximale. Doté de six réacteurs, il ne dispose toutefois pas de rampe d’accès arrière, ce dont les appareils de série auraient pu être équipés si tant est qu’une production relativement importante ait été lancée. Or un seul Mrya a été construit et est actuellement en service dans le civil.

La fin des recherches russes

Effondrement de l’URSS faisant, Antonov restera basé en Ukraine. À la fin des années 1980, la conception de l’An‑70 avait bien été lancée, dans l’optique du remplacement de l’An‑12. Concrètement, sa charge utile maximale augmentait considérablement (passant à 47 t alors que l’An‑12 plafonnait à 20 t) de même que sa distance franchissable (6 600 km avec 20 t de charge, contre 3 600 km à charge maximale pour le Cub). Cependant, le programme n’a, dans un premier temps, avancé que très lentement. Si le premier vol a eu lieu en 1994, le premier prototype a été perdu au cours d’un accident en 1995. Il a fallu attendre 2002 pour qu’un accord bilatéral soit signé entre Kiev et Moscou. Mais, en 2006, la Russie s’est retirée du projet tandis que ses propres constructeurs (Tupolev et Iliouchine) développaient leurs propres programmes. Elle est revenue sur cette décision, cherchant à relancer le projet… du moins jusqu’à la crise de 2014.

In fine, les projets russes actuels sont nettement moins ambitieux que ceux développés durant la guerre froide. À la question de la relance de la production d’An‑124 s’est ajoutée la conception de nouveaux appareils. Ces derniers – le Tu‑330 ou l’Il‑214 – ont cependant des capacités nettement moins importantes. Le Tu‑330, évoqué depuis 1994, est un biréacteur capable d’enlever 35 t et dont la distance franchissable serait de 3 000 km, mais son développement est au point mort. L’Il‑214 aurait quant à lui une charge utile de 20 t (pour une masse maximale au décollage de 68 t) pouvant être projetée à 2 250 km (6 400 km pour une charge utile de 10 t). Il est développé conjointement avec l’Inde (sous la désignation de MTA – Multirole Transport Aircraft). La configuration de l’Il‑214 en fait un concurrent direct de l’An‑148 ukrainien ou du KC‑390 brésilien. Mais son premier vol, un temps planifié pour 2013, a été reporté sine die. De fait, la Russie a annoncé en janvier 2016 qu’elle poursuivrait seule le programme, après l’échec des deux parties à trouver un accord concernant la motorisation du nouvel appareil – le tout dans un contexte marqué par les sanctions économiques post-­Crimée… et la réduction des budgets. Or Moscou ne pourra se passer longtemps d’un appareil sur ce segment : ses An‑12 et An‑26 vieillissent inexorablement… 

Notes
(1) Par la modification du système électrique, des systèmes de communication et de navigation.
(2) Sur les VDV, se référer au dossier que DSI leur consacrait dans son numéro 43.
(3) Voir l’article consacré au marché des ravitailleurs dans ce même hors-série.
(4) Son principal équipement est le radar Shmel en bande S, installé dans un rotodôme, et qui peut assurer simultanément la poursuite de 50 à 60 cibles de la taille d’un chasseur à une distance de 230 km. Il bénéficie également d’une suite complète de communication et de guerre électronique. Il peut patrouiller quatre heures à 1 000 km de sa base ou une heure et quinze minutes à 2 000 km de sa base (il peut en outre être ravitaillé en vol).
(5) En Inde (trois exemplaires, dotés du radar israélien Phalcon), en Irak (Adnan), en Chine (quatre KJ‑2000 dotés d’un radar de conception nationale).
(6) Dotés du même dôme que l’Il‑82, les Il‑80 servent de poste de commandement volant aux forces de missiles stratégiques et sont directement subordonnés à l’état-major russe.

Légende de la photo en première page : un An-124, « agenouillé » pour embarquer du matériel. La force aérienne russe entendait en faire livrer une vingtaine d’exemplaires issus d’une relance de la production avant que la crise ukrainienne ne coupe Antonov de Moscou. (© DoD)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°51, « Le transport aérien militaire, vecteur de puissance  », décembre 2016-janvier 2017.
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